AVEC BOB, PHIL, RANDY...
“Pas obligatoirement une bonne idée”
Bob Dylan
1979 : quand Knopfler participe à “Slow Train Coming”, il est un petit nouveau repéré par le maître — Dylan a craqué sur “Sultans Of Swing”. 1983 : Bob, aux fraises, demande à Mark, l’artiste qui cartonne, de produire “Infidels”. Ils enregistrent ensemble les deux plus grands morceaux du Dylan 80 : “Blind Willie McTell” et “Death Is Not The End”... que Bob ne garde pas sur l’album ! “Quand je m’en suis aperçu, je n’ai pas compris, avoue Knopfler. Le mix final, non plus... Bon, ces deux chansons sont finalement sorties...” Knopfler continuera régulièrement de jouer avec Dylan.
Phil Lynott
Knopfler imprime sa marque sur “King’s Call” et “Ode To Liberty”. “Phil venait souvent à nos concerts, il était ouvert à tout, voulait essayer tous les styles. On est devenus amis, j’ai beaucoup de joyeux souvenirs quand on traînait ensemble.”
Scott Walker
Le guitariste joue sur “Blanket Roll Blues” (sur l’album “Climate Of Hunter”, 1984). “Une expérience très bizarre, par ma faute : j’ai proposé qu’on enregistre dans la salle de contrôle pour faire quelque chose de lo-fi. Il a accepté, alors que ce n’était pas obligatoirement une bonne idée. Je suis toujours un peu gêné quand je pense à cette collaboration.”
Randy Newman
Produit les deux tiers de “Land Of Dreams” (1988). “Randy était en train de marteler son piano, il se défoulait, je lui propose d’enregistrer ce truc, qui est devenu ‘Masterman And Baby J’, une sorte de faux rap. Je ne me rappelle même plus du processus pour arriver à ça !”
Van Morrison
Participe à “Beautiful Vision” (1982). “Quand il veut faire une chanson, elle doit être gravée dans les 5 minutes, pour ne pas laisser passer l’inspiration. C’était l’époque où je me passionnais pour la production, je voulais tout essayer en studio, j’étais donc dubitatif face à cette spontanéité, mais avec le temps, je m’y rallie de plus en plus.” BS
Un élément vestimentaire le distingue pourtant : Knopfler s’entiche de bandeaux de tennis — au poignet et au front. Pour masquer son début de calvitie ou pour éponger la sueur (puisqu’il se démène sur sa gratte) ? Rien n’excuse un tel accessoire : un rocker se doit d’être le contraire d’un sportif — non à la performance, à l’effort. On en vient donc à la musique : alors que l’époque célèbre une modernité basée sur l’amateurisme, Dire Straits met en avant sa technicité — Knopfler s’exhibe comme virtuose de la guitare. Tous les instruments sont très bavards, il y a plein de notes dans leurs morceaux, qui dépassent les quatre minutes autorisées. Quand vous avez débuté, Mark, cherchiez-vous le décalage par rapport au mouvement à la mode ? Knopfler boit son café, répond par une question : “Quel mouvement ?”. Le post-punk ! Joy Division, Devo, Ultravox ! Il fait semblant de tilter, contrarié. “Je ne savais pas grand chose de ces groupes-là... C’était avant Spotify ou YouTube... On était tout le temps sur la route, on ne faisait que tourner, jouer notre musique, celle qu’on aimait, sans se soucier de nos contemporains. On a joué avec les Talking Heads, Police, Squeeze, on était assez différents, mais on s’entendait très bien. Il n’y avait pas que le post-punk, les groupes les plus populaires, c’était Boston, Kansas... Et Styx, avec qui on a aussi tourné, une catastrophe. Dire Straits était encore plus en décalage avec ces horreurs-là.” Les gardiens du bon goût ne leur ont pas attribué la carte, et leur radiation a perduré, Dire Straits ayant le tort de n’avoir pas été confidentiel — au contraire : des gros vendeurs, synonyme en ce temps-là de vendus. D’autres mastodontes, autrefois considérés comme douteux, au choix Fleetwood Mac, Zappa, Abba, Steely Dan, Billy Joel, ont été disculpés. Aucune formation contemporaine ne cite aujourd’hui Dire Straits comme influence — même pour rigoler. Imaginons Beechwood revendiquer “Making Movies” comme disque fondateur : leur carrière serait coulée sur place. On compte pourtant plusieurs héritiers, et ce ne sont pas les artistes les plus pourris : Timber Timbre, The War On Drugs, Kurt Vile, Jim White... Si la principale faute de Dire Straits a été de débarquer en même temps que The Cure, pourquoi ne pas les imaginer dans une autre décennie ? Quelle serait leur anathème s’ils avaient évolué dans les seventies aux côtés de Ry Cooder, Leon Redborne, Paul Simon, Ronnie Lane ou Dr John ? Que leur aurait-on reproché s’ils avaient débuté en même temps que tous les Tindersticks, Jeff Buckley ou Wilco ? Pourquoi accorde-t-on à Springsteen ou Tom Petty les mérites qu’on refuse à ces péquenauds british ? Mark Knopfler aurait dû être un Traveling Wilburys, mais il y avait un hic : trop ringard, même pour ce ramassis de vieilles légendes décrépies. A ce niveau-là, le déplumé en devient encore plus attachant.
Bombardement visuel
Knopfler a aujourd’hui quatre enfants, il est marié depuis 20 ans avec une actrice du réalisateur le plus barbant de tous les temps (James Ivory), et son passe-temps favori, en dehors de ses enregistrements, c’est la lecture. Il a passé une partie de notre rencontre à parler de l’importance “de donner aux bonnes oeuvres”. Quand nous lui demandons s’il a été, comme la plupart de ses collègues au milieu des années 80, un avide consommateur de cocaïne, il nous donne enfin du trash : “J’étais en effet addict : au tabac. Mais c’est bon, j’ai décroché de la nicotine il y a 21 ans.” Mark Knopfler n’est pas pour autant un mal-aimé. L’amour du public, il l’a, depuis les débuts de Dire Straits. “J’avais 28 ans quand le succès s’est abattu sur moi. C’est vieux, je l’ai vécu comme un avantage : j’avais la maturité pour le supporter. C’était un tel bonheur ! Je recommande à tout le monde le succès — à tout ceux qui sauront ne pas se faire déchiqueter”. 1977, Knopfler compose un hommage aux musiciens de bar : la démo de “Sultans Of Swing” est matraquée par un programmateur radio. Phonogram signe Dire Straits ( raide fauché ou mauvaise passe). 1978, succès du premier album, homonyme. En marge de la guerre disco contre punk, Dire Straits tire son épingle du jeu, en joignant les EtatsUnis (The Band) depuis l’Angleterre (Stackridge). Puis “Communiqué”, avec “Lady Writer”, produit par Jerry Wexler et le boss de Muscle Shoals : plus Ry Cooder, ricain cool. Knopfler bosse parallèlement avec Dylan, Mavis Staples, Steely Dan, Phil Lynott. 1980, “Making Movies”, avec “Romeo And Juliet” et “Skateaway”, production Jimmy Iovine (Patti Smith), au clavier Roy Bittan (“Station To Station”), des compositions à la fois plus directes et plus élaborées — du Lou Reed démonstratif : un de leurs sommets. Gros virage avec “Love Over Gold” (1982). Les claviers prennent encore plus de place, le combo vaguement roots, terrien, vire vachement lunaire, space — dans l’idéal : “Animals” revu par Neil Young (mais plutôt : Supertramp jouant “Nebraska”). Leur maison de disques se voit refiler un single de 6 minutes 45 où Knopfler parle plus qu’il ne chante — “Private Investigations”, numéro 2 des charts. Parallèlement, le guitariste produit Bob Dylan et Aztec Camera, offre un tube à Tina Turner (“Private Dancer”), bosse avec Scott Walker, Van Morrison et Phil Everly, compose deux BO. Il ne délaisse pas son groupe : l’heure a sonné pour “Brothers In Arms”, 1985 — “Born In The USA” version UK et planante. Un raz-de-marée : 30 millions d’exemplaires vendus. Numéro 1 mondial. Une brouette de records internationaux volent en éclat. Comment le bouseux écossais est-il devenu le roi du game ? Le format CD débarque sur le marché, Dire Straits l’exploite et le popularise. Comment ces types qui ne ressemblent à rien bénéficient-ils d’un tel bombardement visuel ? A cette époque, MTV fait la pluie et le beau temps. “Money For Nothing” est diffusé jusqu’à la nausée. “Le personnage de la chanson est un crétin matérialiste qui fantasme sur le mode de vie attribué aux rock stars, le jet privé, les filles, des passages sur MTV. Son matraquage était tellement ironique...” A la fois hors-norme et parfaitement calibré, “Brother In Arms” est le premier disque dont les synthés sont traités sur ordinateur. Les cul-terreux au top de la technologie, encore un paradoxe. Alors que la pochette exhibe une guitare, Dire Straits, connu pour son guitariste virtuose, s’est mué en groupe largement synthétique. Décalage aussi au niveau du statut de Knopfler : il se place dans la lignée de Hank Marvin et le voilà propulsé pop star des eighties, à côté de Kajagoogoo. Comme pour se laver d’un tel phénomène, Knopfler enchaîne les collaborations, principalement avec des vieilles gloires : Ben E King, Chet Atkins, Bryan Ferry, Tina Turner, Willy DeVille, Randy Newman... Omniprésent toute la première moitié des années 80, Dire Straits disparaît des radars. Une fois la décennie liquidée, Knopfler réapparaît avec un projet roots et médiocre (The Notting Hillbillies) puis relance la machine Dire Straits. Le problème de “On Every Street” (1991) n’est pas qu’il soit, au moment où sort “Smells Like Teen Spirit”, complètement à côté de la plaque — c’est la marque de fabrique du groupe. Plus gênant : son manque d’inspiration. Dire Straits, avec tous ses paradoxes (et ses chansons supérieures), a incarné une face passionnante des eighties. Dans les nineties, il est un vieux mastodonte fatigué.
Jamais dans le coup
Mark Knopfler, ensuite, a continué en solo, enregistrant des albums pépères, mi-americana mi-celtiques, sans aucun intérêt, si ce n’est qu’ils contiennent régulièrement de belles chansons (“Redbud Tree”, “Speedway At Nazareth” et, dans le nouveau, “My Bacon Roll”). Avant de le quitter, dernière question : pensez-vous avoir été à la mode à un moment de votre carrière ? Lui qui était resté bonhomme bondit de son siège. “Non, jamais, s’il vous plaît ! Non, non, non ! Dieu merci, je n’ai jamais composé pour être trendy !”. Il n’aurait donc jamais voulu être dans le coup. Ce qui n’est pas obligatoirement passible de châtiment corporel. “Vous avez une liste de tous les principaux fautifs/ De toutes leurs principales erreurs” : c’est dans sa chanson “It Never Rains”, que Knopfler ponctue d’un parfait : “Je suis peut-être coupable, oui, c’est possible/ Mais je mentirais si je disais que j’étais à blâmer”.
“Je recommande à tout le monde le succès”