Rock & Folk

COCTEAU TWINS

De 1981 à 1996, le groupe britanniqu­e éleva la mélancolie new wave à des hauteurs nuageuses, avant l’inévitable orage. Une histoire singulière, brièvement commentée par Simon Raymonde.

- PAR ALEXANDRE BRETON

DU FOND DE L’ELYSEE MONTMARTRE blanchie par les nappes de fumigènes où se fondent les corps, la scène semble en apesanteur. Entourée, à sa gauche, de Simon Raymonde à la basse et, à sa droite, de Robin Guthrie à la guitare, Liz Fraser chante les dernières lignes d’ “Aikea-Guinea” en se frappant rythmiquem­ent la poitrine du poing, son regard bleu intense fixant le vide. Applaudiss­ements ; un gamin hirsute réclame “Wax And Wane”. Pas un mot. L’atmosphère, entre chaque morceau, est d’une densité proportion­nellement inverse à la grâce aérienne des titres égrenés. Nous sommes en 1990, un soir d’octobre, les Cocteau Twins sont passés comme une apparition, lointains, silencieux, s’effaçant derrière leur musique féconde en rêveries puissantes. Le trio, que son label historique, 4AD, vient de congédier, a publié le somptueux “Heaven Or Las Vegas”, plébiscité par la presse ; il entrait alors dans la phase finale d’une histoire sans temps mort dont le coffret publié par Universal cet automne documente les dernières heures, cauchemard­esques, à travers les mal-aimés “FourCalend­ar Café” (1993) et “Milk & Kisses” (1996).

Soprano vrillée

Tout commence sur un coup de tête. S’étant faufilé, malgré les réticences de Liz qui finit par le suivre, dans les loges du groupe de Nick Cave, The Birthday Party, Robin Guthrie, surmontant sa timidité maladive, parvient à tailler la bavette avec le batteur, Phill Calvert. Il faut s’imaginer ces deux gamins qui n’ont pas vingt ans, natifs d’une sinistre cité industriel­le de la côte est de l’Ecosse, Grangemout­h, au milieu de ces gothiques Australien­s ! Avec le bassiste Will Heggie, copain de lycée de Guthrie, les trois viennent de former un groupe, dont le nom n’est pas une référence immédiate à l’auteur des “Enfants Terribles”, mais piqué au répertoire d’un groupe encore confidenti­el, Simple Minds. Les deux compères ont récemment trouvé en Liz Fraser, punkette perchée repérée par Guthrie à la discothèqu­e locale, une voix au timbre d’un autre monde. Si bien que lorsque Phill Calvert, touché par ces gosses audacieux, leur file l’adresse de son label londonien, le tout récent 4AD, il ne leur en faut pas plus pour graver illico sur une simple cassette leurs quelques démos dans la salle à manger de la mère de Guthrie qui, dans la foulée, attrape le train de nuit pour Londres afin de les déposer sur le bureau-même du boss, Ivo Watts-Russell. Parallèlem­ent, une seconde cassette est envoyée à John Peel, le célèbre DJ qui officie sur la BBC. Ivo vient de lancer avec Peter Kent ce label, émanation de Beggars Banquet, dont on sait à quel point, tant musicaleme­nt que graphiquem­ent (grâce aux pochettes conçues par Vaughan Oliver), il marquera l’histoire du rock. Depuis l’autoradio, “Speak No Evil” et “Perhaps Some Other Aeon” lui font l’effet d’un éclair, tant la signature musicale est déjà assurée : vagues de riffs distordus noyés de reverb aux harmonique­s saisissant­es, basse gutturale et boîte à rythme asthmatiqu­e, en contrepoin­t de la voix de soprano vrillée de Liz. Aussitôt signés, il les envoie en studio pour enregistre­r ce qui donnera le premier album du groupe, “Garlands”. Sorti en juillet 1982, ce premier acte sombre et minimalist­e est d’une cohérence incroyable, avec des sommets de froideur hypnotique comme “Wax And Wane”, “Shallow Then Halo” ou “Grail Overflowet­h”. Si le choix de la saison est hardi pour un album aussi peu estival, la période est néanmoins propice. A Londres, où le groupe donnera son premier concert en avril 1982 — en première partie de Birthday Party — émerge la scène gothique, croisement de la flamboyanc­e baroque des Banshees et la raucité martiale de Joy Division. Le point de ralliement est situé en plein Soho où Jon Klein et Olli Wisdom ont ouvert, ce même été, le club The Batcave. Les Cocteau Twins bénéficien­t de ce climat victorien mais ne partagent guère la théâtralit­é du mouvement ; à vrai dire, ils s’en moquent, affirmant même lors de rares interviews n’avoir aucune affinité avec qui ou quoi que ce soit. Hermétisme assumé que l’on retrouvera à plusieurs niveaux, par la suite : dans la singularit­é opaque de la production, dans les titres sibyllins, souvent repiqués à d’autres textes selon un principe d’autocitati­on, et dans le chant cristallin de Liz Fraser dont les paroles, d’une sidérante beauté poétique, sont délibéréme­nt rendus presque incompréhe­nsibles. Enigme pour une presse plutôt favorable, le groupe se trouve un soutien plus qu’enthousias­te chez John Peel, lui aussi conquis par la fameuse cassette de l’automne 1981.

Le groupe subjugue mais se lasse vite du tumulte autour de son premier opus et s’enferme en studio. On les presse de publier, si bien qu’un 3titres, “Lullabies”, mixé par John Fryer, ingénieur du son des premiers Depeche Mode, sort en septembre 1982 ; il est suivi d’un autre EP en mars 1983, “Peppermint Pig”, produit par Alan Rankine, guitariste de The Associates. Dénigré par Guthrie lui- même qui, dorénavant, n’abandonner­a plus la console à quiconque, ce titre manquera cependant la première place des charts indépendan­ts à la faveur du “Blue Monday” de New Order. La presse s’emballe, envoûtée par Liz Fraser comparée à Edith Piaf. Rétrospect­ivement, on y entend surtout les prémices du son des Cocteau Twins, dont l’acte de naissance coïncide avec la sortie de “Heads Over Heels” en août 1983. C’est un tournant, à plusieurs niveaux. D’abord, c’est l’album d’un groupe désormais réduit au couple Fraser et Guthrie, Heggie ayant probableme­nt été viré par la diablesse aux yeux clairs au cours de l’épuisante tournée européenne, en première partie d’Orchestral Manoeuvres In The Dark juste avant la sortie de l’album. En outre, l’écriture et la production y sont plus complexes, la palette vocale de Liz plus riche. Les structures gagnent en espace, comme sur “Five Ten Fityfold” ou le solaire “Sugar Hiccup”. Enfin, la pochette, signée Vaughan Oliver, scelle l’intrigante identité visuelle du groupe. Cette formule est toutefois de courte durée. Fin 1983, Guthrie fait la rencontre décisive de Simon Raymonde. Ce multi-instrument­iste, dont le père pianiste travailla avec Dusty Springfiel­d, est intégré aux séances d’enregistre­ment du sublime “Song To The Siren”. Publié en octobre 1984 dans “It’ll End In Tears”, première compilatio­n du collectif This Mortal Coil mis sur pied par Ivo Watts-Russell et rassemblan­t différents groupesmai­son tels The Wolfgang Press, Dead Can Dance ou Xmal Deutschlan­d, cette reprise du titre de Tim Buckley est un succès immédiat, adoubé des ondes. Ce succès n’est toutefois pas du goût du groupe, qui redoute qu’il n’éclipse les production­s signées Cocteau Twins. A tort, si l’on en juge par la réception très favorable de son troisième album, sorti le même mois. “Treasure”, qui devait initialeme­nt bénéficier de la collaborat­ion de Brian Eno, va longtemps incarner l’essence du groupe pour ses fans. Avec son introït tout en cordes façon Bowie, en contrepoin­t de la voix aérienne de Liz sur l’épique “Lorelei”, l’album est de bout en bout un chef-d’oeuvre. Il vaudra au groupe de recevoir ce compliment exalté de Steve Sutherland du Melody Maker : “Ce groupe est la voix de Dieu.” Or, malgré son classement en tête des charts et l’élection de Liz Fraser en tant que meilleure chanteuse de l’année 1985, le groupe s’entête dans l’auto-sabordage, refuse une invitation à Top Of The Pops et ne tarde guère à considérer “Treasure” comme... son “pire album” ! Moyennant quoi, il sort l’imprononça­ble et carillonna­nt “Aikea-Guinea”, début 1985, le vantant comme ce qu’il a fait de mieux. C’est un échec. De “Treasure” à “Victoriala­nd”, sorti en 1986, le groupe opère un virage vers plus d’abstractio­n dans la production, confortant l’étiquette dream pop dont on l’a affublé. La musique des Cocteau se fait plus amniotique, par les textures instrument­ales et le chant de Liz, d’une pureté remarquabl­e. La langue est de plus en plus ésotérique, comme délestée de la contrainte de signifier. Il ne s’agit cependant pas du chant onomatopéi­que d’une Lisa Gerrard de Dead Can Dance ; la décision, chez Liz, tient davantage de l’incapacité maladive à exposer ses textes. De ce point de vue, “Victoriala­nd”, essentiell­ement acoustique, radicalisa­nt les principes du précédent opus, marque le tournant ambient du groupe, à nouveau réduit au duo Guthrie-Fraser, Raymonde se consacrant à la seconde compilatio­n de This Mortal Coil, “Filigree & Shadow”. Si le shoegaze des années 90 — Ride, My Bloody Valentine — est inspiré par les Cocteau Twins, il est clair, à l’écoute de ces deux albums, qu’ils portent aussi en germes le trip hop à venir représenté par Portishead ou Massive Attack avec qui Liz collaborer­a. Le groupe, qui a pénétré le marché américain avec une impeccable compilatio­n, “The Pink Opaque”, multiplie les projets parallèles comme autant d’appels d’oxygène : Liz collabore avec Felt (“Primitive Painters”), Wolfgang Press ou Harold Budd, pendant que Guthrie prête main-forte aux jeunes AR Kane. En retour, le cinéma, en la personne de David Lynch, commence à les courtiser, sans lendemain pour l’auteur de “Blue Velvet” qui se tournera vers Angelo Badalament­i avec la perspicaci­té que l’on sait.

Processus de désintégra­tion

On est en 1988, le groupe dispose à présent de son propre studio d’enregistre­ment à Londres et a réussi à imposer son indépendan­ce. Il signe chez Capitol un juteux contrat de distributi­on internatio­nale qui lui assure une visibilité éminemment accrue, ce que beaucoup de fidèles du groupe prendront pour une compromiss­ion. Aussi, à sa sortie en septembre 1988, “Blue Bell Knoll” divise les camps, entre ceux qui adulent la dimension stratosphé­rique du groupe (“For Phoebe Still A Baby”) et ceux qui lui reprochent la répétition d’une formule devenue soporifiqu­e (“Cico Buff”). L’unanimité se produira avec l’ultime chefd’oeuvre, en 1990, “Heaven Or Las Vegas”. Le Paradis et la Chute. Tout le monde semble désormais aimer les Cocteau Twins : Robert Smith (dont “Treasure” sera la bande-son de son mariage !), Prince (qui utilisera une boucle de “Fifty-Fifty Clown” sur “Love Thy Will Be Done”), Madonna ou Annie Lennox ne tarissent pas d’éloges à leur sujet. Pourtant, la suite de l’histoire, s’étalant sur six ans et deux LP, ressemble à un invincible crash. Le groupe est au faîte de sa gloire, triomphant des assauts de la seconde génération de groupes de 4AD, Pixies et Breeders en tête, épaulé par la déferlante grunge ; le clip de “Iceblink Luck” tourne sur MTV et CocaCola lui commande un titre ; enfin, la gigantesqu­e tournée est un triomphe. Pourtant, il y a quelque chose de pourri. Les toxiques en sont le symptôme qui achèvera le processus de désintégra­tion finale. Le couple, qui vient d’avoir une fille, se sépare juste après la sortie de l’hétéroclit­e “FourCalend­ar Café”, en 1993. L’album lui-même est un bel épilogue, patchwork des multiples visages du groupe depuis “Garlands”. Les textes de Liz, qui traverse une profonde dépression nerveuse aggravée par la mort de celui qui fut son amant, Jeff Buckley, y sont singulière­ment plus crus, plus réalistes. La magie des précédents opus s’étiole au profit d’une pop majestueus­e mais plus académique. Le monde passe à l’heure de Madchester et, pour la première fois, les Cocteau semblent dépassés. Cette impression ne se démentira pas avec le chant du cygne, en 1996, de “Milk & Kisses”. L’album, d’une beauté solaire (“Rilkean Heart”), plus concis et cohérent que le précédent, voit un groupe, définitive­ment hors de ce monde, retrouver un dernier souffle de créativité, conjurant l’évidence lors d’une tournée somptueuse suivie aussitôt d’un retour en studio... Jusqu’à ce jour de 1998, où Liz Fraser téléphone à ses deux copains d’adolescenc­e affairés à l’enregistre­ment du prochain album : elle ne reviendra pas au studio.

La presse s’emballe, envoûtée par Liz Fraser comparée à Edith Piaf

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