BOB DYLAN
L’intégralité des séances de “Blood On The Tracks” paraît aujourd’hui dans un imposant coffret. Pourquoi cet album est-il si important ? Peut-être parce que le chanteur y atteint un sommet d’écriture et s’y livre comme jamais auparavant.
“Nombre de gens me disent qu’ils adorent cet album, mais j’ai un peu de mal avec ça. Comment peut-on aimer pareille souffrance ?”
A PROPOS DE “BLOOD ON THE TRACKS”, LA COUTUME PARLE D’UN RETOUR DE BOB DYLAN APRES UNE DECENNIE D’ERRANCE. Ce disque serait le seul à pouvoir rivaliser avec la trilogie grandiose des années 1965-1966 qui n’a cessé de hanter les mémoires : “Bringing It All Back Home”, “Highway 61 Revisited”, “Blonde On Blonde”. Dès les premières notes, “Blood On The Tracks” s’impose avec évidence comme un disque majeur. “Tangled Up In Blue”, qui l’ouvre, rivalise avec les morceaux de bravoure “A Hard Rain’s A-Gonna Fall”, “Like A Rolling Stone” ou “Desolation Row”. L’homme n’est plus le même, il est entré dans une phase de maturité. Le voilà confronté à un problème existentiel, celui de la séparation d’avec sa femme Sara. L’aura qui entoure “Blood On The Tracks” tend à déprécier tout ce qui s’est passé entre 1966 et 1975. Dylan aurait été rendu à lui-même : le voici à nouveau capable de défier le fantôme de son époque héroïque.
Cette vue mérite d’être plus que relativisée, car lors de sa retraite consécutive à l’accident de moto de 1966, il enregistre avec le Band les “Basement Tapes”, dont on peut aujourd’hui mesurer, dans leur intégralité, à quel point il s’agit d’un chef-d’oeuvre, puis des albums remarquables, “John Wesley Harding” surtout, mais aussi “Nashville Skyline”. Très décrié à sa sortie, “Self Portrait” a fait l’objet d’une réévaluation à la faveur de la sortie du “Bootleg Series Vol 10”. Quant à “New Morning” ou “Pat Garrett & Billy The Kid”, voilà des albums fort honorables — pas aussi flamboyants que ceux du début, mais qu’on aurait tort de rejeter en bloc. On écartera l’album “Dylan” sorti à son insu par Columbia. Il signe avec David Geffen chez Asylum. En 1974, il réussit un coup double avec ses amis du Band : “Planet Waves”, numéro 1 au Billboard à sa sortie, suivi d’une tournée triomphale d’une trentaine de dates aux Etats-Unis et d’un disque live, le premier de sa carrière, “Before The Flood” qui paraît en juin.
Du sang, de la peine, de la souffrance
Quand il commence à l’été 1974 à écrire sur son petit carnet rouge à spirale les chansons qui figureront sur “Blood On The Tracks”, Dylan est conforté par un succès retrouvé qui déclenche une très forte attente autour de son nom. D’autant que, dans cette ferme du Minnesota, récemment acquise où il passe son été, il est accompagné d’Ellen Bernstein, une cadre de Columbia, qui ne sera sans doute pas étrangère à son retour dans le giron de son label d’origine. Dans la presse, il n’est alors plus question de ces nouveaux Dylan, auxquels on faisait souvent allusion au début des années 1970 dès qu’un nouvel artiste équipé d’une guitare publiait un album : Bruce Springsteen, Elliott Murphy et d’autres ont eu droit à cet épithète. A trente-quatre ans, le vrai Dylan occupe le devant de la scène et plus personne ne peut lui disputer sa couronne. Avec les chansons de “Blood On The Tracks”, le Zim tient un ensemble cohérent, qu’il ne faut pas dénaturer. Au contraire, il s’agit de donner à l’album toute la puissance qu’il mérite et cette question soulèvera bien des tergiversations, jusqu’à aujourd’hui pas tout à fait tranchées, tant sur le plan des textes que des arrangements. Soumises à de nombreuses corrections et variations, les paroles impliquent le plus intime de son être, comme dans “Simple Twist Of Fate” ou “Idiot Wind”. Dans les interprétations live, les textes continueront à varier. Trait assez typique du caractère dylanien, à savoir que, même enregistrée, une chanson continue à évoluer aussi bien dans ses paroles que dans ses sonorités. Toute sa vie le démontre. Après avoir joué quelques morceaux au mois d’août à son vieux complice Mike Bloomfield — le génial guitariste du Paul Butterfield Blues Band qui l’accompagna sur “Highway 61” et lors de la fameuse nuit du festival de Newport en 1965 — sans pouvoir le convaincre de participer, Dylan entre à New York aux studios A&R, anciennement studio A, où il avait enregistré six de ses albums historiques dans les années 1960. Au départ, il compte faire appel à Eric Weissberg et à son propre groupe Delivrance. Cependant, la première séance, le 16 septembre, ne se déroule pas conformément aux souhaits de Dylan, parfois difficile à suivre dans ses exigences. De cette première journée ne survivra sur l’album final que le bluesy “Meet Me In The Morning”. Il retourne au studio du 17 au 19 septembre avec de nouveaux musiciens (Paul Griffin à l’orgue, Buddy Cage à la pedal steel), à l’exception du bassiste Tony Brown qu’il a gardé, et réenregistre les chansons. Au cours de ces sessions, Dylan se laisse aller comme jamais. Sa voix exprime un degré d’émotion rarement atteint. Il est au sommet de son art. Ce n’est plus un artiste qui s’exprime, mais un homme dont le coeur est en train de chavirer et qui communique sa douleur. Il y a du sang, de la peine, de la souffrance dans ces chansons-là. Dylan ne fait pas le malin et va aussi loin que son âme lui permet. Toute cette intensité passionnée se retrouve saisie lors des sessions de septembre 1974, menées sous la houlette de Phil Ramone, et qui font l’objet aujourd’hui d’un nouveau volume des Bootleg Series, après que des extraits ont été distillés depuis une trentaine d’années, où l’on retrouve également les deux titres qui finalement n’ont pas été retenus dans la sélection finale : “Up To Me” et “Call Letter Blues”. Avec des surprises, telle cette présence, dans un studio voisin, de Mick Jagger qui passera une tête et dont la voix fut capturée.
De face et de profil
Sitôt les enregistrements achevés, les titres mixés, un test pressing est réalisé que Dylan, de retour à Malibu, fait écouter à Robbie Robertson et quelques proches. Columbia espère sortir l’album avant Noël. Entretemps, la relation avec Ellen Bernstein s’effiloche et Dylan semble tenter une réconciliation avec Sara. Une incertitude demeure quant au destin de l’oeuvre. Dylan la fait alors écouter à son jeune frère, David Zimmerman, qui lui suggère de réenregistrer la moitié des titres. Pour quelle raison ? Il craint que le disque rencontre peu d’écho en raison de l’aridité du son et lui propose de l’électrifier. Le 27 et le 30 décembre 1974, il s’occupe de lui trouver des musiciens et de réserver un studio, le Sound 80 à Minneapolis. En fait, Dylan ne fait pas que modifier les arrangements, il en profite encore pour amender les textes. Cinq titres feront l’objet d’un réexamen : “You’re A Big Girl Now” et “Idiot Wind” le premier jour, “Tangled Up In Blue”, “Lily, Rosemary And The Jack Of Hearts” et “If You See Her Say Hello” le second. Les noms des musiciens qui l’accompagnent lors de ces sessions n’apparaîtront jamais sur les éditions successives de l’album. Les voici pour la postérité : Kevin Odegard (guitare), Peter Ostroushko (mandoline), Billy Peterson (basse), Gregg Inhofer (claviers), Bill Berg (batterie). En tout cas, en électrifiant davantage ces titres, Dylan les rendait plus percutants et s’éloignait de ce dévoilement qui mettait son coeur à nu. La suite de l’histoire est connue. Sorti le 17 janvier, l’album est dans l’ensemble très bien accueilli par le public (numéro 1 aux Etats-Unis, numéro 4 au Royaume-Uni), un peu moins par la critique. Jon Landau, dans Rolling Stone, exprime des réserves trouvant l’orchestration “bâclée” — comme d’habitude. Dans le New Musical Express, Nick Kent se montrera plus sévère encore. En revanche, Michael Gray — un des meilleurs dylanologues au monde, auteur de deux sommes indispensables “Song And Dance Man III” et “The Bob Dylan Encyclopedia” — percevra, lui, dans sa critique pour Let It Rock, “l’album le plus remarquablement intelligent des années 1970”. Avec “Blood On The Tracks”, il apparut clairement que Bob Dylan était loin d’avoir dit son dernier mot, que son écriture allait encore surprendre par ses trouvailles. L’homme entrait dans une nouvelle phase de plénitude et de maîtrise. Il en va ainsi pour un des morceaux phares de l’album, sinon le plus important, une de ses meilleures chansons jamais écrites : “Tangled Up In Blue”.
A trente-quatre ans, Dylan occupe le devant de la scène et plus personne ne peut lui disputer sa couronne
Ce n’est plus un artiste qui s’exprime mais un homme dont le coeur est en train de chavirer et qui communique sa douleur
Bien sûr, on peut y chercher une interprétation biographique en voulant retrouver des détails de la vie de Dylan ou de ses proches, disséminés sous forme d’allusions ou de réminiscences. Là n’est peut-être pas l’essentiel. C’est dans la narration que s’opère cette révolution (“revolution in the air”). Le narrateur glisse du je au il en racontant sa vie. Le passé et le présent se chevauchent dans un télescopage temporel. Des éléments autobiographiques se mêlent aux sentiments les plus intimes. Au cours d’entretiens, Dylan a pu déclarer qu’il avait composé cette chanson comme on peint une toile. Ce serait, à titre de comparaison, à la manière de Picasso qui représente le visage d’un modèle de face et de profil à la fois. Il convient de rappeler ici l’influence de l’art pictural au cours de l’écriture de “Blood”. Au tout début de l’été à New York, il fait la connaissance de Norman Raeben, un professeur de peinture recommandé par des amis californiens. A un moment où sa vie part en vrille, Dylan trouve en Raeben plus qu’un professeur, un éclaireur qui lui fait prendre conscience d’autres plans de réalité. Dylan a toujours pratiqué la peinture : on se souvient des toiles sur les pochettes de “Music From Big Pink” du Band, de “Self Portrait”, de “Planet Waves”, des dessins de la première édition du recueil “Writings And Drawings”, sans compter ses nombreuses expositions qui continuent encore aujourd’hui. C’est cette influence-là qui s’exprime dans “Tangled Up In Blue” avec différentes perspectives (“from a different point of view”). Comment ne pas y voir des prémonitions de ce qu’allait devenir sa vie : “I seen a lot of women”, “You look like the silent type”, “But me I’m still on the road”. On pourrait ainsi multiplier les vers prophétiques de celui qui a perçu des vérités enfouies. Pas étonnant que “Tangled Up In Blue” se soit imposé comme un des classiques de Dylan sur scène. Il s’agit du quatrième titre le plus souvent interprété — après “All Along The Watchtower”, “Like A Rolling Stone” et “Highway 61 Revisited”. A ce jour, on ne compte pas moins de 1700 versions de ce classique, avec de nombreuses et profondes variantes. A noter que le titre a disparu — pour l’instant ? — des setlists de la tournée de l’automne 2018... Au détour d’un vers, il évoque sa partenaire qui ouvre le livre d’un poète italien du treizième siècle. S’agit-il de Dante ? Toujours est-il que dans “You’re Gonna Make Me Lonesome When You Go” — destiné directement à Ellen Bernstein puisqu’il cite même Ashtabula, la ville natale de sa maîtresse — il compare ses amours à celles de Verlaine et de Rimbaud. Encore une allusion poétique dans un océan de sanglots. Car cet album grandiose est aussi une oeuvre de tristesse, avec ses “seaux de pluie et ses seaux de larmes”. Dylan avait bien conscience de dévoiler un pan entier de ce qui lui était le plus cher. Une tonalité mélancolique berce tout le disque, malgré le renfort électrique des sessions de Minneapolis, dont aucun outtake ne semble avoir été conservé — s’il y en a jamais eu... Le succès et l’estime suscités par le disque sont même allés jusqu’à embarrasser l’intéressé lui-même. Au micro de son amie Mary Travers (la jolie blonde de Peter, Paul And Mary), il déclarera en mars 1975 dans une rare interview radio : “Nombre de gens me disent qu’ils adorent cet album, mais j’ai un peu de mal avec ça. Comment peut-on aimer pareille souffrance ?” Chez Dylan, la grâce du verbe alliée à la puissance de l’interprétation illumine la douleur la plus noire, le chagrin le plus profond. D’où cette volupté. La délicatesse d’un “If You See Her, Say Hello” repose sur sa simplicité, mais elle touche juste. Jamais Sara n’exprimera d’opinion à l’égard de ces titres. En revanche, leur fils Jakob dira qu’il lui semblait entendre ses parents converser en écoutant l’album. Certaines chansons prennent une autre signification avec le temps. Le 13 octobre 2016, lors d’un concert au Chelsea Theatre de l’hôtel The Cosmopolitan à Las Vegas, le soir de son attribution du prix Nobel de littérature, Dylan ressortit sa Stratocaster — fait de plus en plus rare — sur “Simple Twist Of Fate” : en effet, suite à pareille consécration, il ne pouvait y avoir de plus “simple retournement du destin”.
Un tire-bouchon au coeur
“Blood On The Tracks” continue à autant fasciner parce que c’est aussi un album qui traite du temps et de son impitoyable écoulement. “Time is a jet plane”, en amour comme dans tout le reste. Dylan a su le graver dans un classicisme intemporel si bien qu’aujourd’hui avec toutes les versions studio connues datant de ce mois de septembre 1974, on n’aura plus à se demander si l’on préfère les prises acoustiques ou électriques. Reste cette expression “d’un mal qui s’en va qui revient/ comme un tirebouchon au coeur” (“With a pain that stops and starts/ Like a corkscrew to my heart”). En juin 1975, six mois après la parution de l’album, sortait une version très amputée des “Basement Tapes” réalisées avec le Band. Fin juillet, il était déjà en studio, avec d’autres musiciens encore, à enregistrer “Desire”, qui ne paraîtra qu’en janvier de l’année suivante. Il allait lancer la Rolling Thunder Revue et le tournage du film “Renaldo Et Clara”. Si le destin de son mariage avec Sara était scellé dès la composition de “Blood On The Tracks”, le divorce n’interviendra qu’en juin 1977, soit deux ans et demi après la sortie du disque. Tout cela remonte à plus de quarante ans. Le sang et les larmes ont peut-être séché, demeure l’éclatante inspiration d’un artiste adepte des renaissances.