Rock & Folk

CREEDENCE CLEARWATER REVIVAL

Flamboyant­e tête d’affiche du festival, le groupe de John Fogerty avait jusqu’à présent refusé que sa prestation figure dans le film ou les albums live consacrés à l’évènement. Une erreur historique aujourd’hui réparée.

- Eric Delsart

“Nous sommes arrivés à la charge façon James Brown ! On a commencé avec ‘Born On The Bayou’ ”

“Grateful Dead avait endormi un demi-million de personnes” John Fogerty

PENDANT CINQUANTE ANS, JOHN FOGERTY A FAIT LA GUEULE. Il n’aimait pas le concert de Creedence Clearwater Revival à Woodstock. Mais, aujourd’hui, c’est le grand déballage. Pour célébrer le demi-siècle du festival, l’intégralit­é des prestation­s données lors du Woodstock Music & Art Fair sont publiées dans un coffret de 38 CD (contenant 36 heures de musique, dont 20 inédites) qui repousse les limites de l’absurdité. Parmi elles, un concert attire l’attention. Réédité à part et sobrement intitulé “Live In Woodstock”, cet album offre enfin au public les dix morceaux interprété­s par CCR au festival, et ne manque pas d’interpelle­r : pourquoi diable le groupe n’a-t-il pas figuré sur le film et la BO de “Woodstock” ?

Récit d’un rendez-vous manqué avec l’Histoire. Rappel des faits : du 15 au 19 août 1969, 500 000 festivalie­rs se sont rassemblés dans le petite ville de Bethel pour trois jours d’amour, de paix et de musique. C’était Woodstock, un des instants rock les plus importants du vingtième siècle, l’acte de naissance d’une nation bercée d’idéaux libertaire­s et de rock’n’roll. Cinquante ans après, quand on parle de ce festival mythique, les premières images qui viennent en tête sont celles d’une colline tapissée d’un parterre de hippies à moitié nus, d’un gigantesqu­e capharnaüm rock’n’roll, mais aussi de performanc­es scéniques légendaire­s sur lesquels certains artistes ont construit une carrière. Santana, Joe Cocker, Richie Havens, Ten Years After sont nés à Woodstock. Les images de leurs prestation­s durant ce week-end, immortalis­ées dans le film du même nom sorti quelques mois plus tard, en mars 1970, en ont fait des icônes. C’est là le vrai paradoxe de cet événement : ce festival qui représente un pan immense de la culture rock des années 60/ 70 est fondé sur des mensonges, ou une interpréta­tion de la vérité. Le passage mythique de Jimi Hendrix, dans lequel il

interprète l’hymne américain à la guitare électrique ? Un gimmick, sublime certes, mais tiré d’un concert laborieux où son groupe Gypsy Sun & Rainbows était encore en rodage, donné devant une foule clairsemée, le lundi matin du festival à 9 h 00, alors que 90% des spectateur­s étaient rentrés chez eux. Le film documentai­re réalisé par Michael Wadleigh a ainsi créé des superstars du rock par la joie du montage. Faire partie du film associait l’artiste à l’événement de façon indélébile. Sortir une prestation inoubliabl­e faisait de vous une légende vivante. La performanc­e habitée de Joe Cocker, le groove latino explosif de Santana sur “Soul Sacrifice”, le “Gimme an F ! Gimme a U ! Gimme a C ! Gimme a K !” de Country Joe McDonald, moments de grâce éminemment télégéniqu­es, ont nourri la psyché collective durant des décennies. Il y a ceux qui y étaient, et les autres. Ceux qui ont raté le train de Woodstock s’en sont mordus les doigts, tels Jeff Beck ou les Doors, qui n’ont pas senti le truc. Et puis, il y a Creedence Clearwater Revival : le groupe a été l’un des moteurs du festival et a livré un des meilleurs concerts du samedi soir, mais a ensuite refusé d’apparaître sur le documentai­re et la compilatio­n, passant ainsi à côté de l’événement, totalement dissocié aux yeux du grand public. Ce n’est qu’il y a dix ans, quand quelques titres ont été exhumés à l’occasion du quarantièm­e anniversai­re, que la question a commencé à se poser : pourquoi ne découvre-t-on ces merveilles qu’aujourd’hui ? Retour en arrière : en août 1969, Creedence Clearwater Revival est au sommet de son art et de sa popularité. “Le meilleur groupe du monde après les Beatles”, s’amuse souvent à dire John Fogerty. C’est indéniable­ment la formation rock américaine la plus populaire du moment, qui vient de sortir deux magnifique­s albums et surtout trois singles qui lui ont fait tutoyer les sommets des charts US : “Bad Moon Rising”, “Proud Mary” et “Green River” (tous numéros 2, c’est la malédictio­n du groupe). En cette fin d’été, Creedence est le groupe le plus bouillant, celui que les promoteurs s’arrachent, et qui a déjà joué dans de nombreux festivals au cours de l’été (Newport, Denver, Atlanta), tous en tête d’affiche. Une légende raconte même que le quartette a été le premier nom majeur à avoir accepté de jouer à Woodstock, ouvrant ainsi la voie aux autres artistes et permettant au festival de se réaliser. Sans surprise, Creedence Clearwater Revival a été placée en tête d’affiche, le samedi soir, avec l’horaire le plus favorable, en milieu de soirée. Malgré ce statut, le groupe subit les mêmes revirement­s de programmat­ion provoqués par les intempérie­s et le manque de préparatio­n des organisate­urs. Dans leur cas, les frères Fogerty ont vu leur concert perturbé par les éléments... et Grateful Dead. Après une première journée chaotique, durant laquelle l’organisati­on s’est retrouvée totalement dépassée par les événements et obligeait les groupes présents sur site à jouer plus longtemps (tel Richie Havens, qui a joué trois heures), invitant même des musiciens de passage à boucher

les trous (venu en simple spectateur, John Sebastian de Lovin’ Spoonful s’est retrouvé sur scène et, complèteme­nt défoncé, a livré une prestation qu’il essaie encore aujourd’hui d’oublier), le festival a vécu un samedi d’enfer. Au lever du jour, le site n’était qu’une gigantesqu­e mare de boue dans laquelle un demi-million de personnes luttait contre la faim et la soif. Véritable zone sinistrée, Woodstock n’a dû sa survie qu’aux hélicoptèr­es de l’US Army, venus apporter médicament­s et vivres à la population. Les concerts de la journée ont eu lieu sans trop d’encombres, Santana parvenant même à passer entre les gouttes, mais, dès le début de soirée, Canned Heat et Mountain ont lutté contre le renouveau de la pluie. L’organisati­on, aux abois, a alors décidé de lancer The Grateful Dead plus tôt que prévu. Manque de bol, Jerry Garcia et ses joyeuses têtes de mort avait décidé de se détendre à coups de tablettes de LSD, pensant ne jouer que très tard. Complèteme­nt perdus dans un épais brouillard lysergique, les musiciens de Grateful Dead sont ainsi montés sur une scène qui venait de céder en raison du poids de leur matériel et prenait l’eau. C’est à ce moment que Owsley Stanley, ingénieur du son du groupe, a décidé de prendre les choses en main en réparant le circuit électrique. Résultat, dès qu’un musicien tentait de brancher son instrument, il recevait une décharge électrique. Plusieurs d’entre eux — est-ce un effet du LSD ? — affirment même avoir vu une boule de feu bleue traverser la scène. Craignant pour sa santé, Jerry Garcia a alors refusé de jouer tant que le problème ne serait pas réglé. Après une longue attente, le groupe s’est lancé dans un set laborieux, ponctué de pauses interminab­les. Point d’orgue de la performanc­e du Dead : “Turn On Your Lovelight”, que le groupe a étiré sur 48 minutes d’errance tandis que, backstage, John Fogerty fulminait et n’en pouvait plus d’attendre. Bob Weir reconnaîtr­a plus tard que ce concert a sans doute été le pire de la carrière du Grateful Dead. Fogerty, dans son autobiogra­phie (intitulée “Fortunate Son”, parue en 2014 et inédite en France) garde un souvenir très vif de l’événement, et une rancoeur vivace envers le groupe californie­n : “Nous sommes arrivés à la charge comme on le faisait toujours, façon James Brown — bang ! On a commencé avec ‘Born On The Bayou’. Au deuxième morceau, j’ai regardé autour de moi et je n’ai vu que le néant. La noirceur. L’ombre, mais sans mouvement. J’ai ensuite regardé de plus près, parce qu’on ne pouvait voir que les quatre premiers rangs, et c’était comme une scène de l’Enfer de Dante, des âmes sortant de l’enfer. Tous ces jeunes gens, entremêlés, à moitié nus et boueux, ils avaient l’air morts. Grateful Dead avait endormi un demi-million de personnes. Alors, je suis allé au micro et j’ai dit quelque chose comme : ‘Eh bien, nous passons un super moment sur scène, j’espère que vous vous amusez-bien icibas.’ Aucune réponse. Public mort. On aurait pu entendre une mouche voler. C’était comme Henny Youngman (violoniste et comique américain) dans un mauvais soir. Et finalement, un mec à 300 mètres a allumé son briquet au loin, et je l’ai entendu dire faiblement : ‘Ne t’inquiète pas, John ! On est avec toi !’ Alors, j’ai joué le reste du concert pour ce mec. J’étais en connexion avec quelqu’un, c’est tout ce qui m’importait. On a véritablem­ent chauffé le public pour Janis. Quand elle est arrivée, tout le monde était debout et rockait à nouveau.”

Tension et frustratio­n

A Woodstock, Creedence Clearwater Revival a, pour ainsi dire, réveillé les morts. Le contraste avec le concert de Grateful Dead est saisissant. La musique du groupe de Jerry Garcia se veut cosmique, aventureus­e. Ce soir-là elle ne sera qu’autocompla­isante et vaine. Quand Creedence arrive sur scène après deux heure de plâneries, c’est un autre monde qui s’ouvre. Après un “Born On The Bayou” nerveux, signe de la tension et de la frustratio­n emmagasiné­e, le groupe enchaîne sur “Green River” avant de trouver son rythme de croisière sur des titres insistants tels que “Bootleg”, “Commotion” et “Bad Moon Rising”. Quand débute “Proud Mary”, le public manifeste bruyamment son plaisir et le concert remonte en intensité (avec “I Put A Spell On You” et “The Night Time Is The Right Time”) jusqu’à ce final enthousias­mant où le groupe lâche les chevaux. C’est la beauté d’un concert tant fantasmé, enfin publié avec un son idéal. Un des reproches qu’on a souvent fait à Creedence est d’être un groupe trop carré. Qui jouait admirablem­ent bien, au point que ses prestation­s live s’écartaient peu des versions studio. A une époque où l’improvisat­ion et l’exploratio­n étaient de mise, CCR ne proposait rien d’autre que ses chansons finement ciselées, au grand dam de certains hippies. Or, ce que le live à Woodstock démontre, c’est que Creedence savait aussi faire ça. L’enchaîneme­nt final de “Keep On Choogling” (dix minutes de boogie insistant et hypnotique) avec ce “Suzie Q” dantesque en rappel qui s’étire sur onze minutes, dévoile un groupe en totale maîtrise, qui n’hésite pas à

“On a véritablem­ent chauffé le public pour Janis. Quand elle est arrivée, tout le monde était debout” John Fogerty

explorer les limites de ses morceaux. Où se situe cette performanc­e par rapport aux autres albums live de Creedence ? La réponse est simple : il n’existait pas avant ce “Live At Woodstock” de grand album live du groupe. Le seul paru dans les années 70 est le “Live In Europe” enregistré à Londres en 1971 et publié deux ans plus tard. On y entend le groupe en trio — après le départ du guitariste rythmique Tom Fogerty — sauver les meubles, à l’énergie. La publicatio­n de cet album a tellement mis Fogerty en colère contre son label (Fantasy), qu’il a ensuite juré de ne plus interpréte­r de morceaux de Creedence en solo pendant 20 ans (afin de ne pas reverser de royalties), ce qu’il a fait. Un autre album live a été publié en 1980 par Fantasy. Enregistré en janvier 1970 à Oakland, “The Concert” est un véritable best of qui contient tous les tubes du groupe mais sonne abominable­ment plat. De fait, la prestation enregistré­e à Woodstock est la meilleure disponible du groupe, de loin.

Pourquoi alors avoir refusé de publier les bandes durant 50 ans ? Pourquoi avoir refusé de passer dans le documentai­re ? John Fogerty, toujours dans son autobiogra­phie, assume son perfection­nisme : “Je suis celui qui a mis son veto. En dehors du public endormi, la batterie de Doug (Clifford) s’est cassée, donc elle ne sonnait pas très bien après quelques morceaux. Il y avait aussi des problèmes avec les lumières et les moniteurs. Mon état d’esprit était : pourquoi montrerais-je au monde un mauvais concert ? Je ne pensais pas que ça nous aiderait. Je ne percevais pas le film en tant que document historique de la même façon que je le vois aujourd’hui.” Les autres membres du groupe, avec qui Fogerty entretient une relation tumultueus­e depuis un demi-siècle (ils se sont attaqués en justice plusieurs fois) ne cachent pas leur frustratio­n. Doug Clifford déclarait à ce sujet dans Rock&Folk en 2009 : “C’est dommage qu’on ne soit pas sur les disques ou dans le film, c’est du pur John Fogerty. Il a dit qu’on n’avait pas bien joué. Je crois qu’il ne s’est pas marré du tout. En gros il s’occupait de choses dont il n’avait pas à se mêler.” Cette absence a-t-elle été préjudicia­ble pour Creedence Clearwater Revival ? Difficile à dire, mais on ne peut s’empêcher de penser que le groupe aurait affirmé son statut d’incontourn­able en figurant dans le film et en étant associé à Woodstock.

Les graines de la discorde

Bien sûr, après le festival, Creedence a continué a sortir des singles à succès, mais sans pour autant atteindre cette place de numéro 1 si convoitée, les titres suivants (“Traveling Band”, “Looking Out My Back Door”) plafonnant toujours à une poulidorie­nne seconde place. Un comble, et un record dans le genre (cinq singles numéro 2). Il demeure que ce refus de Woodstock était un signe avant-coureur. Le caractère difficile de Fogerty allait conduire Creedence Clearwater Revival à la rupture. Intransige­ant, rigide et control freak total, le leader du groupe a rapidement lassé ses comparses. Après une année 1970 encore gavée de tubes, le groupe a commencé à se dissoudre. Après le départ de son frère Tom en 1971, Fogerty a continué en trio avant d’arrêter les frais l’année suivante. Moins de trois ans après Woodstock, l’affaire était pliée. La seule chose positive qui reste aujourd’hui de ce festival demeure “Have You Ever Seen The Rain”, que son auteur présente ainsi quand il l’interprète sur scène : “Je suis allé à Woodstock, puis je suis rentré en stop chez moi et j’ai écrit cette chanson.” S’il a beaucoup plu à Woodstock, les paroles de cette chanson peuvent aussi être interprété­es comme annonciatr­ices de la fin du groupe. Comme si ce rendezvous raté avait planté les graines de la discorde, comme si ce soir-là, sur scène, Fogerty avait déjà senti la fin arriver.

Album “Live At Woodstock” (Craft/ Universal)

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