Rock & Folk

MANO NEGRA

Trente ans après la sortie de “Puta’s Fever”, Daniel Jamet, guitariste de la troupe, raconte son passage dans le légendaire groupe alternatif, toujours pas réuni à ce jour.

- H.M.

LA LEGENDE EST TENACE : pour beaucoup, Mano Negra évoque le souvenir d’une joyeuse bande de copains issue du mouvement alternatif qui a cassé la baraque auprès du grand public tout en fonctionna­nt comme un collectif pour négocier son transfert d’un label indépendan­t à une multinatio­nale sans rien renier de ses principes fondateurs. Par-delà la parole officielle, le témoignage du guitariste Daniel Jamet, l’une des pièces maîtresses du groupe, permet de retracer la véritable histoire de la Mano, quitte à écorner un peu cette image d’Epinal.

Le groupe qu’il fallait au bon moment

ROCK&FOLK : Comment vous retrouvez-vous à participer à ce projet ?

Daniel Jamet : J’avais déjà eu des expérience­s de groupe en province, du côté de Tours : Caïn Abel N’Co, les Reactors... Après, on a dû monter à Paris car c’était le seul endroit à l’époque pour faire du rock. Le mouvement alternatif était très autocentré et parisien, contrairem­ent à ce qu’on essaie de nous faire croire aujourd’hui, c’était un petit noyau de gens qui ne se connaissai­ent qu’entre eux. Personnell­ement, je n’en ai jamais fait partie et je n’ai pu jouer dans ce circuit que lorsque j’ai été dans la Mano. Auparavant, je faisais la manche dans le métro avec les CassePieds et on avait un autre groupe plus punk qui commençait à cartonner, Les Volés. Notre but était de parvenir à gagner notre vie sans pointer à l’usine. Manu Chao est venu un jour me taxer une tige dans le local de répétition qu’on occupait dès qu’il était libre. Intrigué, il engage la conversati­on : “C’est quoi votre style ? – Metal, punk, rock, reggae, rockab’, tout ce qu’on sait jouer et qu’on essaie de traiter à notre façon.” Il avait le projet de la Mano depuis longtemps mais s’ennuyait un peu avec la deuxième mouture. On l’emmène faire la manche dans le métro, puis jouer les rythmiques en tournée, il nous déclare qu’il arrête la Mano, d’ailleurs il annule les premiers concerts prévus au Printemps de Bourges en 1988 et convainc le programmat­eur de les remplacer par les CassePieds avec lui dedans. Même si notre répertoire n’est constitué que de reprises et de standards déguisés, on fait un tabac, on l’embarque pour une autre date dans le nord et là, il nous signale que c’est le dernier concert : “Je reforme la Mano avec vous, Daniel à la guitare, Jo (Joseph Dahan) à la basse, mais on change les rôles pour Philippe (Teboul), tu laisses la batterie pour les percus car j’ai déjà prévu Santi (Santiago Casariego) à la batterie et mon frangin Tonio (Antoine Chao) à la trompette. Par contre c’est moi qui chante, et je ne peux pas prendre les autres...” Il en a bavé pour obtenir de nous ce qu’il voulait car on était tous des anars incontrôla­bles : on avait tellement joué dans le métro pendant trois ans qu’on était devenus comme des poulbots-clochards et qui refusaient tous les ordres qu’il donnait, mais il a insisté : “Ça ira mieux si c’est moi qui dirige”. Il a constaté qu’on était de gros bosseurs et qu’on avait besoin de thunes. La Mano Negra s’est vraiment formée en fusionnant avec les Casse-Pieds, c’est peut-être un peu prétentieu­x de l’affirmer car la marque Mano existait déjà depuis un an, mais c’est comme un artisan talentueux qui se fait englober par une multinatio­nale et qui en prend le nom.

R&F : Manu Chao était-il le chef d’orchestre ?

Daniel Jamet : Au début, il y a eu comme un stage de formation autour de ses compositio­ns, après il nous a laissé vraiment jouer. Mais son but premier était de former un groupe qui puisse tourner. On n’a travaillé que ses titres et des reprises choisies, du rockab’, un vieux Chuck Berry, un morceau de Hendrix ou des Stones... Pour nous, si le son de la Mano était contenu entre celui de Gene Vincent et celui des Sex Pistols, avec une basse énorme comme dans le reggae ou chez les Clash, on devait pouvoir jouer tout ce qu’on voulait. Après, on a ramené Pierre (Gauthé), trompettis­te chez les Têtes Raides, et Tom (Darnal) avec son clavier, ses envies de rap et sa culture hip-hop. On a bossé pour les concerts la reprise du premier album qui avait été enregistré par les Dirty District. Dans toute cette première période, il s’agissait de reprendre le travail de Manu.

R&F : Comment cet état de fait évolue-t-il ?

Daniel Jamet : Petit à petit, on commence à travailler le détourneme­nt de ses propres chansons. C’était un bon compositeu­r et un bon directeur musical, il nous incitait à chercher, à modifier ses idées, à trouver des riffs, à supprimer des couplets, à rajouter des percus... Tout a commencé à bouger et le second album, conçu à 80% par Manu, a fini par être réarrangé par l’ensemble du groupe. Même si Manu restait très présent à tous les niveaux, on commençait à être dans un esprit collectif. La chance de la Mano est d’avoir été au rencard sur plein de points, avec le public et dans sa progressio­n. Au moment où le groupe est prêt, la signature chez Virgin nous permet d’exploser et d’exporter. Trop tôt, ça aurait foiré, on n’aurait pas été à la hauteur, trop tard, d’autres l’auraient fait à notre place, parce qu’on n’était pas plus géniaux, on était juste le groupe qu’il fallait au bon moment. Et c’est la scène qui nous a propulsés.

R&F : Les albums suivants ont été collectifs ?

Daniel Jamet : “King Of Bongo” est le fruit de notre collectivi­té assumée : après être passé par le Comité central avec le guide spirituel et sa troupe de révolution­naires, c’est la démocratie bourgeoise avec la représenta­tivité. Le président n’est plus le grand lider maximo et les révolution­naires deviennent des députés propres sur eux, mais on n’a jamais été autant dans l’égalité. On devient indiscipli­nés et ça fait peur à Manu car la liberté fait toujours peur à ceux qui la revendique­nt haut et fort. Mais, vu son potentiel énorme, il était logique qu’il se sente amoindri, ce qui l’a incité à faire ses preuves à tous les niveaux, et il n’a jamais aussi bien chanté. C’est un album de maturité mais, quand on est mature, la passion baisse un peu, et le dernier disque est celui de la remise en question.

Tous redescendu­s sur terre

R&F : Est-ce la pression qui a provoqué la fin du groupe ? Daniel Jamet : Oui. On a mis ça sur le dos de la drogue alors qu’elle n’a pas été un sujet handicapan­t. Tout le monde a fait des expérience­s mais l’héro, la coke et les amphétamin­es n’ont été que des épisodes : il y a eu des fêtes, mais c’était la vie privée. Sauter sur scène dans tous les sens ne pouvait pas fonctionne­r avec la came ! L’événement déclencheu­r a été l’expérience de Cargo 92. A ce moment-là, on était sur le point de se séparer car on en avait marre des tournées et 300 concerts nous attendaien­t, mais le Royal De Luxe nous a connectés sur un projet et on ne voulait pas louper cette occasion unique : aménager un cargo et voyager jusqu’en Amérique du Sud pour y présenter leur spectacle en enchaînant sur un concert. Ce périple a été un booster car on s’est retrouvés avec quatre troupes venant de milieux différents (Philippe Genty, Decouflé, Royal De Luxe et Mano Negra), et cette réunion a fonctionné.

R&F : Mais n’a-t-elle pas causé l’épuisement du groupe ? Daniel Jamet : Effectivem­ent, elle entraîne une déconnexio­n et relativise la présence de Manu qui, dans nos tournées, était le centre du monde. Une troupe de soixante-dix personnes, c’est énorme ! On a vécu plein d’expérience­s, on a pris du peyotl, on a été dans le désert, on a parlé avec des Indiens, on s’est fait des amis, on a changé. Au retour, tout nous semblait un peu fade. Retourner en studio pour enregistre­r “Casa Babylon” dans la foulée était une grande erreur, mais répondait à une angoisse peut-être justifiabl­e de Manu : si on s’arrêtait, on risquait de se faire rattraper par la concurrenc­e. Cet album a été conçu dans la douleur car on en avait marre d’être en studio, et ça s’entend. Je suis parti en plein milieu de l’enregistre­ment et le groupe a éclaté dans les deux années qui ont suivi. Il y a eu des remous, ça revenait, ça repartait, et j’ai vécu cette fin à distance, comme celui qui a encore un écouteur branché, car on m’appelait régulièrem­ent pour me donner

“Le mouvement alternatif était très autocentré et parisien, contrairem­ent à ce qu’on essaie de nous faire croire aujourd’hui”

des nouvelles ou me demander de revenir... J’ai essayé pour une répétition mais j’étais passé à autre chose et je ne pouvais plus avoir le même rapport avec Manu : il avait encore besoin d’être le chef, le directeur musical...

R&F : Comment vivez-vous l’après-Mano ?

Daniel Jamet : Je fais un stage d’ingénieur du son et j’obtiens un diplôme d’Etat. Après, je joue avec les Tontons Flingueurs de Schultz, je participe à la musique du film “Raï”, je produis plusieurs disques rock, je participe à des sessions de P18, à la fondation de Flor Del Fango et je me retrouve à faire du pur latino pendant sept ans ! Puis je suis branché par Mano Solo chez qui je trouve mon alter ego. Je passe sept ans avec lui en renouant avec la compositio­n, et quand il meurt, en 2010, je perds un frangin. Je commence à bosser avec Gaëtan Roussel puis avec Saez et avec Christian Olivier, le chanteur des Têtes Raides. Je revois David, mon neveu qui est batteur, et Moune, l’ancienne chanteuse du Maximum Kouette que j’avais surnommée Iggy Popette. Ils me font écouter d’anciennes maquettes électro que j’apprécie et ils me demandent de les rejoindre dans une formule trio, La Poison, qui est une BD et une histoire de famille .... J’arrive à soixante ans et je ne sais pas exactement qui je suis et ce que je veux faire, mais j’apprécie cet éparpillem­ent et je m’y retrouve.

Si on se reforme

R&F : A-t-il été question d’un retour ?

Daniel Jamet : Oui, même récemment, mais c’est compliqué. Beaucoup de groupes se reforment vingt ou trente ans après, mais leur chanteur n’est pas une star internatio­nale... Ce qui rend cette reformatio­n impossible, c’est qu’on n’est plus dans la même catégorie : on se revoit presque tous mais aucun, à part Tom avec P18, n’a eu le courage de remonter un groupe d’essence Mano Negra sans Manu, comme si c’était interdit et que Manu était le seul à pouvoir revendique­r d’être l’ex-Mano Negra et de continuer dans cette voie... Le moteur de la Mano, c’est qu’on était jeunes et les meilleurs amis du monde, on ne connaissai­t qu’une partie de la réalité et on pouvait surfer sur notre ignorance. On était dans l’illusion, l’utopie nous portait, aujourd’hui on est tous redescendu­s sur terre et on est gravement cloués au sol. Si on se reforme, ce sera pour un concert de charité, afin que les gens ne soient pas dans l’attente d’une performanc­e, ou alors parce qu’on serait en studio en train d’enregistre­r des titres nouveaux : même si Manu n’en a rien à foutre, c’est ma seule condition car je n’ai pas envie de rejouer uniquement les mêmes morceaux. Il est hors de question de vendre un rêve frelaté, je préfère qu’on reste un groupe légendaire.

La discograph­ie de Mano Negra a été rééditée en vinyle en 2018 par Because

“On devient indiscipli­nés et ça fait peur à Manu car la liberté fait toujours peur à ceux qui la revendique­nt haut et fort”

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