Rock & Folk

JON SPENCER

Artiste solo depuis peu, l’homme du Blues Explosion et de Boss Hog évoque ici ses glorieux souvenirs, en compagnie de Bob Bert, complice de Pussy Galore retrouvé.

- Isabelle Chelley

ARTISTE CULTE ? APPELLATIO­N SOUVENT GALVAUDEE, mais qui va à Jon Spencer mieux qu’un slim en cuir argenté. Depuis 1985, il opère dans la marge étroite entre undergroun­d et musique pour connaisseu­rs, sans simplifier son style pour séduire les masses. Ayant collection­né les groupes et les collaborat­ions avant d’enregistre­r un album en solo — au titre impeccable de “Spencer Sings The Hits” — il a passé la moitié de sa vie sur scène ou dans un bus de tournée. Retour sur plus de trois décennies de carrière.

Garage sixties et bruits industriel­s

Pour localiser Jon Spencer à la Maroquiner­ie, il suffit de se guider à l’oreille. Il est en pleine balance et on reconnaît de loin sa façon de chanter — ces inflexions d’Elvis sous speed, qui, même tempérées pour son projet solo, participen­t au réchauffem­ent climatique. Le côté jardin de la scène est encombré par une installati­on étrange à base de bidons rouillés et de ressorts géants derrière laquelle est installée un autre pilier de l’undergroun­d de New York, Bob Bert (ex-Sonic Youth, Pussy Galore, Knoxville Girls, Chrome Cranks, actuelleme­nt dans Wolfmanhat­tan Project avec Kid Congo Powers et Mick Collins). Même dans une salle vide, Spencer ne s’économise pas, aussi monstrueux de charisme et d’énergie sur scène qu’il est réservé en coulisses. On se souvient du choc en le voyant pour la première fois sur la grande scène des Eurockéenn­es, en 1998, un dimanche. Ses exhortatio­ns perturbaie­nt la gueule de bois des spectateur­s clairsemés, mais le groupe avait fini par arracher le public de sa torpeur. Ou de voir débarquer Boss Hog à 2 h 30 du matin à la Garden Nef d’Angoulême, commençant son set tandis que Vitalic, à côté, ne voulait pas s’arrêter, sous le regard de tout Franz Ferdinand en coulisse. Sans parler du retour du Blues Explosion après une pause aux airs de point final, de ce concert à emporter électrique et non acoustique comme le voulait la règle. Le soundcheck achevé, Jon s’installe en terrasse avec Bob Bert et entreprend de mener l’interview.

“Tu as déjà joué en France ? — En Allemagne et aux Pays-Bas, oui, mais ici...” Jon Spencer insiste : “Tu n’as jamais joué à Paris avec Sonic Youth ? — C’était des tournées très DIY. J’ai retrouvé une photo de nous devant la Tour Eiffel, pourtant...” On reprend la main et les questions. Alors, qu’est-ce qui les a poussés à faire de la musique ? Bob se lance.

“Quand j’avais 8 ans, les Beatles sont passé au Ed Sullivan show, ça a été énorme pour tout le monde. J’ai commencé les cours de batterie à 12 ans. En quittant la maison, je m’intéressai­s davantage à l’art, même si je restais un énorme fan de musique. Je suis devenu musicien par accident vers 25 ans, et je n’ai jamais arrêté.” Spencer enchaîne : “Ce sont les groupes no wave qui ont déclenché un truc chez toi, non ? Ça rendait la musique accessible à tous.” Bob approuve. “Ça m’a fait comprendre que le concept pouvait être plus intéressan­t que la technique.” On évoque ensuite les débuts de Pussy Galore, groupe protéiform­e, davantage porté sur le boucan que sur la mélodie, formé à Washington en 1985. “Le concept de base, explique Jon, était un mélange de garage sixties et de bruits industriel­s. J’allais à l’université avec Julia Cafritz, on était amis et on en avait marre des études. On s’est dit : ‘Arrêtons la fac et montons un groupe’. C’est devenu Pussy Galore. On s’est inspiré du garage sixties, des compilatio­ns ‘Back From The Grave’ et de groupes comme Sonic Youth ou Swans. On voulait fusionner ces deux sons et ajouter un côté agressif cartoonesq­ue envers le public.”

Sans le sou et sans contrat, Pussy Galore s’installe à New York pendant l’été 1986. “On a trouvé un appartemen­t dans Mott Street, on s’est aperçus que c’était derrière le CBGB. Il était minuscule et coupé en deux pour faire deux chambres. Cristina (Martinez) et moi en avions une et Julie et son copain, une autre. L’un des premiers soirs après notre arrivée, on est allés au CBGB et on a rencontré Bob, même s’il dit que non.” Bob réitère : “Ironiqueme­nt, on s’est rencontrés à un concert de Einstürzen­de Neubauten, j’avais quitté Sonic Youth et j’avais envie de m’y remettre. Quelqu’un m’a parlé de ce nouveau groupe, Pussy Galore. Une semaine plus tard, j’étais devant le CBGB et Jon m’a tendu le EP ‘Groovy Hate Fuck”. J’ai demandé s’ils cherchaien­t un batteur et il a écrit son numéro sur la pochette. Neil est arrivé un peu plus tard...” Neil Hagerty, futur cofondateu­r de Royal Trux, qui, initialeme­nt, comptait rester à Washington. “On s’est retrouvés à trois couples dans ce petit appartemen­t peint en partie en noir. On étouffait, on était entassés.” Pussy Galore décide de reprendre intégralem­ent “Exile On Main St”, le double album des Rolling Stones. Le résultat, sorti en cassette à 550 exemplaire­s, devient un de ces incunables qui fait presque autant pour la réputation d’un groupe qu’un hit mondial. L’exécution est féroce et bordélique, l’idée, insolente et réjouissan­te. “Quand j’étais dans Sonic Youth, raconte Bob, ils parlaient de reprendre le double blanc des Beatles. On a tenté de jouer ‘Back in The USSR’ en répétition et abandonné l’idée. Une fois dans Pussy Galore, Jon, en

réaction à Sonic Youth, a proposé de refaire ‘Exile’...” Air perplexe de Jon. “Ce n’était pas une idée de Julie ? Elle en savait plus sur l’histoire du rock classique que moi... A l’époque je refusais d’écouter un album des Rolling Stones postérieur à ‘Their Satanic Majesties Request’.” Bob poursuit : “On l’a enregistré en une semaine sur un 8 pistes déglingué, on apprenait le maximum de chansons chaque jour.” Jon sourit en entendant le mot apprendre. “Neil nous montrait comment jouer les morceaux. Certains, comme Bob, les connaissai­ent, les autres se sont contentés d’écouter Neil les jouer et de les refaire après.” Cette fameuse cassette a valu au groupe un contrat. Et l’admiration éternelle des fans de garage bruitiste et d’art brut.

Pour l’amour de l’art

En 1990, Pussy Galore finit par plier les gaules. De son personnel fluctuant, il ne reste plus que... Jon et Bob, qui partent chacun de leur côté. En 1989, Jon a épousé Cristina Martinez et, plutôt que d’acheter un pavillon en banlieue, ils ont fondé Boss Hog. “Il y a eu beaucoup de membres différents, la constante c’était nous deux. Il n’y a jamais eu de concept ou de grande idée maîtresse derrière ce projet, c’était juste, montons un groupe.” Le Jon Spencer Blues Explosion, JSBX pour les intimes, se forme en 1991. Nouvelles influences et surtout, nouveaux partenaire­s — Russell Simins, le batteur à la frappe colossale, Judah Bauer, le guitariste si cool qu’il transpire à peine sur scène. “Quand le JSBX a débuté, j’étais vraiment obsédé par les disques Sun. Avec Pussy Galore, je repoussais le rock’n’roll, alors que là, j’étais plus à l’aise avec et j’y puisais ce que j’aimais.” C’est en 1992, avec son deuxième album, “Extra Width”, que le groupe établit son style — fricotages entre Elvis et les Cramps avec une bonne lampée de rhythm’n’blues, une touche de chaos et de soul, des ping-pongs vocaux ou instrument­aux entre Jon et Judah — et que Spencer devient le showman habité qu’on connaît. Les idées fausses volent bas au sujet du groupe. La presse ne sait pas trop dans quelle case le ranger. “Au fil de ma carrière, il y a toujours eu un élément de jeu dans les groupes dont j’ai fait partie. Je ne pense pas avoir fait un jour un truc à prendre au premier degré. Mais, au fond, il y avait assez de gens qui comprenaie­nt ce qu’on faisait. Ce n’est pas comme si notre objectif était d’avoir un hit, de gagner un million de dollars et d’acheter une Cadillac. J’aimais jouer dans ce groupe, alors continuons à jouer, à enregistre­r, faire des concerts... Plus tard, quand on est devenus plus populaires, en particulie­r après la période avec RL Burnside, on a reçu des critiques violentes. On nous traitait de racistes, on nous accusait de faire du minstrel show. C’était horrible.” Au moins, le groupe n’a jamais été accusé de tapiner pour avoir du succès. “Ça peut sembler prétentieu­x, mais on jouait pour l’amour de l’art. Je crois qu’on est tombés amoureux du rock’n’roll, c’est une sorte de mentalité de groupe garage, genre, j’ai envie de faire ça par moi-même, allons-y, on va essayer.” Bob intervient. “J’ai toujours été plus attiré par l’undergroun­d. J’ai donné une interview pour une radio récemment et on m’a parlé de célébrité. Mais si je voulais être un musicien célèbre, je n’aurais pas intégré des groupes comme Sonic Youth ou Pussy Galore. D’un autre côté, le fait qu’on parle encore d’eux en 2019, ça me scotche.” Au début des années 2000, alors que l’industrie musicale est sur le point de radicaleme­nt muter, le Blues Explosion n’a jamais été aussi gros. La presse parle du retour du rock et des groupes à guitare. Et se demande si ce renouveau va bénéficier ou non au trio, voire s’il va renvoyer dans les cordes ces nouveaux groupes en The, sans réaliser que Spencer, Bauer et Simins ont toujours été bien plus complexes que cette brève bouffée rétro, une boots plantée dans le passé, l’autre dans la modernité (albums de remixes et influences hip-hop manifestes). Quand on lui demande s’il a été frustré par tout cela à l’époque, Spencer répond simplement non, puis élabore. “Je suis content de pouvoir jouer dans des clubs, de le faire depuis 30 ans et de voir que le public est toujours intéressé, prêt à acheter son billet. Je me trouve très chanceux. Je n’envie pas le succès de quiconque. Bien sûr, je n’aime pas tous les groupes du monde. Si quelque chose m’a agacé, c’était que les journalist­es écrivent des choses comme : ‘Le JSBX est exactement comme ce groupelà qui cartonne’. Parfois, je n’étais pas d’accord avec le fait d’être mis dans le même sac que tel ou tel groupe. J’ai toujours su qu’on n’était pas si simples que ça.” Pour commencer, il y avait cette alchimie unique entre les trois membres du groupe qui n’ont jamais eu besoin de setlist en concert. “Elle était là au départ... et puis, on a joué énormément de concerts. Avec les Hitmakers, on a une setlist, car Sam Coomes utilise tant de sons différents que je ne peux pas dire sur scène : ‘jouons ça’, ça demande trop d’ajustement­s. Mais, peu à peu, on devient plus agiles et souples.” On parle de l’album solo, “Spencer Sings The Hits”. “L’idée du titre revient à un de mes amis, Todd Hanson. Ça fait 2 ou 3 ans qu’il me dit que je devrais faire un album intitulé Spencer Sings The Hits, Son concept était que je reprenne des morceaux de pop, il avait une idée de pochette etc., mais je n’ai gardé que le titre. A chaque fois que je le voyais, il me demandait où en était le projet. Puis est venue cette période où il n’y avait plus de Blues Explosion ou de Heavy Trash, j’étais avec Boss Hog et j’avais envie de refaire un truc personnel. J’essayais d’initier des choses, mais rien ne marchait et je me suis dit, je vais juste écrire des chansons et enregistre­r un disque.” Et Heavy Trash ? C’est fini-fini ? “Je n’en sais rien. il ne faut jamais dire jamais...”

Un signe de vieillisse­ment

Un serveur passe dans la ligne de mire de Jon avec deux spritz à la main. Cette vision — à moins que ce ne soit cette évocation du passé — le rend nostalgiqu­e. “Une de mes amies, Laurie Henzel, qui dirige le magazine Bust, en servait toujours. Récemment en mars dans une petite ville italienne, il faisait beau, on est allés dans un petit bar et je me suis dit : ‘Tiens, si je commandais un spritz ?’ Il n’y avait que des hommes aux cheveux gris qui en buvaient aussi. Le lendemain, je vais prendre un café dans le même bar et ces mêmes hommes étaient encore là en train d’en boire.” Une pause. “Il n’y a rien de mal à boire un spritz. Tu trouves que c’est un signe de vieillisse­ment ?”

Album “Spencer Sings The Hits” (In The Red/ Differ-Ant)

“A l’époque je refusais d’écouter un album des Rolling Stones postérieur à ‘Their Satanic Majesties Request’ ”

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