Le bruit blanc et la grâce
“J’ ai toujours fantasmé sur ce que ça ferait de se trouver pile en dessous de ce pic d’ énergie, de deux types qui entre croisent leurs guitares, deux dieux du tonnerre en pleine crise de narcissisme et de cette puissante forme d’ intimité qui ne peut qu’ être atteinte sur scène, devant d’ autres personnes, qui est celle de la fraternisation masculine ”. De toute évidence, Kim Gordon ne s’est pas réveillée un beau matin frappée d’une conscience féministe, mais l’a élaborée au fil du temps... Voilà, au regard de notre époque, rattrapée subitement par un accès de conscience féministe, l’un des messages forts de “Girl In A Band”, titre des mémoires de la bassiste de Sonic Youth (à relire de toute urgence dans le contexte !). “Cettenanasait des trucs que je ne sais pas ”, écrira le critique Greil Marcus à propos de Kim. En effet. Et en matière de féminisme, à proprement parler, qui aurait pu penser que le groupe soit un tel révélateur : “Un groupe, c’ est l’ essence même du dysfonctionnement, observeKim, mais plutôt que d’ exposer des motivations ou de discuter des es problèmes, on fait de la musique pour les exorciser vial’adrénaline”. Mais quel rapport avec le féminisme me direz-vous ? Le rapport, c’est que la scène représente précisément un pas supplémentaire au coeur de ce cheminement : “Unespaceà combler avec ce qui n’ a pu être exprimé ou obtenu ailleurs .”
Génial, alors. Ainsi, contrairement à une pratique contemporaine qui voit le féminisme en être réduit parfois à des slogans, à des inepties susceptibles de remporter tous les suffrages lors du concours de l’Eurovision ou dans les charts, ou à un bashing incessant sur la toile, Kim Gordon, marchant dans les pas de ses propres aînées, “stoïques, endurantes, sans peur ni reproches ”, nous conforte dans l’idée que la question féministe dans le rock méritait d’être plus finement traitée, en effet. Kim Gordon (qui n’est certainement pas Courtney Love ou Lana Del Rey à cet égard, sans même parler des Spice Girls...) pénètre ainsi au coeur d’une mécanique séculière, infiniment plus complexe. Comment ? En visualisant rétrospectivement ses propres prédispositions à l’asservissement, s’agissant des rapports entre homme et femme. Le fameux schéma. “La femme codé pendante, l’ homme narcissique: des mots éculés, révèle-telle, volés à la thérapie, mais auxquels je pense beaucoup ces jours-ci malgré tout. Cette dynamique que j’ ai instaurée avec les homme sa sûrement commencé avecKeller[s on frère ](...), il m’ a convaincue de dormir dans une petite chambre à côté de la sienne, étouffant ainsi chacune de mes tentatives de trouver ma propre place danslemonde.” Elle ajoute, lucide : “Culturelle ment, on ne permet pas aux femmes d’ être aussi libres qu’ elles le voudraient, car ce serait effrayant: celles qui s’ y essaient, on les fuit, ou alors on les traite de folles .”
Et on est véritablement au coeur de notre sujet, là. Mais, justement, voilà. Plutôt que de décider mordicus d’infléchir cette boucle infernale, eh bien Kim, non sans génie, ne dénigre pas son rayonnement au genre masculin, bien au contraire, cherchant un moyen d’y être légitimée. Bien consciente, là encore, que sans cet interagir, le combat est caduc. Inspiration géniale, oui. “Lesmecs faisaient de la musique, relateKim, et la musique, j’ adorais ça. Je voulais m’ approcher le plus possible de ce qu’ ils ressentaient lors qu’ ils se retrouvaient ensemble sur scène (...). Maintenant que j’ y pense, c’ est pour ça que j’ ai intégré un groupe: pour entrer dans cette dynamique masculine, ne plus être à l’ extérieur à les observer par une vitre fermée, mais me trouver à l’ intérieur, avec eux .” En conséquence de quoi, tout le récit est imprégné en filigrane de ce girlpower qui consiste, une fois encore, devinez quoi... à dire “non”. Ici en l’occurrence au “marketing des femmes ”: elle l’a fait en conservant une identité en tant qu’individu au sein du groupe. Même si, au fond, on en revient toujours à ce constat alarmiste : “AudébutdeSonic Youth, je mesuisvr aiment appliqué e pour devenir plus punk, pour perdre mon image féminine, liée à la classe moyenne de l’ ouest de LA ”. De l’art de repousser les limites donc, mais “repousser les limites implique aussi de laisser entre voir des facettes moins désirables de soi. Au bout du compte, on attend d’ une femme qu’ elle porte le monde, pas qu’ elle le détruise ”. Et le combat de continuer. “Aujourd’hui encore, je me pose la question‘ suis-je émancipée ’? Si vous devez cacher votre hypersensibilité, êtes-vous vraimentune femme forte ?”. Là-dessus, par contre, il n’y a pas “l’ombred’undoute”. Car, sans en faire l’étalage, Kim Gordon a finalement conquis un territoire au milieu de ces hommes : le sien. Un lieu où elle peut se mettre en rogne, être quelqu’un d’autre. Et si, comme elle le précise, faisant allusion aux musiciens anglais, “le rock’ n’ roll est surtout un moyen de surmonter les hiérarchies sociales du pays, de briser les barrières de leurnaissance.” Fondamentalement, c’est vrai aussi pour le féminisme. Le rock’n’roll n’aimant rien tant, en effet, que voir en son sein un individu qui se transcende. Et Kim d’interroger : “Peut-être qu’ un concert, ça n’ a jamais été que ça au fond: un baiser sans fin.” Adage de circonstance : et qui sait jusqu’où un baiser peut vous mener ? Si on renverse les choses, peut-être que, in fine, ces garçons qui lui demandaient sans cesse “qu’est-ce que ça fait d’ être une fille dans un groupe?” étaient “terrifiésparles femmes” ? “Girl In A Band” ne traite, selon moi, pas d’autre chose au fond que de cette gêne occasionnée par ces “rôles prédéterminés qu’ on endosse ”... Mais c’est la manière dont il suture le silence assourdissant qui résulte de cette gêne, avec le bruit blanc, qui confine l’état de grâce. ELEONORE