Rock & Folk

TONY JOE WHITE

1943-2018 Le natif de Louisiane est mort à 75 ans. Hommage à un musicien renversant, un homme droit qui a passé sa vie à chanter la mythologie du Sud, les marais et la polk salad.

- Thomas E. Florin

LES POMMETTES CHEROKEES, LA BOUCHE CHARNUE, DEUX YEUX SOMBRES BRILLANT DU FIN FOND DE LEUR ORBITE ET CE MENTON EN GALOCHE REBONDI COMME UN CUL DE BEBE. Rien qu’à voir sa tête, Tony Joe White fleure bon le sang indien, les chevaux appalaloos­a, les poissons frits du dimanche et la bassine de moonshine. Mais aucune pose ici. Car TJW, il y a encore quelques semaines de cela, n’avait qu’un mot pour qualifier les choses qui lui plaisaient : real.

La plante toxique

La ferme de son enfance se trouvait tout au nord de la Louisiane, sur la rive est du Mississipp­i, à quelques kilomètres du lac Providence. Cinq soeurs et un frère avaient vu le jour avant lui. Lui, le petit dernier, allait nager avec les gamins vivant dans les cabanes alentour, d’une rive à l’autre du fleuve, afin de camper dans les marais. “Au fond de l’eau, on pouvait sentir des choses bouger.” Souvenir d’enfance. A huit ans, lui et sa famille harmonisai­ent des gospels sur le porche de leur maison durant les soirées d’automne, après avoir passé leur journée à ramasser le coton. Son père, parfois, chantait seul quelques airs de country, que Tony Joe écoutait, s’interdisan­t de toucher lui-même à un instrument. Pas de radio, pas de télévision. Pour se divertir, la musique et, parfois, un événement spectacula­ire, comme ce jour où ses parents prirent la route d’Eudora afin d’aller voir le diable qu’on venait de jeter en prison. Le temps d’arriver, ce dernier s’était déjà évadé. A la veille de mourir, TJW disait : “Je crois aux fantômes, même si je n’en ai jamais croisé.” Ce qui lui donna envie de voler la guitare de son père fut un disque de Lightnin’ Hopkins. Caché au fond de la maison, les yeux allant de l’aiguille sur le sillon aux cordes de l’instrument, l’enfant cherche les licks qui le définiront en tant que bluesmen. A ce jeu-là, le petit est doué. Accompagné d’un batteur, TJ les dévoile pour les barbecues et réceptions des fermes des environs. Puis, à 18 ans, il part vivre chez l’une de ses soeurs en Géorgie, où il passe ses journées à conduire des camions pour une société d’autoroute. La nuit venue, il prend sa guitare et cherche sa voix. Il la trouvera par l’intermédia­ire de celle d’une jeune fille. En entendant Bobbie Gentry chanter son “Ode To Billie Joe”, celui qui avait grandi à 160 kilomètres de l’endroit où se passe l’action s’exclame : “Mais Billie Joe, c’est moi !” Cette chanson, aux oreilles du gamin du swamp, sonnait vraie. Il lui fallait parler de ce qu’il connaissai­t. Donc, des alligators, des gens des marais, du HooDoo... Tony Joe posa tout cela sur papier. Ainsi naquit son premier morceau : “Polk Salad Annie”. En 2017, à Tupelo, Mississipp­i, un vieil homme attend dans une salle faisant face à la cabane dans laquelle a grandi Elvis. Il a 80 ans et prononce ses phrases avec une inflexion évoquant le bruit des pneus s’enfonçant dans la boue. De cette voix, il raconte comment Elvis et lui soulevaien­t les barbelés pour que Gladys, la génitrice du King, puisse aller cueillir un peu de polk salad pour la famille Presley, les jours de disette. La plante, toxique, nommée en français teinturier ou raisin d’Amérique, nourrit les gens de la région pour peu qu’on sache la préparer. En 1973, quand Tony Joe part une semaine avec sa femme Leann à Las Vegas afin d’assister à l’enregistre­ment sur scène de sa chanson, il sait qu’Elvis sait. Alors, soir après soir, perlant de sueur, épuisé et heureux, le King appelle Tony Joe dans sa loge pour parler de la vie dans le Sud et apprendre des licks de blues que l’alcool lui fait oublier instantané­ment.

EN ENTENDANT BOBBIE GENTRY CHANTER SON “ODE TO BILLIE JOE”...

A les voir ainsi, côte à côte, le cheveu tombant, les hautes pommettes indiennes et les rouflaquet­tes de 5 centimètre­s de large, ces deux-là se ressemblen­t comme des frères. “Polk Salad Annie” deviendra un hymne, un instantané du Sud. Pour ses histoires de grand-mère mangée par les alligators et de mère enchaînée dans un chain gang. Pour ce phrasé également, qu’Elvis, lui, tentait de masquer derrière ses manières douces. Mais surtout, pour cette guitare, mélange parfait de Delta Blues, licks de rockabilly ; le tout structuré par quelques tourneries soul. “Du blues sur lequel on peut danser” disait TJW. Une fois le morceau composé, Tony Joe quitte sa soeur et la Géorgie pour Houston, avec dans ses bagages “Polk Salad Annie” et “Rainy Nights In Georgia”, son harmonica et ce style qui n’appartient qu’à lui. C’est à ce dernier qu’il doit la rencontre avec sa femme : à peine arrivé au Texas, sa réputation enfle et les femmes viennent voir ce jeune Elvis jouant comme John Lee Hooker. Parce qu’il se sent prêt, Tony Joe prend sa voiture et conduit en ligne droite vers l’est, toute la nuit, jusqu’à atteindre Nashville. Il porte un veston et s’est fait un noeud papillon avec un ruban de satin noir. Dans les magasins de disques de la capitale de la country, il demande quel producteur voudrait bien entendre ses chansons. “Si tu crois que tu peux jouer ton blues dans cette ville, gamin...” Deux jours plus tard, il intègre l’écurie la plus à la marge du son Nashville : Monument Records, maison de Kris Kristoffer­son, Dolly Parton, Roy Orbison et... Robert Mitchum. Grand architecte du son Monument depuis les sixties, Billy Swan produit, arrange et fignole les albums de la maison. C’est pourquoi sa signature est apposée au dos du premier album de Tony Joe, “Black And White”, qui fait un flop. Jusqu’à ce coup de fil transatlan­tique d’un certain Pierre Lattès : “Tony Joe ? Votre disque ‘Soul Francisco’ est en haut des charts en France.” Les Français ont porté Tony Joe White au pinacle, inventant, au passage, dans ces colonnes et chez nos confrères, le nom de swamp rock. L’amour de Mark Twain certaineme­nt...

Les cow-boys hurlent de plaisir

Nouvelleme­nt promu star montante, Tony quitte Houston pour Memphis. Il aurait été plus logique de s’installer à Nashville, afin d’écluser quelque bière avec Billy Swan et Kris Kristoffer­son. Placer des morceaux également. Mais son coeur le portait dans la capitale du blues électrique et de cette soul qui devenait funky. C’est ici et à Muscle Shoals qu’il apporta sa pierre à quelques pépites oubliées du soul rock, son nom se croisant régulièrem­ent dans les notes de pochette en compagnie des suspects habituels du genre : Jim Dickinson, Dan Penn, Jerry Wexler, Mack Rice, Steve Cropper... Signalons l’album “Dismal Prisoner” de Roy Head, le country “Prone To Lean” de Donnie Fritts et ce chef-d’oeuvre total, coup de pied en pleine poire, “Eric Quincy Tate” du groupe du même nom. Ces Texans, voisins du 13th Floor Elevators, découverts par TJW, ont été réédités chez Rhino en 2006. Pour la légende, Duane Allman a cassé le goulot de sa bouteille de whisky afin d’accompagne­r d’un peu de slide ces sympathiqu­es garçons. Aussi, Tony Joe se voit convier par Charlie Rich à une super session qui a fait couler un peu trop d’encre : “Southern Roots” de Jerry Lee Lewis, où Al Jackson, Carl Perkins et les Memphis Horns tapent dur pendant que le Killer, en roue libre, grogne, psalmodie et parle de lui à la troisième personne, tout en pissant littéralem­ent de la musique. Parallèlem­ent, Tony Joe enregistre son oeuvre, impeccable entre 1969 et 1973. Avec le temps, ses blues se font de plus en plus funky pendant que ses ballades coulent comme du miel. La voix est belle, les guitares sublimes. Son répertoire charme jusqu’à ses confrères qui le reprennent de plus en plus souvent. On lui offre les premières parties des grosses pointures de l’époque : Sly & The Family Stone, Steppenwol­f, puis cette tournée européenne avec Creedence Clearwater Revival où, chaque soir, avec Donald Dunn à la basse, les deux Sudistes décident de mettre une pile à ces Californie­ns qui chantent leur bayou. On essaye, comme pour son ami Kristoffer­son, d’utiliser son physique avantageux au cinéma. Sans suite. De Monument, Tony Joe passe chez Warner Bros, suivant nombre des artistes de country outlaw dont il ne fait pourtant pas partie. Lié d’amitié à Waylon Jennings, il enregistre avec lui le titre “RedNeck Women” sur l’album “The Real Thang”. “Il était écrit Disco Sucks sur le devant de son T-shirt”, annonce la chanson. Car Tony Joe, si amoureux de musique noire, aimant aller danser le soir avec sa femme, a ouvert grand ses oreilles à la disco et au hip-hop qu’il écoutera jusqu’à la fin de sa vie. Lui qui joue du blues depuis son adolescenc­e, s’attaque, avec la même fraîcheur, aux morceaux “Disco Blues” et “Swamp Rap”. Pendant que tout Harlem sample Chic, lui en recrée les rythmiques, dans un style sudiste, donc très laid back, en studio, tout en rappant sur ces soul brothers qui portent des chapeaux de cow-boy dans leur coupé De Ville. Un live à Austin immortalis­e White rappant, sa Stratocast­er millésime 1965 à la main. Le public n’en croit pas ses yeux. Les cow-boys hurlent de plaisir.

Attraper des serpents

C’est à cette époque qu’un autre Joe choisit de débarquer à Hollywood pour enregistre­r son premier album américain. Joe l’été indien Dassin fait appel à Tony Joe pour l’album “Blue Country”. Riche idée : la musique, essentiell­ement issue de séances avec White, serait absolument sublime, si Dassin ne venait y mâcher sa patate devant le micro. N’est pas Nino Ferrer qui veut. Puis, comme pour tous les artistes de sa génération, les années 80 voient White bringuebal­é de maison de disques en maison de disques. Sa planche de salut lui sera offerte par une autre artiste de sa région : pour son “Foreign Affair”, Tina Turner lui prend quatre morceaux. Mais technologi­e numérique oblige, TJW devient une mauvaise version de lui-même, enregistra­nt des morceaux toujours plus arrangés sur de mauvaises guitares Ovation. Pourtant, les chansons restent merveilleu­ses. Ce qui ne l’empêche pas de tomber dans la trappe au tournant des années 2000. Signé sur de microlabel­s, il tourne à nouveau avec un simple batteur, comme à ses débuts, et enregistre des albums avec son fils sur un 16-pistes à bandes posées dans une cabane au bord du Mississipp­i. Chaque soir, il se rend à la rivière pour y composer des chansons autour d’un feu et d’un pack de six. Le HooDoo n’a pas quitté cet homme vieilli. Ses derniers albums sont truffés d’histoires du vieux Sud, comme ce “Opening Of The Box” racontant le rite pentecôtis­te consistant à attraper des serpents par la queue pour prouver sa foi. L’une des dernières chansons sur laquelle il travaillai­t s’appelait “Raining In The Graveyard”. Le 24 octobre dernier, une crise cardiaque lui évite une mort lente et humiliante. Tony Joe White avait 75 ans.

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