Ezra Furman
“TWELVE NUDES”
Dans cette société de l’instant, il est réjouissant de constater que certains artistes ont le temps de se développer avant d’attirer la lumière, et cela pour de véritables et fondamentales raisons, qui ne tiennent pas du buzz passager. C’est le cas d’Ezra Furman. Un garçon androgyne, un peu chétif, cheveux mi-longs noirs de jais, regard bleu océan. Juif pratiquant, ouvertement bisexuel, pas très sportif ni forcément doué pour les études, le jeune baladin a très tôt eu ce sentiment d’être à part, à la marge. Frappé par l’épiphanie “Dookie”, de Green Day, il a ensuite affiné son style — voir la mirifique “Take Off Your Sunglasses” — dans un relatif anonymat avant de percer avec le sémillant “Day Of The Dog”, en 2013. Cet album, à la fois débraillé et classieux, révélait un superbe songwriter, à la plume poétique et acérée, et aux fondations solides : Bob Dylan, Lou Reed, Bruce Springsteen, Jonathan Richman, Marc Bolan, et tant d’autres encore. L’excellent label Bella Union a flairé le potentiel et signé le prodige, puis, Ezra a affirmé une identité queer déjà latente, arborant jupe noire et rouge à lèvres carmin sur la pochette du non moins délectable “Perpetual Motion People”, puis ciselé le décharné “Transangelic Exodus”, album conceptuel critiquant l’administration Trump. Malgré les apparences, Ezra Furman n’est pas un féroce militant de la cause LGBT. Il défend plutôt un attachement à une liberté totale, sans limite, qu’elle concerne les moeurs, l’identité ou n’importe quoi d’autre. Désormais établi du côté de la permissive cité d’Oakland, Ezra a pris le contre-pied de son précédent opus, raffiné et contemplatif, pour une approche résolument punk, revendiquant le patronage de Jay Reatard et de la philosophe Anne Carson, à laquelle l’expression twelve nudes — c’est ainsi qu’elle désigne une séance de méditation permettant de surmonter la souffrance morale
— a été empruntée. A la console, l’expertise du réputé John Congleton assure un son idéal, clair mais féroce. Ce bouillonnant “Twelve Nudes”, huitième livraison, aligne onze chansons aux guitares rageuses, basse bondissante et batteries heurtées. Et, surtout, il y a la voix d’Ezra : plaintive, écorchée, fiévreuse, outrée, sa scansion unique crache des textes proposant tantôt un regard cinglant sur le monde actuel, tantôt une exploration de son mal-être intérieur, avec des accents métaphysiques. “Calm Down”, d’entrée, recycle audacieusement les hululements de “Sympathy For The Devil”. “Evening Prayer” est un appel à la révolution, au soulèvement collectif. La contemplative et mélodieuse “Transition From Nowhere To Nowhere” est un premier moment de grâce à l’insondable tristesse (“Personne ne remarque que tu es mourant, jusqu’à ce que tu ne sois plus”), strié d’un solo totalement Pixies. “Rated R Crusaders” évoque le conflit israélo-palestinien sous un déluge de décibels. L’intense “Trauma” est bâtie autour d’un riff écrasant qui pourra évoquer Black Sabbath. Seconde lueur, la complainte fifties “I Wanna BeYour Girlfriend” évoque avec une touchante sensibilité, l’attirance homosexuelle, ici à sens unique (“Chéri, je sais que je n’ai pas le corps que tu recherches chez une petite amie”). Dans un registre plus enlevé et humoristique, “My Teeth Hurt”, a pour délicat sujet les douleurs dentaires, non sans effleurer un certain malaise (“la douleur me rappelle que mon corps est vraiment là”). “In America”, enfin, dresse un constat grinçant sur la mère-patrie, avant une conclusion tout aussi politisée avec la désabusée et nihiliste “What Can You Do But Rock’N’Roll”. Quand tout va mal, il reste heureusement le rock’n’roll, et d’insolents gandins comme Ezra Furman pour reprendre le flambeau, porter fièrement un message, éveiller les consciences. Une personnalité singulière, dont les vignettes torturées, à la fois intimes et universelles, portent la marque d’un talent immense.
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JONATHAN WITT