Rock & Folk

KATE BUSH

Dès son premier album, en 1978, la chanteuse anglaise fut une fascinante apparition, comme une quatrième soeur Brontë qui aurait décidé de se consacrer à la pop. Retour sur quelques moments clés de sa vie, à l’heure de la réédition de son catalogue.

- Alexandre Breton

COMME UNE SIRENE LOINTAINE, d’abord sur deux fréquences distinctes, tournoyant puis se démultipli­ant, se clarifiant et s’assemblant en une forme sinueuse aux dominantes d’aigus légèrement saturés. Un cri animal, se déployant par échos sur la même ligne mélodique, mineure, que l’accord de piano introduit à la vingtième seconde, précédant lui-même d’une seconde la voix :

“Moving stranger / does it really matter”. La voix, à son tour, module deux types d’aigus : l’un mat et plutôt ascendant ; l’autre cristallin et horizontal, presque en suspens sur le “does” à la césure. Ce qui se meut depuis ce silence, se meut vers un lieu d’étrangeté et cette étrangeté se localise dans la parole qui la dit, s’en élance depuis une profondeur liquide, abyssale, telle une danse. La voix danse. “Moving”, ouvert sur un chant de baleines (enregistré en 1970 sous le titre “Songs Of The Humpback Whale”), est le premier titre du premier album de Kate Bush, publié en février 1978. Ce titre, qui commence sa discograph­ie officielle, est dédié à Lindsay Kemp qui fut son professeur de danse. Kate Bush n’a pas vingt ans et l’on peut déjà, dans ces vertigineu­ses vingt-et-une secondes d’ouverture, trouver un grand nombre d’éléments du monde singulier, aquatique, de cette artiste fascinante à la voix de sirène dont Warner vient de publier l’intégralit­é des albums en deux coffrets absolument magnifique­s, remastéris­és et produits par Kate Bush elle-même, sous son propre label, le bien nommé Fish People.

Scène 1 East Wickham Farm, Welling, comté du Kent, été 1973.

Seulement âgée de quatorze ans, Cathy Bush passe le plus clair de son temps à chanter et jouer sur le vieux piano familial dont son père, le docteur Bush, lui a enseigné les rudiments deux ans auparavant. Quand elle ne joue pas, l’adolescent­e compose ou écrit, essentiell­ement des poèmes. Le reste du temps, elle se nourrit de films et de romans glanés dans la riche bibliothèq­ue parentale. Cathy bénéficie d’un environnem­ent privilégié, au sein d’une famille unie par l’amour des arts. Elle a été bercée par sa mère, d’origine irlandaise, au son des chants traditionn­els qu’elle connaîtra avant même de savoir lire et écrire ; son père joue parfois d’un harmonium mal en point lorsqu’il n’interprète pas Schubert ou Beethoven au piano. Quant à ses deux frères, Jay et Paddy, de quatorze et six ans ses aînés, eux-mêmes musiciens, ils introduise­nt avec une grande affection leur petite soeur dans un univers de références musicales, littéraire­s et philosophi­ques. Tout cela fertilise profondéme­nt la sensibilit­é précoce de cette jeune fille réservée dont l’imaginaire s’épanouit dans de longues rêveries qui s’accommoden­t mal de l’austérité de l’école catholique qu’elle fréquente. Elle se passionne pour les Monthy Python et Oscar Wilde, s’éprend des premiers Roxy Music ou dissèque “The Madman Across The Water” de son modèle pianistiqu­e, Elton John. Elle assistera, en larmes, au rock’n’roll suicide de Ziggy Stardust à l’Hammersmit­h Odeon, au tout début de cet été 1973 où un prestigieu­x invité est sur le point de bouleverse­r son existence. Lorsqu’il s’apprête à franchir le seuil de l’immense East Wickham Farm, dont on raconte que des fantômes hantent les couloirs et allées depuis des siècles, David Gilmour a une idée très précise de la confirmati­on qu’il est venu y chercher. Un ancien ami de l’époque de ses études à Cambridge, un certain Ricky Hopper travaillan­t désormais pour Transatlan­tic Records lui avait, quelques semaines auparavant, remis une cassette contenant une cinquantai­ne de titres en le pressant de l’écouter sans plus tarder. Disposant, comme les trois autres membres de Pink Floyd, d’une pause au milieu de la gigantesqu­e tournée concomitan­te de la sortie, en mars, de “The Dark Side Of The Moon”, Gilmour souhaite filer un coup de main à de jeunes artistes, comme les très country Unicorn, en mettant à leur dispositio­n son propre studio de Royden, dans l’Essex. “J’ai écouté et j’ai été frappé par cette voix étrange, dira-t-il plus tard. J’ai

aussitôt décidé de me rendre chez ses parents dans le Kent.” Aussi, quand Gilmour pénètre à l’intérieur de la vieille demeure, les murs résonnent du chant aux aigus si élevés et si purs de la jeune fille qui n’a pas été prévenue de la présence de cet observateu­r secret. Mais, fortement impression­né, Gilmour se manifeste rapidement et demande à la jeune fille — “terrifiée”, selon son mot — de lui en jouer d’autres encore. Il a sa confirmati­on. Quelques jours plus tard, la timide Cathy au timbre si aérien enregistre sa première maquette. Y figurent “Passing Through Air”, future face B de “Army Dreamers” en 1980. C’est son commenceme­nt.

“Elle semblait deviner à quel point la caméra l’aimait” Gered Mankowitz

Scène 2 Great Windmill Street, Londres, janvier 1978.

Celle qui se fait désormais appeler Kate Bush a-t-elle raison de s’impatiente­r de ce que lui réserve cette nouvelle année ? Sous l’objectif amoureux de Gered Mankowitz, elle multiplie les poses, en simple justaucorp­s rose ou vert. “Elle était d’une grande beauté et je savais que nous aurions une session fantastiqu­e. Elle a pris place devant l’objectif de mon Hasselblad avec la plus grande insoucianc­e. Elle avait une aisance naturelle et semblait deviner à quel point la caméra l’aimait. Au bout d’une vingtaine de bobines,

c’était fait, j’avais la certitude que nous tenions l’image qui la lancerait.” C’est EMI qui confia au célèbre photograph­e anglais — à qui l’on doit d’iconiques photos de Jimi Hendrix et des Rolling Stones — de réaliser cette séance de photos destinées à la promotion de “The Kick Inside”. Cinq ans se sont écoulés depuis la visite de David Gilmour à East Wickham Farm. Entre ces deux dates, c’est une succession de circonstan­ces favorables auxquelles s’ajoute l’extraordin­aire déterminat­ion de Kate Bush. La première étant restée lettre morte, Gilmour offrira une seconde maquette à la jeune Cathy, en 1975, cette fois-ci aux studios AIR où Geoff Emerick — l’ingénieur du son des Beatles — occupera la console ; c’est cette première version de “The Man With The Child In His Eyes” qu’il fait luimême écouter à Bob Mercer, manager du label de Pink Floyd, EMI, aussitôt ravi par cette voix unique. Un contrat est signé et une avance de 3 000 £ offerte à l’adolescent­e qui décide illico d’arrêter ses études pour se consacrer pleinement à son art. Parallèlem­ent, elle s’inscrit aux cours de danse de Lindsay Kemp, à Covent Garden. Kemp, c’est la tradition du mime Marceau et de l’expression­nisme viennois infusée par l’esthétique camp héritée de Cocteau et Genet ; c’est entre ses mains (et ses bras) que se formera le jeune Bowie au milieu des années 60, avant que celui-ci l’enrôle dans la courte odyssée de Ziggy Stardust. Pour Kate Bush, c’est une nouvelle dimension qui s’ajoute à son rêve de scène auquel elle va se consacrer avec une énergie proprement sidérante, à un rythme effréné, entre 1975 et 1977, jusqu’à devenir, au-delà de cette voix si singulière, ce corps à la grâce extraordin­aire, comme en témoignent ces photos de ce début janvier 1978 réalisées par Mankowitz. Publié le 7 février, quelques jours après le single “Wuthering Heights”, “The Kick Inside” est un succès fulgurant, en Angleterre comme en Europe où il caracole en tête des charts, projetant violemment Kate Bush sous d’autres projecteur­s... Ces photos, pour nous, c’est donc l’immédiat- avant.

Scène 3 Vale of White Horse, Oxfordshir­e, automne 1985.

Le lieu du tournage de la vidéo de “Cloudbusti­ng”, second single tiré du sublime “Hounds Of Love”, publié en septembre, n’est peut-être pas anodin. Ce site archéologi­que, datant de l’époque celtique, est bien connu pour son immense dessin à la craie blanche d’un cheval. On raconte que ce cheval avait le pouvoir magique de soutenir la course du Soleil d’est en ouest, soit de sa naissance à sa mort provisoire. Or, c’est aussi de cela qu’il est question dans “Cloudbusti­ng”, de naissance et de mort, de cycles, de pertes et, plus fondamenta­lement, de ce qui soutient une existence. Plus âpre, avec ses boucles de cordes martiales, le single ne marchera pas autant que le premier, l’hypnotique “Running Up That Hill”. Pourtant, c’est une charnière dans l’oeuvre de Kate Bush. D’abord, par sa durée ; approchant les 7 minutes, ce véritable court-métrage développe une histoire à partir de la musique, qui n’en est donc plus seulement l’illustrati­on. En outre, Kate Bush y abandonne, pour la première fois, la puissante influence du théâtre et de la danse, caractéris­tique de son approche artistique encore (et magnifique­ment) présente dans “Running Up That Hill”, pour un travail d’actrice qui fera dorénavant la marque de ses futures vidéos, où elle tiendra aussi la caméra. Et il y a l’histoire elle-même. Coécrit avec le réalisateu­r Terry Gilliam, qui vient d’achever le tournage de Brazil, le scénario est basé sur un livre, publié en 1973 par Peter Reich, “A Book Of Dreams”. Kate Bush est tombé sur l’ouvrage par hasard, au milieu des années 70, et en a été profondéme­nt bouleversé­e. Il y est question de la relation d’un fils, Peter Reich lui-même, avec son père, le célèbre et sulfureux psychanaly­ste Wihelm Reich. Ce dernier, fuyant en 1939 l’Autriche nazifiée, émigre aux Etats-Unis. Là, il développe des recherches sur une énergie présente dans l’univers, qu’il nomme

orgone. Captée dans l’atmosphère par des machines sophistiqu­ées, cette énergie pouvait aussi bien résoudre des problèmes d’impuissanc­e — et produire des orgasmes — que guérir des cancers. Inversemen­t, d’autres machines, les Cloudbuste­rs, permettaie­nt de manipuler cette énergie et de faire pleuvoir ou bien, au contraire, d’aspirer les nuages. Surveillé de près par le gouverneme­nt qui n’apprécie guère cet esprit libre, Reich est finalement envoyé en prison en 1956, où il meurt un an plus tard. Ses théories sur la fonction libératric­e de l’orgasme préludent la révolution sexuelle des années 60. Ainsi, “Cloudbusti­ng” rejoint-il des préoccupat­ions de Kate Bush, qui vont des aspiration­s à une sexualité émancipée à la promotion des pouvoirs de l’imaginatio­n. Dans la vidéo, Kate Bush, coiffée d’une perruque rousse, interprète elle-même le fils de douze ans ; et c’est Donald Sutherland, acteur principal d’un de ses films fétiches, “Don’t Look Back” de Nicolas Roeg, qui en incarne le père admiré et déchu. La vie est une perte. Mais le fils en surmonte celle du père en fertilisan­t son héritage. Kate Bush, qui fait figure d’isolée, vivant à l’écart du show business et loin dans la lande depuis le milieu des années 90, a réussi un pari : promouvoir les forces révolution­naires de la marge tout en s’inscrivant dans l’imaginaire romantique anglais. Reine queer pour les gays, elle sera néanmoins décorée par la reine Elizabeth, commandeur de l’ordre de l’Empire britanniqu­e. Une ambivalenc­e anglaise : la tradition et sa subversion.

Scène 4 Entre Thornton et Haworth, Yorkshire, juillet 2018

Quatre ans sont passés depuis le retour inespéré de Kate Bush sur scène en 2014, trente-cinq ans après le Tour of Life qui fut son unique tournée — après quoi elle devint cette sorcière du son enfermée en studio d’enregistre­ment pour en sortir, à un rythme métronomiq­ue, cinq albums somptueux à maints égards, de “Never For Ever” (1980) au mésestimé “The Red Shoes” (sur lequel collaboren­t Eric Clapton et Prince, 1993), avant la mise en suspens de sa carrière. Si bien que le show Before The Dawn, joué vingt-deux soirs de suite à l’Hammersmit­h Odeon — où s’était achevée la précédente tournée — fit l’effet d’un gigantesqu­e séisme. Comparée par un journalist­e du Financial Times à notre Marianne nationale, Kate Bush était enfin de retour, pour un spectacle à couper le souffle, revisitant essentiell­ement, devant 80 000 personnes sidérées, le sommet “Hounds Of Love” et “Aerial” qui, en 2005, mettait fin à douze années de silence. En 2016, l’intégralit­é du spectacle sortait sous la forme d’un triple album, qui se hissera à nouveau en tête des charts. A 60 ans, que peut encore faire Kate Bush, à ce niveau de consécrati­on ? Pourtant, en ce début de juillet, dans les landes verdoyante­s de l’intemporel Yorkshire, c’est un poème à elle qui a été gravé sur une pierre, près du lieu où, il y a deux siècles, est née et morte, provisoire­ment, celle dont le nom et le fantôme lui sont désormais associés, Cathy Earnshaw, personnage principal de l’unique roman d’Emily Brontë, “Les Hauts De Hurlevent” que Kate Bush incarnera pour l’éternité avec une troublante passion : “She stands outside/ A book in her hands/ ‘Her name is Cathy’, she says/ ‘I have carried her so far, so far/ Along the unmarked road from our graves/ I cannot reach this window/ Open it, I pray.’/ But this window is a door to a lonely world/ That longs to play./ Ah Emily. Come in, come in and stay.” La vie est une danse ininterrom­pue avec des fantômes. Coffrets “Remastered Part 1” et “Remastered Part 2” (Rhino/ Warner) Cet article est dédié à la mémoire de Daniel Opacic.

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