ERIC BURDON
Avant un ultime passage en France, le chanteur des Animals revient longuement sur un parcours admirable, celui d’une étoile du rock qui a connu les embûches d’un bluesman.
LE 8 OCTOBRE, il jouera pour la dernière fois à l’Olympia, 55 ans après son premier passage. Quelle violence de dire ça, comme si on annonçait que les chaussures qu’on vient d’acheter seront les dernières. Pourtant, il n’y a rien d’indécent à vouloir arrêter les concerts à 78 ans, c’est seize de plus que l’âge légal du départ à la retraite chez nous. Le documentaire de Hannes Rossacher, “Eric Burdon — Rock’N’Roll Animal”, qui vient de sortir, montre son impact sur les vocations de Springsteen, Patti Smith ou Sting. Eric Burdon aime le soleil et la couleur, et pas seulement parce qu’il est asthmatique, comme ses collègues Beethoven et Billy Joel. Quand on a grandi dans l’Angleterre en noir et blanc de l’après-guerre, il est rare qu’on recherche la poésie des paysages industriels, Kevin Ayers et tant de groupes psychédéliques, attirés par la Méditerranée et ses décors de péplum, en savaient quelque chose. Animal blessé dès la couillonnade originelle de l’organiste Alan Price, seul arrangeur crédité sur “House Of The Rising Sun”, Burdon n’est pas toujours tendre avec ses compagnons de route, le formidable Mickie Most notamment, qui avait pourtant découvert le groupe et financé ses premiers enregistrements. Les voyous savent que les gens méfiants sont les plus faciles à plumer, Eric B is just a soul whose intentions are good.
ROCK&FOLK : Est-ce que vous vous souvenez de votre premier et de votre dernier concert en France ?
Eric Burdon : J’aime la France et le public français. Cette relation particulière remonte à l’adolescence, quand je m’extirpais de Newcastle et venais ici à vélo pour acheter des disques et voir des concerts. Ensuite, l’Olympia est devenue une de mes salles favorites. Edith Piaf y avait donné sa dernière représentation peu de temps avant que les Animals ne s’y produisent pour la première fois en 1964, on sentait encore sa présence et j’avais l’impression de jouer avec elle. J’y suis revenu avec War et, après un dernier concert archicomble en 2013, j’étais prêt à raccrocher les gants : c’était un moment très fort, je pouvais sentir comme jamais l’amour du public, cela a d’ailleurs inspiré le single “No Regrets”, que j’ai enregistré dans la foulée pour marquer le coup. Ce soir-là, je pouvais encore sentir la présence d’Edith Piaf. J’ai hâte d’y revenir une dernière fois en octobre.
R&F : Vous avez abordé des tas de genres musicaux, qu’est-ce que vous aimez jouer sur scène, et que jouerez-vous à Paris ? Eric Burdon : De l’ancien, du nouveau, de l’emprunt et du blues. On a travaillé la nouvelle setlist pour inclure le meilleur des Animals, de War et de ma carrière solo, y compris le dernier album, “’Til Your River Runs Dry”. Le seul problème auquel je suis maintenant confronté est qu’il y a trop de choix. Il y a aussi beaucoup de morceaux que j’ai toujours voulu faire sur lesquels j’ai commencé à travailler. Il y aura donc beaucoup de chansons familières, et pas mal de surprises. R&F : Vous donnez l’impression d’être un solitaire malgré lui, quelqu’un qui a toujours cherché le collectif mais qui s’est souvent heurté à l’individualisme, avec les Animals, comme avec War. C’est assez rare pour un chanteur. Quels sont les musiciens et les producteurs qui vous ont le plus impressionné, musicalement et humainement ?
Eric Burdon : Je suis un artiste qui n’a jamais eu de producteur chevronné aux manettes. Je n’ai jamais eu une très haute opinion de ceux avec lesquels j’ai travaillé, justement parce qu’ils commençaient leur carrière et s’entraînaient avec les artistes, et je me retrouvais en général parmi les premiers cobayes sur lesquels ils se faisaient les dents. Ils apprenaient alors leur métier sur nous. C’est particulièrement vrai pour Mickie Most, qui a produit les Animals.
R&F : Est-ce que vous pouvez nous parler d’Alexis Korner, dont vous étiez très proche, on ne mesure pas toujours ici l’influence qu’il a pu exercer…
Eric Burdon : Alexis faisait salle comble aux soirées blues d’un petit bouge du West End (le London Blues and Barrelhouse Club, à Soho) qui devint ensuite très populaire. Rapidement, il se déplaça en banlieue et ouvrit son propre club (The Ealing Club) pas loin de l’endroit où Mick, Keith et Brian habitaient. Mayall était dans son groupe quand je venais les voir sur scène. J’étais époustouflé d’entendre des anglais jouer comme ça, particulièrement Cyril Davies, et son harmonica électrifié. Il y avait deux Américains de l’US Air Force qui étaient restés en Angleterre après leur démobilisation, parce qu’ils s’y plaisaient. Un des deux types, un grand gaillard café au lait, était Ronnie Jones.
Il y avait aussi Long John Baldry sur scène. Alexis était l’intellectuel, le critique-musicien et le moteur du mouvement initié autour du blues. Nous avons tous commencé avec lui comme repère et influence, il était la source du British Blues et il attirait à lui les meilleurs instrumentistes du pays. Si le blues était un arbre, alors Alexis serait une de ses racines profondes, qui a donné naissance à de nouvelles branches, et à qui il a aussi laissé assez de place pour qu’elles puissent s’épanouir.
R&F : Vous adorez Miles Davis et Ray Charles, quels sont les chanteurs que vous admirez le plus ?
Eric Burdon : Johnnie Ray, Ray Charles, Otis Spann, Mark Knopfler, Aretha Franklin, Elvis Presley, Joe Turner, John Lee Hooker, Howling Wolf, Leonard Cohen, Willie Dixon, Muddy Waters, pour en citer quelques-uns.
R&F : Qu’est-ce que vous écoutez dans la musique d’aujourd’hui ? Et dans celle du passé ?
Eric Burdon : Ce qui est pour moi la musique d’aujourd’hui est la musique d’hier pour la plupart des gens. J’aime l’air frais du désert et la vibration de Calexico, ils sont toujours parmi mes préférés. Alabama Shakes, Gary Clark Jr, et toujours Ben Harper. J’étais un énorme fan d’Amy Winehouse, c’était tellement triste d’apprendre sa mort. Tous ces artistes ont un son unique et une grande fidélité à leurs racines musicales. R&F : Vous souvenez-vous de l’enregistrement à Londres en 1974 de la chanson “Like A Moth To A Flame” pour “Hu-Man”, de Jérôme Laperrousaz avec Terence Stamp et Jeanne Moreau ? La chanson comme le film, pourtant extraordinaire, sont introuvables…
Eric Burdon : Nous avions travaillé dur pour que la chanson reflète vraiment l’esprit du film de Jérôme.
R&F : Laperrousaz vous avait présenté son amie Jeanne Moreau, quand elle vivait à Los Angeles chez William Friedkin ? Eric Burdon : Rencontrer Jeanne Moreau a été un des moments les plus extraordinaires de ma vie, elle représentait la quintessence du chic parisien et de la beauté. Nous avons passé beaucoup de temps là-bas avec Jérôme, chez Friedkin, avec qui elle était alors mariée, et je garde un souvenir ému de ces moments passés ensemble et de ces longues conversations. Qu’elle ait vieilli avec autant de grâce et de courage, sans dissimuler les marques de l’expérience sur son visage, mettent la barre très haut en termes d’élégance véritable.
R&F : Qu’est-ce que c’est que cette histoire de soldat au Vietnam sauvé par une cassette de “House Of The Rising Sun” ? Eric Burdon : Vous n’imaginez pas le nombre d’anciens combattants du Vietnam qui sont venus me voir pour me dire ce que “Sky Pilot” représentait pour eux, et le nombre de soldats qui ont exprimé leur gratitude pour “We’ve Got To Get Out Of This Place”... Tellement de gens m’ont lancé : “Tu m’as sauvé la vie, mec”, en le pensant vraiment. J’en étais presque blasé, c’est difficile de recevoir un tel compliment. Mais un jour, il y a quelques années, un vétéran m’a approché de la même façon et m’a dit exactement la même chose : “Hey mec, tu m’as sauvé la vie”. Je lui ai souri et m’apprêtais à partir, mais le gars avait les larmes aux yeux et je me suis arrêté. J’ai senti qu’il y avait autre chose. Il m’a regardé, raide sérieux : “Non mec, tu m’as vraiment sauvé la vie. J’étais dans une tranchée et je suis parti une minute chercher une cassette des Animals que ma mère m’avait envoyée, et quand je suis revenu tout mon groupe avait été anéanti.” Qu’est-ce que vous pouvez répondre à ça ? Je n’oublierai jamais cette rencontre.
Je vis au Shangri-La
R&F : Vous avez fréquenté une école d’art, comme beaucoup de musiciens anglais de votre génération. Quel a été le rôle de ces établissements ?
Eric Burdon : C’était là qu’on vous envoyait si vous n’entriez pas dans le moule. Si vous étiez parmi les grands incompris, c’était la pire chose que le gouvernement britannique pouvait faire, vous envoyer en art school ! On en sortait encore pire qu’on y était entrés et on y apprenait à trouver notre cause de révolte. Merci James Dean et Marlon Brando !
R&F : Vous peignez et dessinez, non ?
Eric Burdon : J’ai une maison pleine de crayons, de pinceaux et de toiles que je ne touche jamais parce que je suis constamment accaparé par ce travail dans le monde de la musique qui me permet de manger. Je ne suis ni assez riche ni assez pauvre pour pouvoir peindre à tout prix, quelles que soient les circonstances. Les vrais peintres peuvent le faire quels que soient le stress et les contraintes extérieures. Manifestement, je ne suis pas de ceux-là, mais peut être parviendraije à peindre plus tard.
R&F : Le cinéma aussi vous a toujours passionné, n’avez-vous jamais envisagé de devenir réalisateur ?
Eric Burdon : J’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour le 7ème art, et si je pouvais recommencer ma jeunesse, j’aurais probablement fait des études pour être chef décorateur. Je garderais la porte ouverte pour jouer ou diriger, je ne dirais jamais non à une proposition intéressante, mais il n’y a pas, lorsqu’on fait des films, cette connexion immédiate et l’amour qu’on reçoit sur scène en concert. Au cinéma il faut attendre des années pour voir le résultat de ses efforts.
R&F : Votre père était électricien, vous avez grandi à Newcastle, où vous êtes un peu comme Maradona à Buenos Aires. Vous êtes parti très vite vivre aux Etats-Unis. Quel est votre regard sur votre pays d’origine ? Et sur votre pays d’adoption ? Eric Burdon : Mes sentiments pour l’Angleterre sont distants. Ceux pour l’Amérique sont glacés et, disons, bleu métal, sauf pour la Californie ! En vérité, j’ai passé 50 ans aux USA à attendre que les questions raciales s’arrangent avec un degré raisonnable de compréhension, idem pour la législation sur le contrôle des armes. Non seulement il n’en est rien, mais cela empire.
R&F : Pourquoi avez-vous choisi de vivre dans le désert, entre Joshua Tree et Ojai ?
Eric Burdon : J’ai été attiré par la Californie et son climat sec. J’ai habité longtemps dans le désert, à Palm Springs et La Quinta, à Joshua Tree. J’ai eu de l’asthme toute ma vie et j’y ai trouvé un air respirable.
“Mes sentiments pour l’Angleterre sont distants. Ceux pour l’Amérique sont glacés”
La Californie du Sud est mon pays, je vis dans une ville magnifique près de la côte, entourée par les montagnes. C’est le refuge de beaucoup d’artistes et l’endroit a servi de décor à “Lost Horizon”, le film de Frank Capra. Je vis donc au Shangri-La.
R&F : Vous êtes en train d’écrire un nouveau livre de souvenirs, quand sortira-t-il ?
Eric Burdon : Quand il sera prêt, ce sera mon occupation principale quand je rentrerai après la tournée.
R&F : Vous êtes un outsider, un rebelle, qui a toujours tenu à distance le music business. Quel regard portez-vous sur cette industrie aujourd’hui ?
Eric Burdon : Le music business est devenu plus business que music alors que j’étais toujours plus concerné par la musique. Le streaming ? Ça ne me parle pas. C’est très bien que toute la musique soit disponible pour tout le monde, à toute heure, et qu’on puisse découvrir des sonorités de la terre entière sans le moindre effort. Mais le temps que vous écoutiez quelque chose qui attire votre attention, vous l’oubliez aussitôt.
Premier groupe à jouer derrière le rideau de fer
R&F : Qu’est-ce que ça fait d’être managé par sa femme ? Eric Burdon : Comme vous pouvez vous en douter, c’est parfois un défi. Quelle que soit sa clairvoyance je ne suis pas toujours d’accord avec elle, et la ligne entre vie privée et vie professionnelle est constamment franchie. Mais il y a beaucoup de bons côtés au fait d’avoir la personne qui vous aime le plus qui vous regarde de dos sur scène et voyage avec vous autour du monde, ça vaut le coup. Marianna est épatante dans tout ce qu’elle fait. C’est une rude négociatrice qui cherche toujours à défendre mes intérêts. Elle prend vraiment soin de moi et, après 20 ans de vie commune, elle sait comme personne veiller sur mon confort, à la maison et sur la route. Elle vérifie le moindre détail et fait tout pour que je donne le meilleur de moi-même en toutes circonstances.
R&F : On parle souvent d’artiste engagé à votre égard, pourtant vous n’avez jamais été mystifié par les grandes causes. Qu’avezvous ressenti quand vous êtes allé jouer en Pologne en 1966 ? Eric Burdon : Les Animals ont été le premier groupe à jouer derrière le rideau de fer. Nous avons alors vu ce qui s’y passait, et nous avons tout de suite été effarés par le dénuement de la population dans les pays communistes, l’absence de marchandises dans les magasins. Pas de nourriture, pas de vie. Les gamins avaient faim, de bouffe, mais aussi de musique. C’était le rock’n’roll qui touchait leurs âmes et leur laissait entrevoir l’étendue des possibilités. Nous avons eu la chance de pouvoir leur amener ce dont ils avaient besoin. C’était important. La musique n’a pas de frontières et elle aide à faire tomber les barrières. C’est l’art primaire par excellence, qui s’insinue au plus profond de vous. Si cet art éveille les consciences, il permet ensuite d’agir pour changer les choses.
R&F : La notion d’appropriation culturelle est à la mode mais vous n’êtes pas une personne qui fait du blues, vous êtes un bluesman... Si vous aviez un conseil à donner à un musicien quel serait-il ?
Eric Burdon : De rester honnête envers soi-même, de ne jamais faire le jeu du marché. D’écouter autant de musique que vous pouvez et de rester fidèle à vos racines. Et surtout, de croire en vous !
Album “’Til Your River Runs Dry” (ABKCO/ Universal) www.ericburdon.com