Sonic Youth
Ignorés ou injuriés à leur sortie, certains albums méritent une bonne réhabilitation. Méconnus au bataillon ? Place à la défense. “THE COVERS”
Bootleg
DES ALBUMS DE SONIC YOUTH SOUS-ESTIMES ? ILS NE COURENT PAS LES RUES, CONTRAIREMENT AUX SURCOTES. Seuls les cinq plus grandes oeuvres du groupe, “Sister”, “Dirty”, “Goo”, “Daydream Nation” et “Evol” méritent incontestablement les louanges qui leur sont continuellement décernées. D’autres albums (comme “Rather Ripped”) restent impressionnants, sans toujours parvenir à éclipser le problème — car il y a un truc qui coince chez Sonic Youth, un couac indépendant de leurs guitares : le groupe lui-même, caricature de NewYorkais chébrans, d’intellos bien éduqués, arty, cool, bohème-chic, de bon goût, toujours prompts à disserter sur Brigitte Fontaine, vanter Ornette Coleman, analyser leur position dans l’Histoire du rock, condamner le racisme et le populisme (“Youth Against Fascism”). Le beurre et l’argent du beurre : célébrer les destins brisés, les artistes tarés, les disques subversifs, et s’aménager la carrière la moins cabossée possible ; le trash comme élément décoratif ; mettre les doigts dans le cambouis comme un galeriste accroche ses précieuses toiles. Jouer les voyous, exalter les émeutes (“Teen Age Riot”, “Confusion Is Next”), employer des gros mots (“Ghost Bitch”), dénoncer ce qu’on incarne, chanter “In The Mind Of The Bourgeois Reader”, étaler sa culture comme de la confiture (“Mildred Pierce”, “Helen Lundeberg”, “Marilyn Moore”), ne pas oublier le sexe (“AntiOrgasm”), ni la drogue (“Junkie’s Promise”), fustiger le culte de la célébrité pour mieux caser à tour de bras le mot star et, bien sûr, pondre des titres en français, “Contre Le Sexisme”, “Créme Brûlèe”. Si l’on parle du son Sonic Youth, des guitares qui défouraillent avec grâce et altitude, c’est aussi parce qu’il ne vaut mieux pas s’appesantir sur les paroles, souvent gratinées. Passons. Reproches exagérés. Image injuste. Des intellos ? A la lecture de “Girl In A Band”, on voit bien que Kim Gordon n’en est pas une. Vernissages, considérations domestiques et vestimentaires, choix de clippeurs, namedropping de célébrités qui les adorent, tout ça n’a pas grand-chose de cérébral. Citer Godard et Cindy Sherman est à la portée de n’importe quel crétin. Sachant que Gordon reste bien plus sympathique que Thurston Moore, monsieur barbant, si crispant à s’incruster dans tous les documentaires rock pour débiter des banalités sur un ton docte et profond. Sachant aussi que les admirables Lee Ranaldo et Steve Shelley n’y sont pour rien et que, de toute façon, ce qui compte, ce sont les disques — et à ce rayon : chapeau.
Même quand Sonic Youth compose pour d’autres, le groupe tire vers le haut — “Momma’s Boy” pour Nancy Sinatra, sublime. Encore moins vantées : leurs reprises, exercice souvent vain ou casse-gueule. Généralement planquées sur des face B de flexidiscs ou des disques tribute, elles sont compilées sur plusieurs albums (rarement officiels) : “The Covers”, “Lost Tracks”, “Happiness Is A Warm Gun”, “Lee Harvey Oswald Loves Us”. Les choix sont parfois évidents, souvent étonnants, pour un résultat toujours génial. Reprendre Neil Young, bonjour l’originalité, sauf que les New-Yorkais ne choisissent pas un titre qui leur ressemble (comme “Shots”), préférant une anomalie (“Transformer Man” sur l’album “Trans”), métamorphosant cette complainte synthétique en bombe rock. Quand il s’agit de participer à la BO d’un biopic sur Bob Dylan, Sonic Youth s’en va déterrer un superbe inédit non retenu pour les “Basement Tapes” (“I’m Not There”). Pareil pour “Mama, You Been On My Mind”, où les New-Yorkais rendent limpide et touchante cette obscurité de Robert Zimmerman. Le tour de force, pour “Within You Without You” des Beatles et la majorité des autres reprises : trouver la distance idéale entre hommage et brutalisation, empathie et appropriation. Si l’on ne connaît pas les originaux, les morceaux semblent obligatoirement composés par Sonic Youth — au meilleur de sa forme. Il s’agit souvent de chansons à la base déjà géniales (“I Know There’s An Answer” des Beach Boys, “Electricity” de Captain Beefheart), mais aussi de titres déconsidérés (“Superstar” des Carpenters, “Ça Plane Pour Moi” de Plastic Bertrand, “Addicted To Love” de Robert Palmer, et “Burnin’ Up”, où Madonna sonne subitement comme Can). En plus d’apporter sa patte sonore, Sonic Youth insuffle sa crédibilité, un éclairage nouveau. Vous étiez passés à côté du “I Am Right” de Saccharine Trust ou “Burning Farm” de Shonen Knife ? Les noise-rockers effectuent une bonne piqûre de rappel. Ont eu l’honneur de plusieurs covers : The Fall, Beatles, Ramones, Alice Cooper, Nirvana. La plus célébrée, c’est leur ville, avec des tributs aux New York Dolls, Velvet Underground, Neon Boys, DNA... Les anciens (Kim Fowley, Stooges) côtoient les contemporains (Beck, Beat Happening, Mudhoney) et les déviants (Martin Mull, Crime, Happy Flowers), dans le foutoir et la bonne énergie. On pourrait relever quelques reprises inutiles. Elles ne courent pas les rues. Première parution : 2001