The Beatles
Le 22 novembre 1968, les quatre fabuleux publiaient un neuvième album double et blanc, fourre-tout grandiose enregistré dans une période de tumultes. Mise en perspective, 50 ans après, en compagnie de Giles Martin, responsable sonore de l’imposant coffret
RECUEILLI PAR JEROME SOLIGNY
SUR LE COUP, DON McCULLIN N’EN EST PAS REVENU. Que John Lennon lui demande d’immortaliser les Beatles avec lui, allongé comme mort, au milieu. Photographe de guerre dont les clichés du Vietnam avaient fait le tour des unes de journaux, McCullin en avaient vu d’autres, mais la suggestion de Lennon, tristement prémonitoire, l’a sidéré. A la fois, il n’était plus à ça près. Sollicité à la mi-juillet 1968 pour shooter le groupe en studio pour la couverture de Life, puis, le lendemain, en vadrouille dans Londres, le photographe n’a jamais su pourquoi les Beatles avaient pensé à lui. Mais voilà, à cette époque, les quatre faisaient leur révolution. Oh, pas celle des étudiants qui, un peu partout, étaient descendus dans les rues pour signifier leur ras-le-bol de ce qu’incarnaient et faisaient les adultes. C’est avec eux-mêmes que les Beatles en décousaient. La mort de Brian Epstein avait provoqué un séisme et si “Sgt. Pepper” avait confirmé la pérennité de leur mise en orbite, “Magical Mystery Tour” avaient laissé apparaître des failles béantes comme des crevasses. Le 29 juillet, Don McCullin a utilisé quinze rouleaux de pellicule pour parvenir à cerner, dans un même cadre, quatre garçons dans la bourrasque de leur carrière météorique (leur premier album n’était sorti que cinq ans plus tôt) et déjà finissante : deux egos surdimensionnés (Paul McCartney, un peu chef des opérations, John Lennon, l’esprit considérablement happé par Yoko Ono, l’amour de sa vie), un frustré (George Harrison, parce qu’on n’accordait pas assez d’intérêt à ses chansons) et un autre (Ringo Starr, las des parties d’échecs avec l’ami assistant Mal Evans ou, pire, que Paul joue de la batterie à sa place). Mais, contre toute attente et la légende urbaine, McCullin a photographié un vrai groupe : des types qui étaient véritablement ensemble. Car penser que “The Beatles”, mieux connu sous le nom de White Album (et chez nous, de Double Blanc) s’est fait dans la douleur est une erreur. Certes, Ringo a disparu un moment des séances. Oui, George Martin et Geoff Emerick ont aussi quitté le navire. Effectivement, une partie de l’album a été mise en boîte ailleurs qu’à Abbey Road (en l’occurrence à Trident) ce qui paraissait sacrilège. Il y a bien eu des engueulades, mais n’émaillent-elles pas toutes les vraies aventures humaines ? Aucune conception n’est totalement immaculée. L’enregistrement du White Album, comme la journée de shooting (le fameux Mad Day Out), n’a été un pensum que pour ceux qui n’y étaient pas et ont voulu vendre la peau des Fabs avant 1969.
Ce n’est un secret pour personne que les affaires, le business (et non les femmes !) allaient diviser à jamais le plus grand groupe pop de tous les temps, mais durant l’été 1968, au niveau artistique, le courant passait encore. Giles Martin, fils de son père et aujourd’hui en charge, sur le plan sonore, du travail effectué sur les rééditions Beatles, l’a précisé d’emblée lors de l’entretien qu’il nous a accordé à la fin de l’été : “Il est bien trop simpliste et caricatural de considérer le Double Blanc comme une compilation de morceaux des Beatles obnubilés par leur éventuelle carrière solo, c’était encore un vrai groupe. Celui qui avait écrit la chanson y a généralement le plus contribué, mais la plupart d’entre elles ne seraient pas devenues ce qu’elles sont sans la participation des autres. Paul a toujours dit qu’après les Beatles, c’est ce qui lui avait manqué le plus : ce quelque chose apporté par les autres. Il lui est même arrivé de prendre l’exemple de ‘And I Love Her’, qu’il a écrite, mais pas l’intro de guitare, une contribution de George. Pour beaucoup d’amateurs des Beatles, ce morceau, c’est son intro. Chacun des Beatles savait qu’ils avaient besoin des autres pour bien sonner. Si ‘Pepper’ était une tapisserie, le White Album est un patchwork à l’image du poster glissé à l’intérieur.” Pour apporter de l’eau au moulin de Martin, il suffit de rappeler que beaucoup de chansons du disque ont été composées (les paroles et les titres sont parfois venus plus tard) à Rishikesh, en Inde, où les Beatles s’étaient rendus au printemps. De l’avis des témoins privilégiés de ce séjour (Donovan en tête) qui s’est achevé en eau de boudin (le Maharishi Mahesh Yogi en aurait pincé, un peu trop ouvertement, pour une pensionnaire non consentante de son ashram), aurait, dans une certaine mesure, rapproché John et Paul : grosso modo, chacun savait de quoi ou de qui parlait l’autre dans les chansons écrites là-bas et pouvait en tenir compte au moment d’y mettre sa touche. Cela explique en partie la cohérence de l’album malgré sa disparité stylistique : “C’est le disque le plus varié des Beatles, ajoute Martin, le genre que personne n’oserait enregistrer aujourd’hui : ‘Helter Skelter’, ‘Ob-La-Di, Ob-La-Da’, ‘Yer Blues’, ‘Blackbird’ ! Le côté positif, c’est que nous n’avons pas ressenti le besoin de le remixer dans l’ordre des morceaux. Avec le ‘White Album’, j’ai toujours eu l’impression qu’ils avaient tout balancé sur un mur, un peu à la manière de Jackson Pollock, et que le disque, en fait, c’est ce qui est resté collé. Du même coup, on a aussi approché les titres avec une certaine témérité et différemment de ‘Sgt. Pepper’. Car les Beatles n’étaient plus les mêmes en 1968. Cette année-là, pour la première fois, ils ont tenu à être présent au mixage stéréo. Ils ont donc été notre référence alors qu’avant, seul le mono les intéressait. Pour être tout à fait honnête, je pensais que travailler sur le White Album serait plus aisé. J’ai été présomptueux de croire qu’après ‘Sgt. Pepper’, tout serait facile (rires). Le son de ce double, aux contours plus flous, est différent de celui des autres et c’est d’ailleurs une partie de son charme. Mais essayer de le faire sonner, en 2018, en respectant ce qui avait été fait cinquante ans auparavant, a été un sacré challenge.”
Modernité farouche
Avant d’être finalisées, les chansons du Double Blanc ont été maquettées chez George Harrison et l’édition du cinquantième anniversaire propose pléthore de démos (ainsi que des prises studio alternatives) qui n’ont jamais si bien sonné. Elles permettent de juger de l’ampleur du travail de production : “La simplicité de certaines chansons, ‘I Will’ par exemple, ne sous-entend pas forcément qu’elles ont été faciles à arranger, précise Giles. En studio, faire que ça sonne simple est souvent très compliqué. Le rôle de mon père a parfois paru minimal, mais lorsqu’on compare les démos des chansons à leurs versions finales, on constate qu’il y a un monde entre les deux. Sur les morceaux acoustiques, il est arrivé que mon père ne conseille que d’infimes modifications d’accords, mais elles ont fait toute la différence. Et pourtant, comme vous savez, il n’a jamais tellement aimé ce disque. Il considérait que le groupe faisait marche arrière et surtout, il était incontrôlable, ce qui ne plaisait pas (rires). Moi, j’ai apprécié cette phase de l’évolution des Beatles. Ils avaient arrêté de tourner et avaient besoin de s’exprimer autrement, mais mon père y a indiscutablement laissé des plumes. Il est parti en vacances et ils ont dû faire appel à Chris Thomas qui s’est retrouvé à les produire sans l’avoir cherché (rires).” Trente chansons, trente-et-une si on compte “Can You Take Me Back?”, absente du tracklisting, mais bel et bien incrustée entre “Cry Baby Cry” et “Revolution 9”, le fameux collage sonore concocté par John et Yoko (avec un peu d’aide de Harrison)