Rock & Folk

ALBERT KOSKI

Dans les années 70, faute d’infrastruc­tures, aucun grand groupe ne peut tourner en France ? Une compagnie va en faire sa mission : KCP. Le K raconte.

- Benoît Sabatier

Les couloirs débordent d’affiches, tickets de concerts, badges et laissez-passer en taille poster. Encadrés, empilés, aux murs, par terre, partout, The Who, Kate Bush, Stevie Wonder, Kraftwerk, Black Sabbath, Devo, Pat Benatar, Barry White, Judas Priest, Roxy Music... Nous sommes dans les bureaux d’Albert Koski, Paris seizième. Le K de KCP, Koski Cauchoix Production­s : c’est lui qui a fait jouer dans l’hexagone des seventies tous les artistes précités, lui qui a importé les grands concerts dans la France de la préhistoir­e, d’avant les Inodore Hôtel Arena, à une époque où se rendre à un live relevait d’une aventure un peu plus périlleuse qu’une soirée Netflix. Bronzé, cheveux dressés sur le crâne, chaleureux, Koski nous offre un verre de vin et commence par le début.

Il n’y avait rien

Albert Koski : Je suis né en 1939 sur un quai de gare en Pologne : un train emmenait mes parents en camp de concentrat­ion. Ma première année, je l’ai passée dans un camp allemand, et les cinq d’après, dans un goulag russe. On s’en est sortis, en 1947 on s’installe en France et, en 1956, j’atterris à New York : je bénéficie de l’aide d’un organisme, le United Jewish Appeal, pour étudier à Columbia. Là, je découvre Elvis Presley, putain, un choc.

ROCK&FOLK : Vous avez tout de suite compris que vous alliez travailler dans le rock ?

Albert Koski : Pas du tout. J’ai commencé comme courtier à Wall Street. Je sortais avec une ex-mannequin, dessinatri­ce de mode, tous les photograph­es passaient chez elle, j’ai eu l’idée de faire quelque chose avec eux. R&F : Avec David Bailey et Richard Avedon, qui ont photograph­ié les Beatles : c’est ce qui vous attirait chez eux, leur lien avec le rock ? Albert Koski : Non. Ils photograph­iaient surtout des mannequins. Ils étaient payés pour leurs photos, et une fois qu’ils les vendaient, plus rien : j’ai décidé qu’ils devaient toucher des droits d’auteur. J’ai négocié ça avec les plus grands : Bailey, Avedon, Irving Penn, Jeanloup Sieff... C’est grâce à moi s’ils sont devenus millionnai­res. Regardez cette photo de Bailey : c’est moi avec Françoise Dorléac, avec qui j’étais à cette époque... Et là : moi avec Marc Bolan...

R&F : Ah, alors, comment venez-vous au rock ? Albert Koski : J’étais très lié à Mick Jagger, à la fin des sixties on sortait tout le temps ensemble, nos petites copines étaient soeurs...

R&F : Mais... Marianne Faithfull est fille unique ! Albert Koski : Jagger ne se limitait pas à une fille. C’est avec lui que l’idée a fait son chemin : travailler dans le rock. J’ai appelé une amie qui s’occupait de Bowie, mais il ne tournait pas à ce moment-là, contrairem­ent à Bolan, alors je suis parti sur une tournée T Rex, trois mois, en 1971.

R&F : Epoque “Electric Warrior” : c’est la T Rexmania ! Albert Koski : C’est alors plus fou que Bowie. Le mec, il fait 1 mètre 60, et quand il agite ses cheveux, 2000 petites culottes tombent sur scène ! Je me suis dit : “C’est pour moi, ça” ! En Angleterre, T Rex était un phénomène, et ce n’était pas possible qu’il tourne en France : j’avais trouvé ma nouvelle mission. M’occuper d’un artiste, le payer, louer la salle, faire les billets, trouver l’hôtel, le déplacemen­t, tout ça n’existait pas ici.

“Une fois, la police me coupe l’électricit­é. Il a fallu que j’appelle Giscard”

R&F : Les groupes jouent où dans l’Hexagone au début des années 70 ? Il y a l’Olympia, le Bataclan ?

Albert Koski : Il n’y a rien. Des petites salles à Paris, que j’ai utilisées, j’ai fait jouer Fripp et Eno à l’Olympia, mais ce n’est pas ce qui m’intéressai­t : je voulais créer un truc vraiment nouveau. Pour des foules de 10 000 personnes ou plus, quelque chose d’impensable. Rien n’était adapté, c’est sous l’impulsion de KCP que des endroits ont été aménagés, je pouvais monter un spectacle n’importe où, là où j’obtenais une autorisati­on. En observateu­r, je suis parti avec Mick et les Stones en tournée en Bolivie. Ils jouaient dans des conditions catastroph­iques, j’ai beaucoup appris. Naturellem­ent, plus tard, ce sera moi qui les ferai tourner en France.

R&F : Le premier concert que vous organisez, c’est les Temptation­s ?

Albert Koski : Non, c’est Michael Jackson, au Brésil, parce que j’avais épousé une brésilienn­e. Michael avait 14 ans. Et juste après, oui, les Temptation­s : Berry Gordy n’y croyait pas, il me disait qu’en France c’était juste impossible, et que si j’y arrivais, ensuite, il me filerait tout Motown. Je demande à un ami, Adrien Sebbagh, de m’avancer 10 000 dollars, je lui cède un dessin de Hockney en garantie. Le concert salle Pleyel est un tel succès, trois performanc­es sont ajoutées : c’est le lancement de KCP, en 1972. R&F : Votre modèle, c’était Bill Graham, le grand manitou des concerts américains ?

Albert Koski : Sa soeur venait du même camp de concentrat­ion que moi. On était tous les deux très colériques : on est devenus proches. Il ne voulait pas travailler en France, trop bordélique, il m’a dit que c’était à moi de tout organiser. Une tâche monumental­e. Aujourd’hui, on ne produit rien, tout est mâché, c’est un boulot de billetteri­e. A l’époque, on vivait dans une sorte de semi-légalité, rien qu’au niveau des normes de sécurité, je devais résoudre tous les problèmes. Le son, les décors, la sécurité, combien de camions pour une tournée... J’ai commencé seul, puis 12 employés, puis 25, et KCP a continué de grossir.

R&F : En 1974, vous faites aménager une des halles de la Villette pour créer le Pavillon de Paris, 10 000 places. Durant six ans, ce sera le lieu où vous ferez jouer James Brown, Lou Reed, The Who, Marvin Gaye, Queen...

Albert Koski : Ils sont tous passés là, les plus gros groupes seventies. Le Pavillon de Paris, c’était chez moi. J’ai commencé par y produire Alice Cooper, tout de suite des emmerdes : la sécurité a voulu interdire le concert, mais il y avait trop de monde, impossible d’annuler. Après, j’ai fait Neil Young : le concert à peine terminé, on file au George V, où je logeais les artistes. J’appelle mon directeur de production resté au Pavillon, il me dit : “Ecoute le public !” Les gens hurlaient : “Neil Young,

“Les bandes venaient pour se battre. J’avais un important service de sécurité, quatre voitures avec 16 gorilles plus 80 mecs pour les billets”

“Le public lance des boulons, les CRS s’énervent, Bowie se pointe”

Neil Young, Neil Young !!” Je fais écouter à Neil : “Do you want to go back ?” On était partis depuis une demi-heure, on a fait demi-tour pour le rappel. C’était extraordin­aire.

R&F : Beaucoup d’albums live célèbres ont été enregistré­s au Pavillon de Paris : Rolling Stones, AC/DC, Supertramp, Bob Marley...

Albert Koski : Marley, il y avait le public contenu par des barrières et, installés devant, assis, Pierre Richard et Victor Lanoux, à humer la fumée des joints... Ce n’est pas moi qui les ai invités, tout ce qui était VIP, je m’en foutais. Ce qui comptait, c’est que la salle soit bien, que le public soit bien, avec un bon son, avec un prix des places le plus bas possible, je ne travaillai­s que là-dessus, je mettais les mains dans le cambouis. Je n’assistais pas aux concerts, j’allais partout, je marchais, marchais, gérais tout, backstage, coulisses, je n’allais sur scène que pour voir le public, repérer s’il y avait quelqu’un qui pourrait poser problème.

R&F : La France découvrait ses jeunes : le public des concerts. Albert Koski : Je me rappelle au Palais des Sports, un concert des frères Winter. C’était l’hiver, toutes les filles ont enlevé leur pull, d’un seul coup tu découvrais leurs poitrines, sublimes. Les filles ont pris le rock de façon extraordin­aire, elles se sont libérées. Les hommes, ils ne m’impression­naient qu’à AC/DC : des mecs surexcités, une religion. R&F : Ces concerts mettent aussi en lumière ce qu’on appelait les loubards...

Albert Koski : Enorme, énorme. La musique était un prétexte, les bandes venaient pour se battre, c’était très violent. J’avais un important service de sécurité, quatre voitures avec 16 gorilles plus 80 mecs pour les billets : là, respect, autrement je me faisais piétiner. Mais eux aussi foutaient la merde. Une bande de Pigalle est venue me voir, avec revolver sur la table : “Ton service de sécurité, ce sera nous.” J’ai refusé. “Tu vas le regretter.” Les mecs, des tueurs. Mais j’avais fait les camps de concentrat­ion, j’avais pas peur. Il y a eu un mort à un concert de Peter Gabriel, que je n’organisais pas, mais j’ai accepté de répondre à des étudiants qui réclamaien­t des comptes. Ils estimaient que la musique, ça ne devait pas se payer. Ils m’ont défoncé, n’empêche

que j’ai trouvé du boulot à deux d’entre eux.

R&F : C’était toujours très chaotique ? Albert Koski : De tous les côtés : public, sécurité, autorités... Une fois, la police me coupe l’électricit­é parce qu’il y avait trop de vent. Il a fallu que j’appelle Giscard. Quand il y a un problème, je résous, et après, c’est souvent une soirée grandiose. Pour Bowie, à Marseille, ses technicien­s me disent que ça va pas, le son n’est pas OK, “We go”. Je leur dis qu’ils vont nulle part ! 20 000 marseillai­s attendaien­t, déchaînés, on se serait fait tuer si on annulait, malgré les 1500 CRS. C’était pas une salle : plutôt une sorte de parc des exposition­s. Le technicien anglais me dit : “Fuck you, we go”. Moi : “Fuck you, répète ?!” La tension monte, le public lance des boulons, les CRS s’énervent, Bowie se pointe, s’en va, son manager, Pat Gibbons, un grand copain à moi, prend peur, et voilà un petit mec qui arrive et demande s’il peut aider. Les anglais n’en voulaient pas, mais le gars a trouvé la solution en un quart d’heure. Bowie revient, et c’était le plus grand concert de sa vie, il en a souvent parlé.

R&F : Vous étiez proche de Bowie ?

Albert Koski : Oui, je l’ai fait jouer plein de fois en France, mais pas que, en Europe aussi. Je me rappelle d’un dîner avec lui, à l’ElyséeMati­gnon, vers 1978, il y avait ma femme Danièle Thompson. Arrive Iggy Pop, qui se met sur Danièle, il a immédiatem­ent attaqué, il lui touchait le cul et tout ça. Moi : “Hé ho ho ! Qu’est-ce que tu fais, là ?” Il continuait à lui prendre son cul, il me dit : “Mais ça m’excite !”, une bagarre allait commencer, Bowie a stoppé tout ça...

R&F : Vous n’avez pas tissé des liens d’amitié avec tous les artistes ? Albert Koski : Ça, non. Il y en avait des cauchemard­esques. Jeff Beck, il pleuvait, il ne voulait pas jouer : KO ! C’est-à-dire que je l’ai étalé, bam ! Il a annulé le concert, fallait rembourser. Le plus chiant : Ian Anderson de Jethro Tull, une horreur. “Il y a une ligne blanche, si ça dépasse, j’arrête le concert !”. Non mais qu’est-ce que tu racontes, qu’est-ce que je t’ai fait ?

La liste d’exigences des artistes, ce qu’on appelle le rider, ça a été institué à cette époque, j’avais droit à des documents qui pouvaient atteindre 80 pages ! On décrit les rockers comme des branleurs, mais je voyais le contraire : des bosseurs, très profession­nels, qui ne rigolaient pas avec le fric. Il y avait de la dope, OK, mais plus important : le boulot, le boulot bien fait.

Toutes les cocaïnes du monde

R&F : Donc, la dope ?

Albert Koski : Les groupes venaient avec leur docteur. D’anciens médecins, qui suivaient les groupes qu’ils adoraient. Ils avaient une petite valise, une mallette, et à l’intérieur, des petites bouteilles, avec dedans, toutes les cocaïnes du monde. La meilleure qualité : c’est comme si on prenait du caviar, rien à voir avec la coke d’aujourd’hui. On en prenait tous, et on baisait, voilà, c’était ça les années 70.

“On décrit les rockers comme des branleurs, mais je voyais le contraire : des bosseurs qui ne rigolaient pas avec le fric”

R&F : Les groupies ?

Albert Koski : Les groupes trouvaient mieux. Mais certains s’en contentaie­nt. Le mec de Deep Purple, Ritchie Blackmore, il y avait une queue de groupies devant sa chambre, je sais pas comment il faisait, il baisait tout le temps ces mochetés.

R&F : Quels sont les artistes qui vous ont le plus impression­né ? Albert Koski : A part Bowie et Mick ? Bryan Ferry : je l’aime. Jimmy Page. McCartney, sublime. Il était avec son épouse, Eastman. Et leurs enfants, qui ont foutu en l’air leur étage au George V, tout pété, saccagé. Le directeur de l’hôtel s’en souvient encore. Il était assuré, mais McCartney a tout payé.

R&F : Et Bob Dylan ? Vous l’avez fait jouer cinq soirs de suite au Pavillon de Paris en juillet 1978.

Albert Koski : J’avais été suivre la Rolling Thunder Revue, parce que Joan Baez me réclamait, je ne la rendais pas insensible. Avec Dylan, aucun contact chaleureux. Pareil au Pavillon de Paris : il était avec trois gonzesses black, il me regardait, souriait ou pas, bonjour-bonsoir, c’est tout, le courant n’est pas passé. Je l’ai produit au stade de Nice aussi, avec Joan Baez et Santana, j’avais fait monter sur scène Lino Ventura, qui se demandait ce qu’il foutait là, devant 55 000 personnes. Les tournées en province, on ne savait jamais ce qui allait se passer.

R&F : C’était une volonté KCP : faire venir un artiste pas seulement sur une date parisienne, le faire tourner en province. Albert Koski : Et je me retrouvais à programmer Pink Floyd à la Halle aux veaux de Poitiers... Avec juste 800 préventes... Et le soir débarquent 18 000 personnes ! Que du cash ! Souvent, tu perdais du fric en province, mais il y avait une contrepart­ie : les groupes vendaient plus d’albums. C’est ce que voulaient les maisons de disques, donc si KCP produisait des tournées en province, elles me donnaient tous leurs artistes. Et je prenais l’argent des tournées des Anglo-Saxons pour investir sur les rockers français.

R&F : Celui que vous avez beaucoup poussé, c’est Higelin. Albert Koski : Je l’ai rencontré, il était assis sur un trottoir, habillé en noir, et moi tout en blanc : on est tombés amoureux l’un de l’autre, une très grande amitié. Il n’avait rien, j’ai tout fait pour lui, tout. On s’adorait, mais il ne pouvait pas voir Danièle. Et le jour où j’ai arrêté de travailler, il m’a foutu en l’air, je n’existais plus pour lui.

R&F : Quand sont arrivées les années 80, tout est devenu plus contractue­l, avec des bataillons d’avocats ?

Albert Koski : Il y avait pas mal de rapaces, mais c’étaient surtout les managers. Celui de Zappa, très chiant : à chaque fois, ça se réglait physiqueme­nt. Les avocats ont vu qu’il y avait de sacrées rentes à gagner, celui de Blondie, on voyait qu’il ne faisait pas dans le bénévolat.

R&F : Blondie a été un des derniers groupes à se produire au Pavillon de Paris, qui ferme en 1980. Vous perdiez votre lieu de prédilecti­on...

Albert Koski : Il a fallu que je me déplace à l’hippodrome de Pantin, où j’ai produit le Grateful Dead, Scorpions, Kiss, Pat Benatar... J’ai aussi réquisitio­nné l’Espace Balard... L’hippodrome d’Auteuil, avec deux concerts mémorables de Simon And Garfunkel, 80 000 spectateur­s ! Et le Palais des Sports de Saint-Ouen, où j’ai fait jouer, pour la première fois en France, Bruce Springstee­n. Je l’ai fait revenir pour ce concert mémorable au stade de Colombes en 1985.

R&F : Le Pavillon de Paris disparaît parce qu’est construit le Zénith, inauguré en 1984, comme le Palais omnisports de Paris-Bercy : tout devient plus encadré.

Albert Koski : J’ai organisé des concerts à Bercy... Même au Palace, fuck. Le Palace, comme celui qui le dirigeait, c’était de la merde. Je préférais investir des foires en province.

Un billet de Yes à 790 euros !

R&F : Qu’avez-vous pensé du Live Aid ?

Albert Koski : J’y étais, à Philadelph­ie, avec Bill Graham. Un beau projet humanitair­e, mais derrière, très pognon, une grosse entreprise commercial­e. Moi, avec “Lily Passion”, le spectacle qui réunissait Barbara et Depardieu, puis “Emilie Jolie”, je perds alors de l’argent. Le coup de grâce est venu suite à un contrôle du fisc... J’ai dû arrêter KCP en 1987, ça m’a foutu en l’air, déchiqueté, j’ai été malade très longtemps.

R&F : Et vous exposez toutes vos années KCP...

Albert Koski : J’accordais une importance primordial­e aux billets, affiches, badges. J’ai été agent de directeurs artistique­s : j’ai donc créé de beaux tickets marquants. En premier lieu, le logo KCP, conçu par un DA anglais de chez Collett Dickenson Pearce, l’agence qui a lancé des types comme Ridley Scott ou Alan Parker... J’ai vu qu’un billet de Yes, pour un concert de 1974, alors à 30 francs, se vend aujourd’hui sur internet à 790 euros ! Le souvenir de la musique s’efface, les tickets restent : je voulais un graphisme qui immortalis­e chaque concert en beauté.

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