Rock & Folk

BEANO BLUES

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La vie est une bouffée de hasard, l’histoire s’éparpille beaucoup avant qu’on lui trouve un sens. La découpe du blues en tranches n’est nette que dans les livres. Seul un encyclopéd­iste dira qu’en 1926, une pianiste texane donna, à la complainte des premières chanteuses de blues, une accroche plus lumineuse, plus légère, et l’humeur précoce d’un blues du Nord. Victoria Regina Spivey débute seule au piano mais, dès 1927, se lance dans des duos piano-guitare avec Lonnie Johnson, deux ans avant Carr et Blackwell. La testostéro­ne commence à infester le marché. “Black Snake Blues” (OKeh), son premier disque, c’est sa chanson. Son partenaire Blind Lemon Jefferson la lui barbote et l’enregistre sous son nom chez Paramount, à Chicago (“Black Snake Moan”). Ce mufle revient à la charge quelques mois plus tard, et chez OKeh même, par la grâce d’un adjectif démonstrat­if : “That Black Snake Moan”. A douze ans, Victoria improvisai­t au Lincoln Theater de Dallas, jouant derrière les films muets. Peu après, elle se produisait dans toutes les maisons closes et les bars interlopes du Texas avec cet enflé de Blind Lemon. Elle n’était pas une de ces gosses à la dérive tant elle semblait ambitieuse, peut-être même avertie de son destin. Deux de ses soeurs chantaient aussi, dans le style assez lourdingue des matrones du vaudeville, Addie et Elton, dites Sweet Peas et Zazu Girl. Elles s’enlisèrent bien loin du buisson de laurier mais Victoria, avec sa voix espiègle et fraîche, plus naturelle que celle de bien de ses rivales à la noirceur affectée, avait tout pour réussir. Elle était jeune et jolie, savait chanter, jouer, composer, écrire et aguicher. Dans les années 60, elle montrera qu’elle était capable de faire tenir un label debout. Passant par Saint-Louis en 1926, elle était tombée sur le studio volant que la maison OKeh faisait tourner dans la ville. Le 78 tours “Black Snake Blues”/ “No More Jelly Bean Blues” est emballé. Chez OKeh, on pose des additions drôlement sympas. Victoria rempile maintes fois chez eux jusqu’à la crise, à Saint-Louis d’abord puis à New York. “Dirty Woman Blues”, “Hoodoo Man Blues”, “TB Blues”, “Dope Head Blues”, “A Good Man Is Hard To Find”, “Organ Grinder Blues”, elle vole de succès en succès. “My Handy Man” : “When my furnace gets too hot, he’s right there and turns my damper down”. Celles qui l’ont précédée n’y allaient pas avec le manche du couteau pour tartiner du beurre de cuisse, mais Victoria le faisait avec l’innocence d’une vierge, une bonne pointe d’accent texan et quelques r roulés. Ces bordées de lubricité candide ne l’empêchaien­t pas de chanter quelques mélos dignes et poignants comme “Blood Thirsty Blues” : “Blood, blood, look at all that blood. Yes, I killed my man, a low down good for nothing clown”, et des petits trucs de fille : “Just give me one more sniffle, another sniffle of that dope” (“Dope Head Blues”). Quand une crise est en train de défoncer le pays, elle manoeuvre serré pour rester dans la course, tandis que ses vieilles rivales disparaiss­ent les unes après les autres. Les tandems piano-guitare se mettent à proliférer, elle change de taxi pour rejoindre ses nouveaux pénates new-yorkais, Victor, Vocalion, et sa nouvelle adresse pour toutes les années qui lui restent à vivre. Elle embarque dans les orchestres de Louis Armstrong ou d’Oliver King, et poursuit tant bien que mal sa remise à jour du vaudeville salace sous d’autres parures, à la croisée du dixieland, du swing et du blues, toujours drôle et inventive (“Good Cabbage”). Elle décroche un petit rôle dans la comédie musicale de King Vidor, “Hallelujah” et, maintenant qu’elle est new-yorkaise, court les revues (“Hellzapopp­in’ ” en 1938). Elle se dépense ainsi jusqu’en 1951, date à laquelle elle se replie dans une chorale religieuse de Brooklyn pendant dix ans. 1961, branle-bas de combat. On tente de ranimer les mémères survivante­s du premier âge, programme de décongélat­ion globalemen­t foireux sauf pour Victoria. Avec son vieux pote des années 20, Lonnie Johnson, elle enregistre un bel album chez Prestige : “Idle Hours”, en partage un autre avec Alberta Hunter et Lucille Hegamin : “Songs We Taught To Mother”, puis fonde Spivey Records avec le musicologu­e Len Kunstadt, label surtout connu pour avoir recruté le tout jeune Bob Dylan à l’harmonica sur deux titres de Big Joe Williams. Spivey Records sort de la glacière quelques miraculées de la deuxième décennie : Hegamin, Sippie Wallace, Hannah Sylvester, et une fournée de messieurs démodés, trop jeunes ou pas assez ruraux, que les jeunes folkeux américains ne regardent pas encore comme des sujets de dissertati­on : Big Joe Turner, Otis Spann, Otis Rush, Willie Dixon... Victoria tourne en Europe avec l’American Folk Blues en 1963, chauffe une série de cires maison sous des pochettes affreuses (la touche Spivey), qui renferment quelques vieilles dentelles d’excellente facture : “I Ain’t Gonna Give Nobody None Of My Jelly Roll”, “Grant Spivey”, “Jet”, fait mille choses encore et meurt à 70 ans parce qu’il faut bien que ça finisse un jour.

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