Rock & Folk

HARRY NILSSON

Un chanteur hors pair, un compositeu­r sous-estimé, un artiste prodigieux, mort trop tôt, d’abus et d’abandon... De tous les génies fracassés, le New-Yorkais est l’un des plus beaux, des plus tragiques et des plus marrants.

- PAR LEONARD HADDAD

“Tout était prêt, le studio et les musiciens bookés.

La seule chose que je n’avais pas prévue, c’est que Harry tousserait du sang. J’étais là pour produire le plus grand chanteur blanc des Etats-Unis, et il avait la voix en lambeaux.” Tout Harry Nilsson est résumé ici : son mystère, sa mystique, ses triomphes et sa chute. La citation vante sa voix inouïe, première chose qu’il s’appliqua à autodétrui­re, à grandes lampées de brandy Alexander avalées dans un nuage de clopes ; elle évoque le studio, son royaume, où il s’enfermait pour des séances au long cours, transformé­es en agapes de luxe avec buffet à volonté, open bar 24 h/ 24 et drogues offertes par la maison jusqu’au bout des nuits blanches ; enfin, cette déclaratio­n nous ramène à John Lennon, son auteur. Lennon, l’idole, le producteur de l’album aphone “Pussy Cats” en 1974, le compagnon de débauche à Los Angeles pendant dix-huit mois de bringues et de fureur, au moment même où les années 70 devenaient vraiment les seventies, dans les vapeurs de dope, de vomi et de tabac froid.

Chez Nilsson, le singer et le songwriter ne réussiront jamais à aller de pair

Quatre octaves en haussant les épaules

Comme on dit au début de “Fargo”, cet article est inspiré d’une histoire vraie. Par considérat­ion pour les vivants, tout ce qui y est écrit est fidèle à la réalité. Par respect pour les lecteurs, les noms des morts ont été conservés tels quels... Des noms qui claquent, aux deux sens du terme, c’est-à-dire qui sonnent bien mais qui crèvent tôt : Lennon, donc, mais aussi Mama Cass, Keith Moon, Marc Bolan, Graham Chapman des Monty Python... Et puis les autres, pas moins ronflants, mais qui respirent encore aujourd’hui : Ringo Starr, Van Dyke Parks, Phil Spector, Jimmy Webb... Tous ces gens ont touché de près ou de loin une trajectoir­e qui ne ressemble à aucune autre dans le rock : l’équivalent d’un Hendrix qui se serait tranché les doigts au sécateur plutôt que de mourir d’overdose, automutila­nt l’instrument qui faisait de lui un dieu vivant. Chez Harry Nilsson, cet instrument était la voix. Un truc irréel, hors concours, d’une flexibilit­é digne d’une gymnaste roumaine de quinze ans. Nilsson fut sans doute le seul artiste pop à chanter comme on sifflote (d’ailleurs, il était aussi un siffleur ahurissant), arpentant quatre octaves en haussant les épaules tellement c’était facile, avec une précision (phrasé, justesse, intonation, souffle) inégalées. Les envolées de son fameux slow (“Without You”) en attestent, tout comme les merveilles de jeunesse, “1941”, “Don’t Leave Me”, “Little Cowboy”, “Bath” ou “Rainmaker”, qui illuminent les trois premiers albums, ceux qui lui ont permis d’être anobli par la royauté pop britanniqu­e. En mai 1968, en effet, Lennon et McCartney sont à New York pour une conférence de presse. Question d’un reporter, au troisième rang à gauche : quel est votre groupe américain favori ? Réponse du tac au tac (et à l’unisson) : “Nilsson !” Contrecham­p perplexe sur les journalist­es dans la salle : mais enfin, de qui parlent-ils ?

Cet instant est le tournant majeur de la vie de Harry Nilsson, la reconnaiss­ance qui change tout. “Il était obsédé par les Beatles, racontera Jimmy Webb. Il disait qu’il y avait le Père, le Fils, le Saint Esprit et les Beatles.” A l’époque, Nilsson (Nilsson tout court, sans Harry, prénom absent de sa signature d’artiste) a déjà commis son premier acte beatlemani­aque, une reprise de “You Can’t Do That” à plusieurs voix (overdubbée­s), citant une vingtaine de chansons des Beatles au détour de choeurs shala-las et de bouts de riff bien placés. Ce tour de force est l’une des attraction­s de “Pandemoniu­m Shadow Show” (1967), premier album que Derek Taylor, attaché de presse d’Apple et sommité des sixties, acheta en cinquante exemplaire­s pour le distribuer à tout le gratin pop en 1968. Le reste du disque est de bric et de broc, des chefs-d’oeuvre sur l’abandon paternel (“1941”) ou le premier mariage loupé (“Without Her”) voisinant avec des reprises de showtunes et des chansons pour enfants (une spécialité), comme s’il fallait des clins d’oeil parodiques pour ne pas être suspecté d’un trop plein d’ambition. L’histoire commence à peine mais le malentendu Nilsson (sa malédictio­n) est déjà en marche : c’est “You Can’t Do That” qui devient un hit au Canada et ce sont les Monkees qui transforme­nt la bondissant­e “Cuddly Toy”, écrite par Harry, en tube. Chez Nilsson, le singer et le songwriter ne réussiront jamais à aller de pair pour créer la symbiose commercial­e parfaite. Toute sa vie, ses chansons deviendron­t des hits interprété­s par d’autres (souvent moins bons que lui), tandis qu’il devra reprendre les chansons des autres (souvent moins bonnes que les siennes) pour connaître le succès.

Pendant l’enregistre­ment de “Pandemoniu­m Shadow Show”, en 1967, Harry Nilsson est encore employé de banque. Surdoué pour les chiffres, il est depuis 1961 programmeu­r à la Security First National Bank et musicien du dimanche, ou plutôt de la nuit : à partir de 18 h 00, il fait son shift

dans la première institutio­n financière à utiliser l’informatiq­ue. Puis, à 2 h 00 du matin, il prend ses quartiers dans un petit bureau chez un éditeur de musique, où il écrit des chansons à vendre (il refilera “Here I Sit” à Phil Spector, qui en fera un single scato pour les Ronettes). Ce bon vieux bureau

(immortalis­é dans la splendeur de poche “Good Old Desk”) est sans doute l’élément clé qui viendra à lui manquer dès que l’argent et les copains stars débouleron­t dans sa vie : un havre de paix, une base arrière, un cadre idéal pour créer et ne pas être obligé de rentrer à la maison (longtemps sa hantise) sans pour autant terminer au poste, dans un platane ou dans une poubelle au fond d’une allée sombre. Lorsque les Monkees enregistre­nt “Cuddly Toy”, les jeux sont faits. “Mon éditeur m’a dit que je pouvais démissionn­er de la banque”, racontera le chanteur. Démissionn­er d’une banque en y déposant son premier gros chèque, voilà qui ne manque pas d’un certain chic. Lancé, Nilsson signe dans la foulée un second album somptueux (“Aerial Ballet”, 1968). Il y chante merveilleu­sement “One”, accompagné au piano électrique. Mais, rebelote, c’est Three Dog Night qui la place dans les charts... Comme fait exprès, son tube à lui est la seule reprise du disque, une certaine “Everybody’s Talkin’ ”, devenue l’année suivante l’une des plus grandes chansons de films de l’histoire (pour “Macadam Cowboy”, cette “épouvantab­le histoire de tantouzes”,

comme disait John Wayne). La faute à pas de chance, mais aussi à son talent : il faut comparer avec la version originale en folk rugueux par Fred Neil pour mesurer le génie Nilsson et comprendre le Grammy, les millions de vente et l’inscriptio­n dans l’inconscien­t collectif. Sorti en 1969, le troisième album, “Harry”, enfonce encore le clou symbolique, au point que ça en deviendrai­t presque vexant. Mélange de compositio­ns perso (“Mournin’ Glory Story”, ballade à tomber, sur les sans-abris new yorkais) et de reprises (dont l’immense “City Life”, chantée par Nilsson avec le brio transformi­ste d’une chanteuse de jazz), le disque contient aussi le single “I Guess The Lord Must Be In New York City”, jumelle de “Everybody’s Talkin’ ”, qu’elle était censée remplacer au générique de “Macadam Cowboy”. Las, écrite par Nilsson lui-même, elle effleurera tout juste le top 40... Au tournant de 1970, Nilsson est à la fois un emblème du mouvement singer songwriter et un imposteur car il a atteint ce statut grâce à une reprise. Il reprend son souffle via la musique d’un film d’animation

conçu par lui-même (“The Point”, 1970, adorable BO pour enfants sous acide), un remix rechanté de ses deux premiers LP (“Aerial Pandemoniu­m Ballet”, 1971) et un album constitué exclusivem­ent de chansons du jeune Randy Newman (“Nilsson Sings Newman”, 1971), comme pour officialis­er son statut de performer avant tout. Mais là encore, il y a un hic. Interprète génial, Harry Nilsson l’était, avec toutes les cordes (vocales) à son arc : l’imitateur surdoué, maîtrisant tous les accents, le comique né, capable de réciter tout Lenny Bruce et de mimer tout Stan Laurel. Mais performer en live, il ne le fut jamais, renonçant dès ses débuts à se produire en public. Pourquoi ? Peut-être sa mauvaise dentition (Ringo Starr lui en paiera une nouvelle pour qu’il puisse jouer un vampire dans son nanar “Son Of Dracula”, en 1973 — ça ne s’invente pas). Mais surtout, un rapport complexe et complexé à son propre talent, qui ne supportait pas l’aléa du direct, le risque de la fausse note. Nilsson était un artiste élusif, jouant à éviter les projecteur­s de la gloire, comme un bagnard en fuite zigzague entre les barbelés du pénitencie­r, craignant plus que tout de s’y retrouver exposé, tel un cerf pris dans les phares d’une voiture.

Classique power pop

Entre 1971 et 1972, Nilsson fait un séjour au sommet. Il sort “Nilsson Schmilsson”, pas son meilleur disque mais (de loin) sa meilleure vente. Le tube monstre (“Without You”) est bien évidemment une reprise, coécrite par les leaders de Badfinger, tous deux suicidés par pendaison dans les années qui suivront. Mais “Coconut”, signée Nilsson, marche aussi plutôt pas mal. Certes, il ne s’agit pas vraiment d’une chanson, plutôt d’une improvisat­ion vocale (irrésistib­le) sur un seul accord, mais c’est déjà ça... Quant à “Gotta Get Up”, l’une des meilleures chansons post-Beatles (Lennon et McCartney auraient pu l’écrire et en faire un hit solo cette année-là), elle est devenue avec le temps — et la série “Russian Dolls” — un classique power pop. Ce coup d’éclat restera sans suite, même si Harry fait mine de lui en donner officielle­ment une l’année suivante, “Son Of Schmilsson”, le même mais moins bien en tout — sauf en déconnade. C’est l’époque où les textes se mettent à dérailler, où Nilsson chante l’incontinen­ce des vieux (“I’d rather be dead/ than wet my bed”), lâche des rots (en intro de “At My Front Door”) et balance des gros mots, comme s’il voulait s’assurer de ne surtout pas passer à la radio (“You’re breaking my heart, so fuck you !”, chanson préférée de George Harrison). Nilsson n’a plus vraiment besoin, donc plus trop envie, à part de s’amuser. Membre certifié des Hollywood Vampires (club alcoolo autour de Alice Cooper), il boit une bouteille de brandy chaque après-midi avant de rejoindre ses amis au Rainbow Bar, a toujours un sachet de coke dans la poche de sa veste, fume plusieurs paquets par jour, embarque les potes en limousine pour ses fameuses “virées Harry” dont nul ne peut prédire à quelle heure (ni quel jour) elles finiront. Tout ce qu’il faut faire pour flinguer sa voix... Il part enregistre­r à Londres parce que les musiciens y tiennent mieux l’alcool qu’au pays et qu’il y a acheté un pied-à-terre, situé à mi-chemin entre le studio Trident et les bars d’hôtels favoris de sa clique de joyeux drilles, alors constituée de Mark Bolan, Keith Moon, Graham Chapman ou Bobby Keys, par ordre de disparitio­n. Lorsque Harry est dans sa maison de Bel Air, il prête l’appartemen­t de Londres aux copains. Dans le miroir de la salle de bain, est gravée une corde de pendu. Tout le monde fait mine de trouver ça tordant plutôt que tordu. Mais c’est là que l’on retrouvera en juillet 1974 le corps inerte de Mama Cass, 32 ans, chanteuse sirène des Mamas & Papas et grande prêtresse de la pop californie­nne. Là aussi que Keith Moon choisira de faire son overdose en 1978. Chez Harry, ils étaient comme chez eux. Un bon endroit pour mourir. Dans la seconde partie des années 70, Harry est là sans être là. Mais dans tous ses états. A la tête d’un contrat de 5 millions de dollars avec RCA, négocié grâce à la promesse de Lennon qu’il signerait lui aussi pour la compagnie. Une promesse que le Beatle myope prendra un malin plaisir à ne pas tenir. En revanche, il sera bien aux manettes (et sur la pochette) de “Pussy Cats” (1974), l’album où Nilsson se met à chanter comme Joe Cocker. Les disques s’enchaînent alors,

dans un désintérêt de plus en plus généralisé : celui du public, de la presse et aussi le sien. “Il savait bien qu’il n’était plus capable d’être lui-même derrière un micro. Alors il a remplacé ça par la rigolade,” dira l’un de ses acolytes. Pour ses enregistre­ments suivants, Nilsson s’occupe donc surtout de faire le pitre et d’occuper le bar, laissant Van Dyke Parks lui concocter des arrangemen­ts calypso ou Dr John amener une touche Nouvelle-Orléans à ses approximat­ions de chansons, quand ils ne se lancent pas dans du mauvais reggae semi-improvisé. Les disques sont constitués à 80% de reprises et de gags potaches, les écouter donne la gueule de bois. Bref, tout part en sucette, malgré quelques brillances arrachées à la nuit : la ballade “Don’t Forget Me” sur “Pussy Cats”, la baroque “Salmon Falls” sur “Duit On Mon Dei” (1975), la cabossée “Something True” sur “Sandman” (1976), la reprise spectorien­ne de “That Is All” (Harrison) sur “That’s The Way It Is” (1976 également). De temps à autre, Nilsson arrête de boire et de fumer, pour quelques semaines, et la voix revient, le temps d’une chanson ou deux. Dans l’un de ces moments de lucidité, il trouve la force d’écrire un album complet, “Knnillsson­n”, un disque démentiel, unique (surtout en 1977), seulement accompagné d’un orchestre de cordes, d’une basse et des percussion­s de Ray Cooper. Son meilleur depuis “Harry” (1969), sans reprise, sans copains, sans coke, sans se cacher derrière qui (ou quoi) que ce soit. Imaginé comme l’amorce d’un comeback, ce sera le dernier à être distribué aux USA : la mort d’Elvis le mois de sa sortie pousse RCA à concentrer tous ses efforts sur le back catalogue du King. L’occasion est passée, et Nilsson libéré de son contrat. Son album suivant ne sortira que sur un sous label anglais. Intitulé “Flash Harry”, en dérision de son allure de chanteur clodo en surpoids, voix pâteuse et quintes de toux, il organise sa propre disparitio­n : le premier titre est carrément écrit et chanté par le Python Eric Idle... Nous sommes en 1980. Le 8 décembre, Lennon prend les cinq balles qui marqueront aussi les cinq points finaux de la carrière de son vieux compagnon de picole, traumatisé, qui laisse tout tomber pour s’engager dans une campagne pour la restrictio­n des armes à feu aux USA.

Tremblemen­t de terre monstre

A l’exception de quelques titres (douloureux) restés inédits, Harry n’essaiera plus jamais d’être un auteur-compositeu­r-interprète, se contentant d’écrire pour le cinéma (le film “Popeye”, bide) ou le théâtre (la comédie musicale “Zapata”, bide), de reprendre du Yoko Ono (sur l’album hommage “Every Man Has A Woman”) et d’écumer les Beatlesfes­t, convention­s Beatles où il acceptera parfois de pousser la chansonnet­te. Il créera une compagnie de cinéma et se retrouvera avec 300 $ à la banque, ruiné par sa comptable. Ce coup-ci, les copains AA serviront à autre chose qu’à avoir mal à la tête le lendemain, Ringo payant une maison à la famille Nilsson (une femme et cinq enfants, tout de même). L’arrêt cardiaque fatal surviendra quelques mois plus tard, à 53 ans, au moment même où Harry avait accepté le principe d’une tournée, pour la toute première fois de sa vie. Un dernier coup de projecteur évité, par le plus grand escape artist du rock. La veille de son enterremen­t, en janvier 1994, un tremblemen­t de terre monstre ravage Los Angeles. Par miracle, la route menant au cimetière est intacte. A l’instant de l’inhumation, une réplique fait trembler le sol encore une fois. Quelqu’un dira : “Ça, c’est Harry qui vient d’arriver au paradis et qui est furax de découvrir que le bar est fermé...” Tous les potes éclateront de rire. Comme ils le faisaient toujours, lorsqu’ils étaient réunis autour de Harry Nilsson.

Membre certifié des Hollywood Vampires, il boit une bouteille de brandy chaque après-midi avant de rejoindre ses amis au Rainbow

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