Rock & Folk

PHILIPPE MANOEUVRE

Pas totalement inconnu de ces pages, le critique rock vient de publier ses mémoires. Idéale occasion de l’inviter dans une rubrique qu’il a d’ailleurs créée.

- Christophe Ernault

COMMENT PRESENTER PHILIPPE MANOEUVRE AUX LECTEURS FIDELES DE ROCK& FOLK ? On citera, dans un premier temps, pour faire marbre, Edmond Rostand : “C’est un roc ! C’est un pic ! C’est un cap ! Que disje ? C’est un cap... C’est une péninsule !” En effet, de tous ces gens qui ont permis de découvrir, de comprendre, d’apprécier cette musique appelée rock’n’roll dans ce vieux pays de ce vieux continent, revêche à tout rythme hors musette, il est sans doute l’un des plus convaincan­ts, et, surtout, l’un des plus goguenards. Inlassable pourvoyeur de découverte­s, inépuisabl­e banquiste de la bonne cause sur tous les supports connus ou à connaître (comme on dit dans les contrats Universal) et, enfin, imperturba­ble hommesandw­ich capable de placer en prime-time le mot “Stooge” en plein PAF, Manoeuvre, malgré une vraie-fausse retraite méritée, est bel et bien là, fidèle à la cause, depuis 40 ans. Ce que nous rappelle sobrement, comme lui, ses mémoires, parus chez Harper & Collins et intitulés “Rock”, où défilent des souvenirs brillammen­t filtrés et méthodique­ment (il l’est) organisés. Trêve de louanges, et, surtout, de grosses têtes, il faut passer à la caisse du canal historique.

Mamamouchi­s pop

ROCK&FOLK : C’est vous qui créez cette rubrique en 1990 pour Rock& Folk, est-ce que vous pensiez que, 28 ans plus tard, vous en seriez l’invité ? Philippe Manoeuvre : Pas du tout. Mais j’avais déjà cette idée que le rock était moins puissant à cette époque qu’en 1973, et qu’il faudrait aller voir la discothèqu­e de ces gens pour qui le rock était important sans que ça soit forcément leur vie, quoi... Ça pouvait être un présentate­ur télé comme Antoine de Caunes, le premier à l’avoir fait, une romancière comme Virginie Despentes... Cette rubrique, elle permettait d’aller loin très vite avec les gens... Avec ce questionna­ire de baby boomers pour baby boomers : “Premier disque acheté ?”, “Beatles ou Stones ?”, “Qu’estce que vous pensez du rap ?”, etc. R&F : C’est aussi dans ces années que tout le business de la réédition éclot, avec les Beatles en CD, les remasters de Led Zeppelin, les best of à foison... C’est le grand réassort ! Philippe Manoeuvre : Je me souviens de cette époque, d’un dîner avec Pierre Lescure et Henri de Bodinat (alors patron des disques CBS France). Et Lescure lui dit : “Là, vous compilez les années 60, 70 mais quand on va arriver aux années 90 vous ferez quoi ?” De Bodinat a eu un éclair de génie et a répondu : “On fera la compile des compiles !”... En 1995, tout le monde y allait : la compile des compiles (rires). On voyait bien qu’il y avait des gens qui n’étaient pas là pour le rock’n’roll mais pour vendre le rock’n’roll. Aujourd’hui, ça continue... On réédite. Un bon album simple, c’est devenu 6 CD avec des choses superfétat­oires... Quand “Anthology” des Beatles est sorti, c’était le début de ça, genre, on ouvre la crypte... Très vite on s’est dit : “A part Soligny, est-ce que quelqu’un va réécouter ça ?” Est-ce qu’on a besoin de 6 CD pour apprécier “Nevermind” de Nirvana ? La question se pose. Pour les majors, c’est tout vu : c’est moins cher de faire de la réédition que de signer des nouveaux artistes. R&F : Pour en revenir au livre, on en apprend quand même pas mal sur votre enfance... Philippe Manoeuvre : Récemment, je faisais la tournée des Fnac et j’ai retrouvé des vieux copains de lycée qui me disaient : “Quand on voulait écouter du rock on allait chez Manoeuvre.” C’était notoire. Ma chambre était une cocotte-minute avec des Teppaz qui chauffaien­t à toute heure, des gens qui venaient écouter la face B du nouveau 45 tours des Tartempion­s, et on discutait des heures sur : “Est-ce que Johnny Winter va répondre ?” (rires). R&F : Bon, retour aux fondamenta­ux : premier disque acheté ? Philippe Manoeuvre : Les Equals, “Baby Come Back”, j’ai 14 ans. C’est un groupe mixte, il y a trois Blacks et deux skinheads. Et moi, ça m’excite... Je rencontre leur chanteur Eddy Grant en 1982, lors d’une émission de radio, j’avais mon petit 45 tours et il refuse de me le signer ! “Vous êtes ridicule ! ‘Baby Come Back’ ? Ahahaha”... C’était devenu une immense star du reggae, à l’égal de Bob Marley. R&F : Le premier crush pour les Rolling Stones c’est la pochette de “Between The Buttons”, l’album préféré de ceux qui n’aiment pas les Rolling Stones... Philippe Manoeuvre : Il n’y a même pas leur nom... Mais je les vois là-dessus, mystérieux... Je me dis : “Qui sont ces gens ? Si il y a une bande, je suis avec eux”. C’est le début du psychédéli­sme aussi, mais à Châlons-sur-Marne, le LSD n’est pas encore arrivé... On voit bien sur toutes ces pochettes, des couleurs, des attitudes nouvelles qui nous interpelle­nt... Mais les Beatles sur la pochette de “Sgt. Pepper”,

ils sont habillés en mamamouchi­s pop, et moi je n’ai pas envie de me déguiser... Les Stones, eux, sont en tenue de ville, c’est ça qui est génial pour des petits comme nous... C’est le premier groupe qui n’a pas de costumes... R&F : Alors : Beatles ou Stones ? Philippe Manoeuvre : J’ai toujours été Stones. Mais je n’avais pas baissé le rideau de fer ! Quand, par exemple, le Double Blanc sort, nous, les petits, on était là : “Oh putain !” C’est le premier album des Beatles que j’ai eu, un méga cadeau de Noël ! Cela dit, à l’époque, il y a tellement d’autres trucs quasiment oubliés aujourd’hui... R&F : Genre ? Philippe Manoeuvre : John Mayall, Captain Beefheart, Zappa... On ne se souvient plus à quel point ils ont été importants... Pas un numéro de Rock&Folk qui ne décortiqua­it ces trois-là. Aujourd’hui, c’est plus grand-chose ! Pareil, l’autre jour, je fais une émission à RTL dans un studio où j’avais vu les New York Dolls... Et l’interviewe­r me dit : “Qui ça ?”... Personne ne connaissai­t. R&F : Autre chose sur ces temps lointains, vous racontez à quel point il est alors difficile de trouver le premier album du Velvet Undergroun­d. Philippe Manoeuvre : Oui. C’est Paul Alessandri­ni dans Rock&Folk qui avait écrit là-dessus... Alessandri­ni, qui est un universita­ire, en parle comme d’un truc artistique, incontourn­able... Mais qu’on ne peut pas écouter parce qu’indisponib­le... On allait en vacances studieuses en Allemagne, en Angleterre : rien ! Ça n’avait pas été pressé en Europe. Juste des imports rarissimes... En 1971, il y a une compile qui sort, un mélange des trois premiers albums et là on tombe par terre. On avait attendu 3 ans et, quand c’est arrivé, c’était encore mieux que ce qu’on avait imaginé... R&F : En 1971, vous partez aux Etats-Unis pour un voyage linguisiti­que... Philippe Manoeuvre : Mes parents voyaient que j’essayais de me perfection­ner en anglais. J’allais acheter des songbooks à l’Open Market : les textes du Jefferson Airplane, de Jimi Hendrix, des Doors... Je prenais mon dico et toute la nuit je traduisais en écoutant mes disques au casque... Mais il y avait plein de trucs que je ne comprenais pas ! J’y suis donc allé 3 mois pour apprendre l’anglais. Ce qui était une rareté en France à cette époque. Le premier mot que les filles de la famille où j’étais m’ont appris c’est to rap. C’est quoi ça ? C’est parler, c’est discuter, c’est pas dans les dicos... Je me dis, ils inventent des mots ! Alors que nous on a nos mots depuis le Moyen Age ! Génial ! R&F : Même époque, vous vous procurez “LA Woman” des Doors. Philippe Manoeuvre : La musique des Doors, c’est incroyable. Elle l’est encore, là, aujourd’hui... Qui réécoute la musique du Jefferson Airplane ? Expliquez-moi ce qu’on y entend ? Une époque. Alors, on dit : “Fallait y être !”, “On fumait des trucs !”. Mais les Doors, ils sont là ( il tape sur la table). Hier, j’ai réécouté “Riders On The Storm”, c’est dingue... Un jour, j’avais les trois survivants devant moi et je leur ai demandé pourquoi ça tenait encore. Ils m’ont dit : “Parce que nous, on jouait pas faux”. On tombe facilement sur Jim Morrison mais, pour moi, c’est le chanteur de rock. Tout le monde l’a pillé. Julien Clerc le premier (rires) ! R&F : Et Iggy Pop aussi, dont vous parlez beaucoup. A commencer par ce courrier que vous envoyez à Rock&Folk en 1973, pour défendre “Raw Power”. Philippe Manoeuvre : J’estime alors qu’il a été faiblement chroniqué ! Je dis : “Vous ne vous rendez pas compte que pendant dix ans, tout le monde va jouer comme James Williamson” ! Et c’est exactement ce qui s’est passé... Brian James des Damned, Steve Jones des Sex Pistols... Tout le punk est parti de là... R&F : Vous finissez par rentrer à Rock&Folk, vous chroniquez des disques, dont le désormais papier culte concernant le premier Ramones, que vous dézinguez... Philippe Manoeuvre : Ben ouais, j’étais choqué... Je me disais : ça ne peut pas être les remplaçant­s des Stooges. C’est des comiques. “Beat On The Brat” contre “Search And Destroy”. Ça frôlait le ridicule. Si c’est ça les sauveteurs du monde, c’est foutu... Et puis après, deuxième album, c’est bien parce qu’ils n’essaient pas de changer, contrairem­ent à ce que je pensais. Troisième album, ils insistent. Alors, tous les critiques qui avaient adoré le premier, commencent à dire : “Ça suffit !” Quatrième album, toujours pareil, là, je trouve ça génial et tout le monde trouve ça à chier (rires). Et puis, quand tu les voyais sur scène, tu comprenais... C’étaient des gamins qui essayaient de refaire le feu avec deux silex, c’est ça que je n’avais pas compris. Mais il y avait un côté sales gosses aussi...

Si c’est dans les poubelles ça m’intéresse

R&F : En parlant de sale gosse, il y a un chapitre sur Gainsbourg, dont vous avez été très proche, ce que l’on sait peu... Philippe Manoeuvre : Je ne l’avais jamais raconté, mais j’ai eu cette chance d’assister à la naissance de Gainsbarre à l’époque de “Aux Armes Et Cætera”, que j’adorais... Pour moi, ado, il était un peu à part. J’avais acheté le 45 tours “Elisa”. On le voyait un peu comme un dandy. Ça se confirme quand je le rencontre : il avait un frigo avec une porte transparen­te qu’il s’était fait faire fabriquer spécialeme­nt par Saint-Gobain (rires). R&F : Album préféré ? Philippe Manoeuvre : “Aux Armes Et Cætera...”. “Histoire De Melody Nelson”, on l’écoute une fois par an, en sortant les bougies. R&F : Autre Frenchy évoqué, JeanPhilip­pe Smet... Philippe Manoeuvre : J’ai eu une chance incroyable, ces mecs me voyaient arriver dans la pièce, leur coeur de cible. Un jeune qui venait demander des comptes ! On leur avait tellement dit, tout au long de leur carrière, que ça allait s’arrêter... Johnny était un fanatique de rock, limite musicologu­e, il connaissai­t tous les 45 tours Sun... R&F : Il pouvait aussi faire des trucs archi douteux... Philippe Manoeuvre : Oui. “Mon Anneau D’Or”. Antoine m’a dit qu’il n’aurait jamais fait “Les Elucubrati­ons” sans celle-là (rires).

R&F : Rayon soul, on sait votre passion pour James Brown, mais vous parlez surtout de vos rencontres lunaires avec Michael Jackson et Prince. Philippe Manoeuvre : J’étais un fanatique de funk. En 1981, j’ai un article dans Libération, où j’écris : “Le funk arrive les mecs ! Je viens d’en voir un, Prince, au Palace vous allez voir ce que vous allez voir.” Je parle de Chic, aussi... R&F : Attendez, comment on passe de “Raw Power” à Chic ? Philippe Manoeuvre : Quand j’entends Chic, j’entends de la musique... L’album “Risqué”, c’est pas un album rigolo du tout... Et puis, à cette époque, le rock bad boys, s’épuise, pendant 5 ans plus rien... Chic, j’entends le Roxy Music noir. J’en fais 6 pages dans Rock&Folk. Jackson et Prince ne sont pas grand-chose, alors... Sur le funk, j’étais là... R&F : Est-ce que vous écoutez d’autres genres de musique : jazz, classique, country ? Philippe Manoeuvre : En jazz, “The Dealer” de Chico Hamilton et “Kind Of Blue” de Miles Davis... En classique “Les Concertos Brandebour­geois” de Bach qui restent dans leur plastique. En country, maintenant que je vis à la campagne, Dolly Parton, que mon fils de 6 ans adore. “The Ride” de David Allan Coe, Waylon Jennings... Des bonshommes qui racontent de vraies histoires. J’ai aussi eu la chance de rencontrer Keith Richards ou Neil Young qui m’ont donné envie de ça. Neil Young, quand j’ai essayé de lui faire commenter la mort de Prince, m’a répondu : “Vous êtes bien gentil de me parler de Prince alors qu’on pleure Merle Haggard, merde.” R&F : Autre chose, vous pouvez parfois défendre des choses très spéciales comme : Iron Butterfly, Copperhead, Hawkwind, Pink Fairies, Blue Öyster Cult... Cette espèce de psyché-metal sorti des radars... Ne serait-ce pas le vrai Manoeuvre qui s’exprime alors ? Philippe Manoeuvre : Oui. C’est là où la musique est la plus intéressan­te. Il y a un moment, entre 1969 et 1971, où le psychédéli­que cède la place au hard rock. C’est le premier Led Zeppelin, tout le monde durcit le propos. C’est une musique probante, qui vient du pays du rêve... Il y avait cette qualité : si ça n’a jamais été fait, il faut qu’on essaie, qui a bien disparu après. On est là pour défricher, pour inventer, pour partir dans l’au-delà... Il y a ce moment où tous les disques sont intéressan­ts, je ne sais pas pourquoi... Que ce soit les Savoy Brown, Foghat, des conneries incroyable­s mais il y a toujours un truc intéressan­t... Des groupes comme Killing Floor, par exemple, aussi bien que le premier Zeppelin ! J’aime bien quand c’est un truc non-filtré par l’industrie qui dit : “Ohlala, calmez-vous les jeunes !”... Il y a des moments brutaux, comme pour le punk, où il y a des épiphanies en studio. R&F : Et tous ces groupes restent encore, aujourd’hui, des outsiders de l’industrie... Et du bon goût. Philippe Manoeuvre : Oui, c’est de la seconde zone, de la série B. Mais dès le début, Lester Bangs nous donne ce mot d’ordre : “Si c’est dans les poubelles ça m’intéresse”... R&F : Un des derniers papiers que vous faites pour R&F le confirme : c’est une chronique du “Live After Death” d’Iron Maiden... Philippe Manoeuvre : Maiden, toujours cassé par la critique. Moi j’ai appris à les découvrir, quand je suis parti sur la route en Amérique du Sud avec eux, j’ai vu ce qu’ils représenta­ient... C’est des gars qui aiment bien le boulot, c’est des gladiateur­s de la route, qui sillonnent la planète... Le moment à Sao Paulo où le public siffle le solo de “Running Free” tu te dis : “Qu’est-ce qu’il se passe là ?” C’est fabuleux. Souvent les mecs les plus drôles les plus gentils c’est les hard-rockers : David Lee Roth, Rudolf Schenker, Nikki Sixx... Des grands frères que j’aurais aimé avoir...

L’ascenseur social s’est cassé

R&F : De récent, vous écoutez quoi ? Philippe Manoeuvre : Les Limiñanas, un truc incroyable. Tout ce que fait Tricatel. Kelley Stoltz, Jacco Gardner... Mais j’ai l’impression que l’ascenseur social s’est cassé à ce niveau là. Moi, mon métier c’était d’aller au Gibus, de voir, par exemple, The Police et de dire : “Tiens, ils sont pas mal ceux-là, je vais faire un papier pour R&F” et puis après tu les retrouvais dans des salles plus grandes... Tu favorisais l’ascenseur en disant : “Vous connaissez pas ? Ça va vous plaire !” ce genre de trucs... Là, on arrive, on dit : “Les Limiñanas, c’est super” et on te répond : “Ça ne nous intéresse pas du tout.” Les mecs ont descendu le rideau. Il y a un rejet général du rock. C’est le hip-hop qui tient le haut du pavé... R&F : Ile déserte ? Philippe Manoeuvre : (sans hésiter) “Electric Ladyland” de Jimi Hendrix. Ça reste le grand disque. Il fait ce qu’il veut. Il y a tout. Même “Little Miss Strange”, le morceau de Noel Redding, est incroyable. Je me demande souvent ce que ferait Hendrix aujourd’hui... Il jouerait au New Morning ?

“Il y avait un côté sales gosses”

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