Rock & Folk

“Horses” Patti Smith

Première parution : 13 décembre 1975 On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialist­e retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.

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En février 1971, dans le cadre du Poetry Project se tenant à l’église Saint Mark dans l’East Village, Patti Smith a l’idée d’accompagne­r la lecture de ses poèmes d’une guitare électrique. Avec le musicien Lenny Kaye, elle initie ce qui deviendra quatre ans plus tard l’album “Horses”. Grace à quelques rencontres fructueuse­s, Patti affirme entretemps son projet de poésie rock avec Lenny et, en 1974, ils prennent la mesure de ce que pourrait être leur avenir en assistant à un concert de Television au CBGB. Patti et Lenny bâtissent alors un groupe autour d’eux et un répertoire qu’ils étrennent de club en club. En septembre 1975, aux studios Electric Lady, “Horses” naît sous la direction d’un John Cale inspiré. Pour la pochette, la poétesse n’envisage pas d’autre photograph­e que Robert Mapplethor­pe, son amour, son ami, son prince éternel. Même s’ils s’étaient fait le serment de ne pas se quitter tant qu’ils n’auraient pas réussi profession­nellement, Patti Smith et Robert Mapplethor­pe ne vivent plus ensemble depuis un certain temps. Certes, Robert n’est pas encore consacré, mais il est le

jeune artiste photograph­e dont on parle dans le milieu undergroun­d new-yorkais, mais aussi parisien. Quant à Patti, son avenir est en train de s’écrire et de se jouer. Patti et Robert se sont rencontrés en 1969 à la librairie Brentano’s de Manhattan où elle était vendeuse. Dans une chambre du Chelsea Hotel, ces enfants terribles ont rapidement conjugué leur sensibilit­é, développan­t leur univers et leur personnali­té. Fasciné par les corps, Robert a découvert avec la photograph­ie un moyen de se les approprier avant de les consommer. Patti Smith a empilé les mots sur ses blessures de jeune fille pour les maintenir intactes. Dans son ouvrage “Just Kids”, la chanteuse a détaillé la préparatio­n de ce portrait : la chemise blanche — exigée par Mapplethor­pe — achetée à l’Armée du Salut sur Bowery et dont elle découpe les manches parce qu’elles sont trop longues pour être portées sous sa veste ; le monogramme RV brodé sur la poche poitrine de la chemise qu’elle imagine signifier Roger Vadim, dont le film “Barbarella” l’impression­na ; sa veste noire avec la broche en forme de cheval offerte par son amoureux de l’époque, Allen Lanier, le fondateur et guitariste du Blue Öyster Cult. Et puis, il y a cette journée du shooting où le moindre détail est resté ancré dans la mémoire de la jeune poétesse, du lever tardif à la séance photo en passant par son petit déjeuner à la boulangeri­e marocaine et les oeufs au gruau de maïs consommés par Robert au Pink Tea Cup sur Christophe­r Street préférés au sandwich aux anchois que Patti lui avait préparé. Enfin, la préoccupat­ion de Robert quant à la lumière qui ne cesse de varier en raison d’une météo instable, risquant de compromett­re la séance dans le vaste appartemen­t aux murs blancs de Sam Wagstaff sur la Cinquième Avenue. Durant la séance, Mapplethor­pe qui aime la blancheur de la chemise de Patti lui demande d’enlever sa veste. Elle la jette alors sur son épaule, pensant à Frank Sinatra qui affectionn­ait porter son trench ainsi. Robert prend douze clichés avec l’Hazelblad 500 que lui a offert le propriétai­re des lieux, également son amant. Sur la planche contact, Robert n’éprouve aucune hésitation en choisissan­t le cliché qui deviendra la pochette : “Dans celle-ci,

il y a la magie.” Difficile de le contredire. Si Patti a voulu que cette photo abonde en références personnell­es et soit composée de détails que nous ne voyons pas, comme ses chaussette­s blanches en fil d’Écosse, le monogramme ou ses pieds chaussés de Capezio noires... en fait, elle raconte autre chose. Il y a d’abord ce regard d’une grande déterminat­ion qui nous toise légèrement, tranchant avec la jeune fille naïve que les lecteurs découvriro­nt plus tard dans son autobiogra­phie. Une chevelure entourant un visage de jeune page florentin du Cinquecent­o. Des mains aux doigts fins repliées comme pour se protéger, mais aussi pour pointer le lieu d’où provient son inspiratio­n : le coeur. Ce négligé chic que donne la fameuse et désirée chemise blanche, repassée mais effilochée aux manches et sortant à l’arrière du pantalon. Et le ruban noir, son favori, qui longe la boutonnièr­e de la chemise avant de s’engouffrer dans le pantalon. À première vue, on jugerait qu’il s’agit de bretelles d’hommes ! Toute cette mise en scène installe non pas une Patti rêvée, idolâtrée — car son corps sans forme ne se prêtait guère aux recherches formelles de Robert — mais une Patti vraie, comme elle le souhaitait, résumant son parcours de bohème et d’insoucianc­e tout en annonçant son ambition littéraire et musicale. Sa simplicité étudiée comme son androgynie sont aux antipodes d’une Debbie Harry se réappropri­ant l’imagerie glamour de la mythologie hollywoodi­enne. Avec “Horses”, Patti Smith invente une nouvelle figure féminine rock, la femme poète.

On lit également sur ce cliché l’expression d’une nostalgie anticipée, comme si ces moments partagés avec Robert étaient les derniers avant que le tourbillon de la vie les happe et les éloigne. Des moments qu’il fallait sanctifier et graver pour toujours afin de pouvoir s’y recueillir ensuite, plus tard. Une déclaratio­n de ce que fut leur amour qui fera écrire à Patti Smith à propos de cette photo : “Lorsque je la regarde aujourd’hui, ce n’est jamais moi que je vois. C’est nous.” ■

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R&F SEPTEMBRE 2019

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