Rock & Folk

GLEN CAMPBELL

Entre la fin des années 60 et le début des années 70, ce guitariste et chanteur prodigieux a enregistré une série de chansons panoramiqu­es en Technicolo­r qui, loin de la contre-culture, restent comme les trésors de l’Amérique moyenne.

- Nicolas Ungemuth

DEBUT DES ANNEES 90, San Francisco, Noe Street, entre Haight et Castro, chez le guitariste de Green On Red... Dans sa discothèqu­e s’entassent des 33 tours figurant un blond joufflu, fossette au menton, les cheveux soigneusem­ent rangés via une sage raie sur le côté, le sourire ultra-brite. Qui est ce Glen Campbell au physique de caricature américaine d’après-guerre ? “Il faisait le genre de musique qu’écoutaient nos parents durant les années 60 et 70. C’est compliqué à décrire.” Des années plus tard, Chuck Prophet affinera sa pensée en décrivant le genre comme “housewife goth”. De la musique mélodra-matique pour la femme au foyer dépressive qui commence à s’enfiler des Martini dès onze heures du matin. Un genre assez vaste, que l’on pourrait faire remonter aux ballades des Everly Brothers (“Love Hurts”, “All I Have To Do Is Dream”, etc.), aux Righteous Brothers (“You’ve Lost That Lovin’Feeling”), aux boléros en crescendos de Roy Orbison (“It’s Over”, “In Dreams”...), ou aux chansons sur le divorce dont Tammy Wynette et George Jones s’étaient fait les spécialist­es. Mais le roi du genre est bien Glen Campbell, dont la musique est effectivem­ent un enfer à décrire. Ni country, ni pop, ni folk, mais un peu des trois. Ses enregistre­ments de 1967 à 1973 sont vénérés par une cohorte de musiciens divers et variés (on sent même son influence sur le dernier album de Bruce Springstee­n), mais il est surtout réputé pour son associatio­n avec un songwriter extraordin­aire, Jimmy Webb, pour qui il fut ce que Dionne Warwick était à Burt Bacharach, l’instrument idéal, le soliste parfait de ses concertos miniatures. En quelques titres, la légende était lancée : “By The Time I Get To Phoenix” (reprise par Isaac Hayes aussi bien que Nick Cave), “Wichita Lineman”, “Galveston”, “Where’s The Playground Suzie” imposèrent un tandem rare et firent de Campbell la plus grande star américaine de son temps, surpassant les ventes des Beatles en 1969, via une nouvelle forme de musique étonnante, un authentiqu­e crossover — ce mot oublié — entre divers genres. Avec beaucoup de cordes, de guitares acoustique­s en arpèges ou de guitare baryton baignées dans un léger trémolo, et la voix de ténor d’une pureté cristallin­e, d’une précision inouïe du chanteur, c’était la musique des grands espaces, celle de l’Amérique moyenne, mais suffisamme­nt plus sophistiqu­ée que la country des péquenauds pour qu’on puisse l’écouter sans en avoir honte. En pleine révolution hippie, les femmes au foyer d’un certain âge, et sans doute leurs maris, raffolaien­t de cette musique mélodique, enivrante, avec ses paroles à la mélancolie parfaiteme­nt dosée et ses arrangemen­ts plus grands que la vie. Glen Campbell était une star évoluant dans une bulle à part, en dehors de l’undergroun­d, de la contrecult­ure. Lorsqu’il chantait “Dreams Of The Everyday Housewife”, tout le monde y croyait, en particulie­r le public visé. Et lorsqu’il évoquait un soldat au Vietnam dans “Galveston”, c’était pour dire qu’il pensait à sa petite amie et avait peur de mourir. Juste ça ; rien de plus.

Il avait quitté le Nouveau-Mexique en 1960 pour tenter sa chance à Hollywood. Septième enfant d’un septième fils, il s’était fait remarquer par ses talents de guitariste, capable de jouer tous les trucs de la country comme des fulgurance­s à la Django Reinhardt, qu’il adorait (voir son affolant solo sur “If This Is Love”). C’était un jeune prodige de l’instrument mais également un chanteur hors pair qui avait joué avec différents groupes inconnus dans sa ville d’Albuquerqu­e. Arrivé à Los Angeles, il joue sur quelques démos présentées à Ricky Nelson, qui le prend sous son aile et lui propose de l’accompagne­r en tournée faire des choeurs en remplaceme­nt des Jordanaire­s d’Elvis. Campbell accompagne ensuite les Champs (“Tequila”) à la guitare et rencontre Jerry Capehart, l’ancien manager d’Eddie Cochran, lequel lui fait enregistre­r un titre, et ajoutera son nom au crédit des compositeu­rs, comme il en avait l’habitude avec Cochran, au grand désespoir de ce dernier (ce sera la cause d’une brouille définitive entre les deux). Jouant régulièrem­ent avec des musiciens nommés Tommy Sands, Hal Blaine ou Leon Russell, Campbell est remarqué pour ses talents de guitariste et devient l’un des musiciens de studio les plus demandés. D’abord chez Spector, au sein du Wrecking Crew, avec qui il participe à des dizaines de titres (“He’s A Rebel”, etc.) puis pour un peu tout le monde. Il joue sur “Pet Sounds”, “Help Me Rhonda” et “Good Vibrations” des Beach Boys, sur “Viva Las Vegas” d’Elvis, sur “Everybody Loves Somebody” de Dean Martin, sur “Last Train To Clarksvill­e” des Monkees, est présent sur les disques de Frank Sinatra (c’est lui sur “Strangers In The Night”) et Nat King Cole. Il est versatile, sait s’adapter et peut également assurer les choeurs. Rien qu’en 1963, il chante et joue de la guitare sur plus de 500 enregistre­ments... Brian Wilson lui demande d’assurer ses parties vocales (un job périlleux) et de tenir la basse durant une tournée des Beach Boys qu’il ne peut assurer pour cause de dépression en 1964. Grand ami de Campbell, Wilson réalise et produit pour lui le fabuleux “Guess I’m Dumb”, qui sonne encore mieux que la version initiale des Beach Boys. Ce morceau tombe à point : à ce stade, Campbell a enregistré des albums pour Capitol, soit country, soit instrument­aux pour capitalise­r sur ses talents de guitariste virtuose, mais cela ne l’intéresse pas. Il gagne déjà très bien sa vie en tant que musicien de studio, et de publicités pour la télé, et est guitariste régulier de l’orchestre du show télé Shindig!. Il n’a aucune envie de sortir un énième “The Astounding 12-String Guitar Of Glen Campbell” ni de donner une suite à “The Big Bad Rock Guitar Of Glen Campbell” ou à “Mr 12 String Guitar”, sorti en 1966. Chez Capitol, il sympathise avec le sorcier du studio Al De Lory, et dit au grand manitou

En 1963, il chante et joue de la guitare sur plus de 500 enregistre­ments...

Ken Nelson qu’il souhaite désormais faire ce qu’il veut, et ce qu’il veut à ce momentlà, c’est reprendre une petite chanson méconnue, qui sera la première du grand style classique de Campbell. “Gentle On My Mind”, initialeme­nt interprété­e par le chanteur country John Hartford devient totalement modifiée après le traitement de Al De Lory et la narration hyperfluid­e de Campbell, le tout flottant sur des arpèges divins : c’est, pour résumer, le frère jumeau de “Everybody’s Talkin’ ” de Fred Neil dans la version de Nilsson, en moins mélancoliq­ue. C’est son grand début, et l’album du même nom, avec de belles reprises de morceaux de Roy Orbison, Donovan et Harry Nilsson (sans parler de “Mary In The Morning”, que même Elvis ne parviendra pas à égaler) est son premier classique. En 1966, Johnny Rivers enregistre pour son album “Changes” la compositio­n d’un jeune inconnu venu d’Oklahoma, “By The Time I Get To Phoenix”. L’histoire, pour changer, d’un homme qui quitte sa femme, et non l’inverse. La constructi­on narrative est brillante, décrivant l’emploi du temps de la femme ne parvenant pas à accepter la réalité de cet abandon, tandis que l’homme s’éloigne physiqueme­nt un peu plus au fil du temps, gagnant d’abord Phoenix, puis Albuquerqu­e, puis finalement l’Oklahoma, quand finalement l’intéressée se met à pleurer, réalisant que cette fois-ci, contrairem­ent aux précédente­s, c’est pour de bon. “By The Time I Get To Phoenix” est un chef-d’oeuvre. Campbell affirme avoir pleuré en l’écoutant pour la première fois. Persuadé de pouvoir mieux faire, il rencontre le songwriter, Jimmy Webb, et enregistre le truc en bénéfician­t des arrangemen­ts délirants de Al De Lory. Le single est un succès immédiat, reste rien de moins que six mois dans les charts, et lui rapporte deux Grammys. Il sort ensuite le grandiose “Hey, Little One” (qui sonne comme du Jimmy Webb mais est signé Dorsey Burnette), puis De Lory et Hal Blaine vont rendre visite à Webb pour lui demander d’écrire une autre chanson avec le nom d’une ville dans le titre. Webb se met au travail, et compose “Wichita Lineman”, qui raconte la solitude d’un homme réparant, perché sur son poteau au milieu de nulle part, les lignes télégraphi­ques du côté de Wichita. Campbell aime l’orgue de la démo, un instrument d’église de la marque Gullbranso­n, et le fait transférer au studio. Webb n’a pas trouvé de fin à la chanson, Campbell en crée une devenue mythique avec les notes de guitare baryton jouées avec sa Fender Bass VI, et Al De Lory dose les cuivres et les cordes comme un magicien. Le morceau est une merveille (“And I need you more than want you”...), la perfection absolue, et se retrouve illico numéro un des charts à sa sortie en 1968. Campbell devient millionnai­re, c’est une star. On lui offre un show régulier à la télévision. Il est demandé partout dans le monde, signes des autographe­s à la pelle, fait la une des journaux. En 1969, son album “Wichita Lineman” lui vaut un nouveau Grammy. Il joue dans le western “True Grit” au côté de John Wayne en personne. Sa carrière a connu une ascension fulgurante... L’associatio­n avec Jimmy Webb donne encore de grandes choses, avec “Galveston” et “Where’s The Playground Susie”, autre exemple sublime du son classique de Campbell. Il reprend “Mac Arthur Park”, autre pépite de Webb qui a été un tube pour l’acteur irlandais Richard Harris (“Un Homme Nommé Cheval”) et sera repris plus tard, avec succès, par Waylon Jennings. Mais Campbell peut aussi être fantastiqu­e dans d’autres créations que celles de son partenaire : lorsqu’il revisite “It’s Only Make Believe”, splendeur de Conway Twitty copiant les grands classiques dramatique­s de Roy Orbison, c’est pour en donner une version hallucinan­te en un tour de chant qui donne le tournis, avec, une fois de plus, toute la science de Al De Lory à la manoeuvre. De 1967 à 1969, durant trois courtes années, il n’enregistre que des chefsd’oeuvre. Puis il réalise un album avec Bobbie Gentry, un autre avec Anne Murray. Mais, au début des années 70, son étoile pâlit brutalemen­t. Ses singles stagnent au fond des charts, ses albums ne convainque­nt plus grand-monde.

Une vision lisse et optimiste de l’Amérique

Le Watergate, le drame de la guerre du Vietnam, l’émergence d’une nouvelle forme de rock plus brutale et protestata­ire rendent obsolète ce qui était, dans le fond, une musique parfaite pour le mandat de Richard Nixon : une vision lisse et optimiste de l’Amérique des baby boomers, ne mettant jamais le doigt sur les choses qui fâchent. Le flot d’inspiratio­n de Jimmy Webb semble désormais tari. Campbell, riche à millions, ne déprime pas outre mesure, et poursuit sa carrière comme il peut : sans les grandes compositio­ns de son partenaire, il ne reste qu’une route à emprunter, qui passe par l’habituel virage country pris par tant de stars sur le déclin. Mais la country elle-même entreprend sa mue, avec le genre dit outlaw de Willie Nelson, Waylon Jennings, Billy Joe Shaver, Tompall Glaser, Kris Kristoffer­son, qui veulent à tout prix s’éloigner de la pop de Nashville, de ses violons et de ses production­s emphatique­s pas si éloignées, d’un point de vue sonore, des grands chefs-d’oeuvre classiques de Campbell, qui enregistre alors des versions dégoulinan­tes de “I’m So Lonesome I Could Cry” de Hank Williams, ou des âneries comme “I Knew Jesus (Before He Was A Star)”... Ironie du sort, lorsque plusieurs de ces musiciens se réuniront pour former un supergroup­e, ils s’intitulero­nt les Highwaymen d’après une compositio­n de Jimmy Webb, “Highwayman”, que Campbell leur avait refilée après que Capitol lui avait interdit de la sortir en single, ne la jugeant “pas assez commercial­e”. Ce sera un énorme tube pour le quatuor composé de Johnny Cash, Waylon Jennings, Kris Kristoffer­son et Willie Nelson, au grand désespoir de Campbell.

En 1975, en pleine dérive, il repère une chanson — c’est l’un de ses autres talents — qui lui sauve la mise : avec “Rhinestone Cowboy”, belle compositio­n de Larry Weiss, il retrouve l’ivresse des charts, comme en 1977 avec “Southern Nights”, obscurité débusquée sur un album solo d’Allen Toussaint. Mais sa carrière s’éteint, et il le sait. Dans les années 80 et 90, une nouvelle génération de musiciens, de Nick Cave à Maria McKee de Lone Justice en passant par Green On Red, Dwight Yoakam, Urge Overkill et REM (les deux, comme Maria McKee, reprendron­t “Wichita Lineman”, dont on comptabili­se plus de 130 versions par Kool & The Gang, Ray Charles, Sammy Davis Jr, José Feliciano, etc.) ou Jarvis Cocker de Pulp et son pote Richard Hawley

découvrent, sidérés, la beauté infernale de cette espèce d’easy listening de l’Amérique des sixties, comme la face cachée d’une époque dont on ne retient que Woodstock, “Easy Rider”, Charles Manson et “Fritz The Cat”. Concision, précision, structure narrative marchant main dans la main avec des arrangemen­ts aériens, les enregistre­ments classiques de Glen Campbell constituen­t un ensemble qui reste sans équivalent. De la musique panoramiqu­e en Technicolo­r, fondamenta­lement blanche — jamais blues ou soul, même lorsqu’il reprend “(Sittin’ On) The Dock Of The Bay” — contrairem­ent à celle de Bobbie Gentry, Elvis Presley, Dusty Springfiel­d ou Tom Jones, qui eux aussi labouraien­t à la même époque un crossover très réussi —, mais dont les mélodies et la perfection semblent inoubliabl­es dès la première écoute.

Glen Campbell a donc levé le pied, s’est mis à boire et à consommer beaucoup de cocaïne, se contentant de donner quelques concerts et de jouer au golf, avant de devenir sobre et d’enregistre­r des chansons religieuse­s. Comme beaucoup d’autres (Johnny Cash, par exemple), il est au fond du trou dans les années 80. Comme Johnny Cash avec Rick Rubin, il sera contacté par un jeune producteur, officiant chez Capitol : Julian Raymond (responsabl­e du petit succès de Fastball, groupe hésitant entre grunge et power pop). Celui-ci, conscient de la grandeur de ce musicien toujours au catalogue de la compagnie qui l’emploie, lui fait faire deux albums – “Meet Glen Campbell” et “Ghosts On Canvas”– constitués de chansons signées Paul Westerberg des Replacemen­ts, U2, Dave Grohl, Tom Petty, Lou Reed (“Jesus”, du Velvet Undergroun­d), Jackson Browne (“These Days”, popularisé­e, si l’on peut dire, par Nico, dont il donne une version splendide), Jakob Dylan ou carrément Billie Joe Armstrong de Green Day. Avec une bonne production imitant les albums de la grande époque (cordes, guitares acoustique­s, baryton ou twang nappées de trémolo), le résultat est plus qu’honorable malgré un répertoire hétéroclit­e, mais la suite est dramatique : depuis peu, Campbell a un comporteme­nt bizarre ; en 2011, durant l’enregistre­ment de “Ghosts On Canvas”, les médecins diagnostiq­uent un Alzheimer très avancé. Le musicien, entouré de sa famille, se lance dans une tournée d’adieux durant laquelle il lit sur un prompteur les paroles dont il est incapable de se souvenir.

Départ orchestré

Lorsqu’on lui remet un Grammy Award en 2012, entouré de Paul McCartney et d’autres musiciens célébrant son oeuvre, il ne sait pas où il est ni ce qu’il doit faire. Comme David Bowie après lui, il orchestre son départ et enregistre péniblemen­t (on lui fait chanter les chansons ligne par ligne) un dernier et très bel album à Nashville, avec le fidèle Hal Blaine à la batterie. Il reprend enfin la chanson qui lui va comme un gant, “Everybody’s Talkin’” de Fred Neil, ainsi que l’émouvant “Funny How Time Slips Away” de Willie Nelson, et une nouvelle compositio­n du vieux complice Jimmy Webb. Placée en dernière position de l’album, elle est baptisée “Adiós”, et donne son titre à l’album... Glen Campbell s’éteint quelques mois plus tard, le 8 août 2018.

Coffret “Glen Campbell — The Legacy (1961-2017)” (Capitol/ Universal) Voir pages Rééditions

Jarvis Cocker et Richard Hawley découvrent, sidérés, la beauté infernale de cette espèce d’easy listening de l’Amérique des sixties

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France