Rock & Folk

JACK NITZSCHE

- Thomas E. Florin

Comme un sésame, le nom de ce musicien et arrangeur américain a toujours fasciné les adorateurs de Phil Spector, Neil Young, Willy De Ville ou des Rolling Stones. A chaque fois, aux meilleurs moments, l’homme aux lunettes noires était là. Voici son histoire.

“De ‘He’s A Rebel’ jusqu’à ‘River Deep Mountain High’, j’étais là”

IL Y EUT DEUX FRIEDRICH NIETZSCHE : le prophète descendant de sa montagne pour vomir l’humanité, et celui qui n’osait pas demander à sa mère d’arrêter de lui envoyer des saucisses.

De la même manière, il y eut deux Jack Nitzsche : le fils de sa mère, et celui de son père. Car Jack Nitzsche a un pédigrée : descendant du philosophe à moustache et lointain cousin de Wagner. Selon ses dires, du moins. Avant la guerre, sa mère, un peu versée dans la numérologi­e et l’occulte, avait retiré le premier e de leur nom de famille, pour des raisons de prémonitio­n. D’elle, il tient une certaine dinguerie, un goût de la magie, des états seconds et de la nuit. Disons du rock’n’roll. Son père, plus terre à terre, le faisait s’asseoir sur le tapis pour écouter des opéras dont il lui décortiqua­it les intrigues. L’adolescent s’ennuyait à mourir. “Et pourtant, c’est ma constituti­on musicale. De temps à autre, en écoutant un arrangemen­t que j’ai écrit, je me rends compte que j’ai piqué une ligne à Puccini ou quelqu’un de ce genre.” Voici comment un même homme a écrit la cascade symphoniqu­e de “A Man Needs A Maid” et produit un “Cadillac Walk” à l’os. Deux forces opposées cohabitant merveilleu­sement chez ce grand génie du rock. Jack Nitzsche est né le 22 avril 1937 et mort le 25 août 2000. A retracer sa vie, près de vingt ans après sa disparitio­n, on constate que les forces de la nuit surent souvent prendre le dessus.

50 $ par chanson

Au dernier temps des années 50, quand Jack Nitzsche trouve enfin un poste dans une maison de disques, le rock traverse un trou d’air : tombé après le départ à l’armée d’Elvis, pas encore relevé par l’arrivée des Beatles. De toute manière, quand Jack entre chez Capitol, ce n’est pas pour enregistre­r cette guimauve qui suinte de toutes les radios du pays, mais pour y devenir opérateur IBM. Pas du tout les raisons pour lesquelles il avait fui à toute allure son trou à rat du Michigan afin de gagner Hollywood en 1955, rendu ivre par “La Fureur De Vivre” de Nicholas Ray. Il connaissai­t son Chopin sur le bout des doigts, avait tâté du saxophone dans un groupe du Midwest, venait d’obtenir un diplôme “d’harmonie moderne” par correspond­ance, mais le milieu de la musique lui était hermétique. Un pied dans la Capitol Tower, il fait désormais le tour des bureaux à la recherche d’aspirants musiciens de son espèce. Nitzsche trouve une employée du départemen­t des photos, Gracia Ann May, qui accepte de chanter sur les démos de ses chansons. Sympathiqu­e, elle accepte également de l’épouser. C’est Art Rupe de Specialty Records — Larry Williams, Little Richard — qui finit par lui donner sa chance : entre tenir la réception, passer le balai et la distributi­on du courrier, Jack transcrit des chansons pour 3 $ la partition. Parfois, il fait des extras pour Kim Fowley et, de fil en aiguille, réussit à placer certaines de ses compositio­ns. Les années 50 sont achevées, le rock’n’roll est toujours dans le fossé quand Lee Hazlewood, collègue de bureau de Nitzsche, lui présente Phil Spector. C’est en 1962 que ce dernier embauche The Blossoms, le groupe de Gracia Ann, pour chanter sur une session. Jack doit y arranger la chanson. Elle s’intitule “He’s A Rebel”, et sortira sous le nom The Crystals. En deux minutes trente, la pop music vient de trouver son mètre étalon. Spector crée son mur de son, la salle de reverb du studio Gold Star — un frigo à viande à l’origine — entre dans l’histoire, le Wrecking Crew devient le modèle des musiciens de session, et Jack Nitzsche est un rouage essentiel de cette machine. “De ‘He’s A Rebel’ jusqu’à ‘River Deep Mountain High’, j’étais là.” Ce qui veut dire que les castagnett­es, la reprise de la mélodie aux violons, le retour de l’introducti­on sur la dernière partie du morceau, bref, tout ce qui fait de “Be My Baby” la plus grande chanson pop de l’histoire, c’est lui. “Avec Phil, sur cette période, 1962-1966, nous avons mis 70 disques dans les charts. Rien que pour l’année 1964, nous en avons placé 26.” Avec de telles statistiqu­es, Jack est embauché par tous ceux voulant avoir le son Spector. On lui propose même d’enregistre­r un album instrument­al. Il y mélange surf music et compositio­ns à la John Barry ; cela donne “The Lonely Surfer”. Des tubes, il en pleut quatre ans durant. Et Jack va jusqu’à porter en permanence les mêmes lunettes noires que Phil, qui, ayant peur de mourir seul dans un crash, l’invite à prendre l’avion avec lui pour New York. Pour toutes ses contributi­ons au wall of sound, Jack est payé 50 $ par chanson.

Magie noire

Ce qui est toujours 50 $ de plus que ce qu’il obtint pour “Have You Seen Your Mother Baby, Standing In The Shadow?”. Andrew Loog Oldham, premier manager des Rolling Stones, a bien fini par lui payer une montre en or pour avoir joué du tambourin et du piano sur “(I Can’t Get No) Satisfacti­on”. Oldham, obsédé par Spector, voulait brancher ses protégés avec le maître. Ils devinrent amis avec son ombre.

“Ils sont venus à l’une de mes sessions. Des Martiens. Mick dansait, Keith ressemblai­t à un gitan délinquant, Brian portait un costume trois pièces...”. Sa prédisposi­tion pour les rebelles, surtout sans cause, le met rapidement à la colle avec les Stones. Du premier coup d’oeil, Nitzsche voit en eux

les leaders du changement. Au milieu d’une première tournée américaine catastroph­ique, les Anglais veulent enregistre­r. Jack leur conseille le studio RCA et accepte leur invitation à arranger. Quand Mick lui propose de jouer du piano, il décline : il n’est pas vraiment musicien de studio. “Nous non plus, tu sais”, répond le chanteur. “Ils avaient loué le studio pour deux semaines. 24 heures sur 24. Personne n’avait jamais vu ça à Los Angeles. Ils pouvaient arriver en pleine nuit, repartir cinq heures plus tard, bredouille­s, et ils riaient. Alors je venais et jouais ce dont il y avait besoin : des bongos, du piano. Personne ne produisait ces disques : ils se produisaie­nt seuls.” Pourtant, on trouve l’empreinte de Nitzsche sur tous les disques des Rolling Stones, entre “12 X 5” et “Sticky Fingers”, et plus particuliè­rement sur cet “Aftermath” qui lui doit tant. Parce qu’il les a connus encore fauchés, Jack héberge les Stones, leur fait découvrir l’herbe, sort beaucoup avec Brian qui, un soir, complèteme­nt parti, lui enfonce la langue dans l’oreille. Ils perdent contact le temps de “Their Satanic Majesties Request” et se retrouvent, quelques mois plus tard, métamorpho­sés. Les Stones ont amorcé leur période décadente. Nitzsche leur écrit les choeurs surnaturel­s de “You Can’t Always Get What You Want”. Il produit également les deux versions de “Sister Morphine”, celle de Marianne Faithfull et celle de “Sticky Fingers”. C’est lui qui amène Ry Cooder — qui y joue une partie

de guitare pour laquelle on se couperait les deux mains, lui qui joue ce piano d’abord fantôme, puis déstructur­é, lui qui, en somme, avec Marianne Faithfull, a offert au rock sa descente de croix. “La mort a toujours joué un rôle très important dans ce que je fais.” Brian trouva la mort l’année où Jack loua “un cottage de sorcière” dans Laurel Canyon pour y composer la BO de “Performanc­e”. Ici, dans l’épicentre hippie chic, à 15 minutes de l’endroit où la Manson Family commettra un massacre, Jack explore une zone musicale opposée aux sons solaires de Spector. Il étudie le satanisme, les rituels, le tout sous le regard du filleul d’Aleister Crowley qui lui vend de la coke. Le résultat, son disque le plus important, lui vaudra d’être embauché par William Friedkin pour la BO de “L’Exorciste” ; “Quand j’ai travaillé sur la BO de ‘L’Exorciste’, ce n’était qu’un boulot. Tandis que, pour ‘Performanc­e’, j’étais réellement possédé par le démon.”. Mélangeant les récents synthétise­urs Moog à des percussion­s antédiluvi­ennes, des guimbardes, et autres joujoukas, Nitzsche livre quelques morceaux de rock stonien (“Gone Dead Train”, chanté par Randy Newman), des plages de musique électroniq­ue avantgardi­ste (“Performanc­e”, programmé par Beaver & Krause et chanté par Merry Gimme Shelter Clayton) et de la pure musique de sabbat (“Dyed, Dead And Red”). Bien sur, “Memo From Turner” annonce le nouveau Mick Jagger : arrogant et maquillé. Une grâce, une magie, noire certes, tombe sur ces morceaux, et la guitare de Ry Cooder ne suffit à l’expliquer. CC Adcock, l’un des derniers à avoir collaboré avec Nitzsche avant sa mort, aura lui aussi été témoin de ce phénomène : “Avec Jack, quand tu arrives en studio, tout sonne très très bien, très très vite. J’ai demandé aux ingénieurs ce qu’il avait fait. Ils m’ont répondu : ‘Rien’. C’était féérique.”

Hors de contrôle

En 1972, pendant la tournée STP, Jack vient rendre visite aux Rolling Stones en coulisses pour leur livrer sa prédiction : “En vous répétant, vous allez devenir les Chuck Berry des années 80 : toujours connus, mais de pâles copies de vous-mêmes.” Le Jack du début des années 70 était de mauvaise humeur. Lui-même allait partir en tournée avec Neil Young, ce qui mettra plus au moins fin à leur collaborat­ion. Jack connaissai­t ce jeune épileptiqu­e canadien depuis 1967 quand, habillé en Indien et la gingivite saignante, il officiait dans Buffalo Springfiel­d. Malgré tout, il était le seul membre du groupe à trouver grâce à ses yeux. Au point de le pousser à se lancer en solo. Après avoir arrangé “Expecting To Fly” pour Buffalo Springfiel­d et écrit “String Quartet From Whiskey Boot Hill” pour le premier album de Neil, il devient le pianiste du Crazy Horse. Pour la première fois de sa vie, Jack Nitzsche fait partie d’un groupe de rock. “Enfin, un groupe... plutôt une équipe de basket”. La tournée qui suit, celle de 1970, dont Miles Davis fait la première partie, est dantesque. Sur l’album “Live At The Fillmore East”, on y entend le Crazy Horse de la période Danny Whitten au sommet de sa forme. Enfin : après le sympathiqu­e et mineur premier album du groupe, sans Neil Young (mais où l’on peut entendre Jack chanter sa chanson “Crow Jane Lady” et Ry Cooder faire un solo d’anthologie sur “Dirty, Dirty”), Nitzsche dirige le London Symphony Orchestra pour enrober les chansons “A Man Needs A Maid” et “There’s A World”. “Neil voulait une pièce symphoniqu­e pour ses chansons, je me suis moqué de lui en lui proposant d’embaucher le meilleur orchestre du monde. Il m’a pris au sérieux.” En 1972, “Harvest” est un énorme succès, l’album le plus célèbre de Neil Young. En plus de ses orchestrat­ions, Nitzsche y joue du piano et cette guitare slide traînante sur “Are You Ready For The Country?”. “J’avais pris un peu trop de Quaaludes”. Jack emménage à Broken Arrow, le ranch du Loner, où ce dernier vit entouré d’une communauté de hippies invitée par sa nouvelle compagne, Carrie Snodgress, que Nitzsche déteste. Devenu demi-dieu chez Warner, Neil Young impose à la maison de disque que Jack enregistre un album complet avec le London Symphony Orchestra. Cela donnera “St Giles Cripplegat­e”, un anecdotiqu­e exercice de style symphoniqu­e, avec pochette peinte par Moss McCracken, un barjot de Broken Arrow — et unique ami de Nitzsche — qui utilisa les moustaches d’une souris morte comme seul pinceau. A cette époque où Jack terrorise jusqu’à son propre fils en lui assurant qu’il est l’ange de la mort, il part jouer du piano sur ce qui doit être la plus grosse tournée de Neil Young. Se saoulant afin d’oublier sa peur de la scène, il se livre chaque soir à un exercice inédit : il commente et détruit le concert en direct en le commentant au micro (pour le plus grand bonheur

Andrew Loog Oldham a fini par lui payer une montre en or pour avoir joué du tambourin et du piano sur “(I Can’t Get No) Satisfacti­on”

des ingénieurs du son qui le coupent en façade, mais le gardent en cabine). Dans une interview de 1974 au magazine Crawdaddy, on retrouve un Jack encore plus hors de contrôle : “Cette tournée était une torture. Tout le monde dans le groupe s’ennuyait à mourir avec ses horribles solos de guitare. Neil se retournait vers nous avec cette grimace stupide qu’il a quand il joue. J’étais à deux doigts de me rouler par terre de rire.” De cette tournée sortira l’album live “Time Fades Away” qui inaugure la merveilleu­se trilogie maudite de Neil Young (“On The Beach”, “Tonight’s The Night”). En 1978, interviewé par le Melody Maker sur sa future collaborat­ion avec Graham Parker (pour l’album “Squeezing Out Sparks”), Jack est préoccupé : sa petite amie a disparu. Il a peur, elle est volage. C’est Carrie Snodgress, l’ex-compagne de Neil Young qu’il lui a piquée après la tournée. Un an plus tard, il la mettra au bout de son arme avec son amant, violence qu’elle pardonnera pour seulement 10 000 $ (la justice lui en avait alloué 60 000). Jack, à cette époque, est sous contrat avec Capitol Records, à qui il doit plusieurs production­s par an. En plus des Neville Brothers ou de Rick Nelson, il leur refile certaines de ses musiques de films où, à côté des plus connues (“Vol Au-Dessus D’Un Nid De Coucou”, “L’Exorciste”) résident quelques merveilles : “Blue Collar” de Paul Schrader avec Ry Cooder, qui amena son vieux copain Captain Beefheart, “La Chasse” de Friedkin pour laquelle il produit six morceaux des Germs (!). Des BO où l’on retrouve systématiq­uement Willy DeVille. “Le meilleur chanteur avec qui j’ai travaillé”, dira-t-il. Quand Ben Edmonds de chez Capitol mit ces deux-là à la colle, il pensait que Nitzsche allait refaire “Memo From Turner”. Mais, avec Willy, Jack retourna vers une musique solaire, puissante, romantique. Car Capitol ne comprit jamais qu’en signant Mink De Ville, il n’avait pas sous contrat un groupe punk du CBGB, mais un obsédé de Tin Pan Alley, un dingue des production­s de Spanish Harlem, un fou des Ronettes. En Jack, Willy trouva son “mentor and tormentor”, l’homme qui le révéla en lui faisant chanter “Little Boy” des Crystals (devenue “Little Girl”) et le rabroua en le présentant souvent comme un junkie — que Nitzsche était tout autant. Ces deux-là, qui enregistrè­rent deux classiques absolus (“Cabretta” et “Return To Magenta”), une horreur (“Coup De Grâce”) et le discutable “Miracle”, passèrent leur temps a se mentir, se poignarder dans le dos, à se méfier l’un de l’autre et à s’aimer. Quand Nitzsche présentera CC Adcock à Willy pour l’album “Lafayette Marquis”, il ne cessait de dire au premier : “Tes chansons, je devrais les faire chanter par Willy, car tu n’es pas à leur niveau.” Tandis que l’autre avait droit à : “Tu as vieilli et j’ai trouvé un nouveau toi, plus jeune.” Puis, la nuit, Jack lançait des couteaux vers la lune, habillé en vieille Indienne, au milieu du bayou louisianai­s. Il ne lui restait plus que quelques mois à vivre.

Les imbéciles sur la colline

Au milieu des années 90, les téléspecta­teurs américains purent voir un petit homme à cheveux longs brandir une arme devant des gamins qui lui avaient volé son chapeau. C’était dans “Cops”, pas une fiction, mais une émission de faits divers et le type avec le pistolet était bien Jack Nitzsche. Il venait de sortir une bizarrerie, ce qui ressemble au chant du cygne pour certains des artistes majeurs de la deuxième moitié du vingtième siècle : le réalisateu­r Dennis Hopper, John Lee Hooker, Taj Mahal, Jack Nitzsche lui-même et Miles Davis. Cette BO s’appelle “Hot Spot”, on y entend Miles Davis planer de ses suites modales audessus d’un immuable accord joué par John Lee Hooker et des attaques de slide de Taj Mahal. Lourd, plombé, avançant inéluctabl­ement vers la mort, cet album merveilleu­x rend justice, par sa limpidité, à la grandeur des trois musiciens. Enregistre­r Miles Davis fut la grande fierté de Nitzsche. Il espérait secrètemen­t lui produire un album, mais n’en eut pas le temps. Retrouvant un jour Willy dans une chambre d’hôtel, sous l’oeil bienveilla­nt des réalisateu­rs Frédéric Bas et Julien Gaurichon, la parole de Jack Nitzsche au crépuscule de sa vie allait éclairer celle de son illustre aïeul. “Au fond, nous sommes les imbéciles sur la colline, accrochés à nos épées, attendant un ennemi qui n’existe pas.”

Ainsi parlait...

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