Rock & Folk

L’album sonne brutalemen­t le glas des utopies hippies

- VINCENT HANON

1969, année érotique, c’était il y a un demisiècle, en France. Aux Etats-Unis, “The Stooges” sort le 5 août de cette année-là. Quatre nuits avant l’assassinat de Sharon Tate, dix jours avant le festival de Woodstock et quatre mois avant le concert des Rolling Stones à Altamont, l’album est, sans le savoir, celui qui sonne brutalemen­t le glas des utopies hippies, et anéantit ce qu’il reste des années 60. Ouvrant la voie à l’électricit­é des années 70 et au punk, le premier Stooges n’est pas le plus accompli de la trilogie, il est en revanche l’album aux chansons les plus mémorables, celui où le groupe balance des messages simples, voire simplistes. “No Fun my babe, no fun”, “Ouah ouah ! ”,“Ooooohmmm, jaja, jaja”, etc. Enregistré en cinq jours au Hit Factory à New York, qui n’est alors qu’un petit studio de R&B situé au dessus d’un peep-show, “The Stooges” est supervisé par un John Cale en rupture du Velvet Undergroun­d. C’est le premier disque que produit le musicien gallois, qui se pointe en studio vêtu d’une cape et accompagné de Nico. Jugé “trop arty”, le résultat ne satisfait guère Jac Holzman et Iggy Pop qui refont le mix. Il faudra attendre des rééditions récentes pour entendre les versions de Cale. La chanson d’introducti­on est géniale. Histoire de célébrer coûte que coûte l’année équivoque, les premières mesures de wah-wah qui viennent s’échouer sur le “well alright” du chanteur de vingt-et-un ans plantent la couleur, avec des clappement­s de mains qui ajoutent une urgente immédiatet­é au rythme nord-africain de “1969”. Un long larsen psychédéli­que vient ensuite réverbérer dans les trois accords de “I Wanna Be Your Dog”. Une note de piano jouée compulsive­ment par John Cale et des grelots de Noël ajoutent ensuite au fracas monolithiq­ue du plus définitif des hymnes stoogiens. Après cette fracassant­e mise en bouche, le groupe propose une plage propice à la méditation. En dix minutes à planer ou à laisser, “We Will Fall” décrit une nuit passée seul dans un hôtel à attendre Nico, qui sort alors avec le chanteur. Un mantra aussi épique que fascinant initié par Dave Alexander, avec John Cale qui passe au violon alto, situé à haute altitude à mi-chemin entre Pharoah Sanders et “My Wild Love” des Doors. Ça n’est d’ailleurs pas un hasard si la pochette des Stooges évoque celle du premier album du groupe de Jim Morrison, toutes deux ont été réalisées par le photograph­e Joel Brodsky. S’il est difficile de ne pas la contempler aujourd’hui avec mélancolie, force est de constater que le son des Stooges a en revanche la peau dure. Surtout celle de l’Iguane. Contre toute attente, c’est le chanteur qui s’en est le mieux sorti. Pareils, mais différents, les trois Dum Dum Boys derrière lui sont tous morts depuis : Dave en 1975, Ron en 2009, Scott en 2014. On retourne le disque pour coller l’aiguille sur les premiers sillons de la face B, qui s’ouvre avec “No Fun” en renouant avec les applaudiss­ements du début. Retour brutal à la fête à Neuneu, les frangins Asheton reprennent la main, tandis qu’Iggy se prend pour Johnny Cash et demande à Ron de transcrire à la Flying V la façon dont il se sent. Lui voit ça le plus lentement possible, avec une belle distorsion et il enclenche la fuzz. “Real Cool Time” est une chanson noire et menaçante écrite au Chelsea. Qu’on le veuille ou non, un moment pareil avec les Stooges ne se refuse pas. Sur la ballade “Ann”, qui évoque la maman des frères Asheton, l’influence des Mothers Of Invention se fait sentir avant le final cataclysmi­que où Ron Asheton part s’écraser sur un mur sonique, doom avant l’heure. Les deux dernières ont également été écrites au tristement célèbre hôtel new-yorkais. Tout est dans “Not Right” et son groove psyché punk situé dans le prolongeme­nt buté de “I Wanna Be Your Dog”, avec un solo fantastiqu­e de Ron en sus. Le groupe termine sur une jam très libre composée par Dave Alexander et emmenée par les roulements de Scott Asheton, coeur battant des Stooges, qui envoie l’âme blues de John Lee Hooker jusqu’aux tréfonds du psychédéli­sme sur “Little Doll”. En une demi-heure et huit chansons, le groupe capte le son de l’ennui et de la solitude, mais aussi celui d’une jeunesse qui en a déjà sa claque de Crosby, Stills, Nash et les autres. De ce côté-là aussi, rien n’a changé en 2019. Raccord avec le présent en marche arrière, “The Stooges” sonne comme maintenant.

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