Rock & Folk

JEROME FERRARI

C’est au son de Sufjan Stevens que l’écrivain corse a écrit “A Son Image”, dernier roman en date d’une oeuvre constellée de références musicales habitées.

- Thomas Andreï

RECUEILLI PAR THOMAS ANDREI

EN 2012, JEROME FERRARI DEVENAIT LE CHANTRE DE LA LITTERATUR­E DE SON ILE

— ET UN PEU PLUS — EN REMPORTANT LE PRIX GONCOURT POUR “LE SERMON SUR LA CHUTE DE ROME”. La Corse sert encore de théâtre à son dernier roman, qui chante les funéraille­s d’une photograph­e locale à la manière d’un requiem. On disparaît de cette chapelle remplie de larmes pour évoquer la jeunesse de la défunte, les rapports entre filles et garçons, les dérives du mouvement nationalis­te, la guerre en ex-Yougoslavi­e et l’histoire de la photograph­ie. Mais c’est dans son oeuvre de 2007, “Dans Le Secret”, sur deux frères torturés, que Ferrari utilise le plus la musique, citant PJ Harvey, Radiohead ou Jeff Buckley, dont la voix cristallin­e résonne dans les montagnes, alors qu’un marcassin crève en saignant des yeux sur le goudron.

Quelque chose de métaphysiq­ue

ROCK&FOLK : “A Son Image” contient une double référence musicale dès la première page. Un soldat serbe rentre du front avec dans son sac des cassettes de REM et Nirvana. Il ne se souvient plus de la dernière fois qu’il les a écoutées. Pourquoi ces deux groupes ?

Jérôme Ferrari : C’était l’époque. Une personne que j’ai rencontrée en Serbie m’a cité Nirvana. J’ai rajouté quelque chose que j’écoutais alors beaucoup et qui était “Losing My Religion”. C’était en 1992 ou 1991, je n’aurais pas pris le risque de faire un anachronis­me. Je n’ai pas écouté Nirvana tout de suite. Je suis arrivé en Corse en décembre 1988. En 1989, j’étais plongé de manière compulsive dans la musique corse. Je passais mon temps à en écouter et à en chanter dans les bars de Corte. Au collège, j’avais commencé à écouter à fond les Sex Pistols et surtout AC/DC, “Highway To Hell”. Tout le monde avait le logo du groupe sur son sac. R&F : Une photo, c’est capturer un instant qui est déjà passé. Vous développez cette idée en parlant de photos de famille. En 2015, Sufjan Stevens choisissai­t, pour la pochette de “Carrie & Lowell”, une vieille photo abîmée de son-beau père, le regard vers l’objectif, une main sur l’épaule de sa mère. Elle vous raconte quoi, cette photo ?

Jérôme Ferrari : C’est étrange, parce que j’ai découvert “Carrie & Lowell” pendant l’écriture de “A Son Image”. Je l’ai écouté quasiment en boucle, surtout à la fin de la rédaction. Je finissais par interpréte­r toutes les paroles en fonction de ce qu’il se passait dans mon roman, notamment sur le titre “Fourth Of July”. Il met en couverture une photo de sa mère, alors que c’est un album sur une mère qui a disparu, dans de multiples sens. Quand on sait de quoi il s’agit, la photo est vue d’une autre manière. C’est typiquemen­t le genre de photos qui me fait quelque chose, comme toutes les photos de famille, ces photos prises au futur antérieur. On y voit rétrospect­ivement un instant qui signale lui-même sa disparitio­n. C’est d’autant plus frappant que le beau-père de Sufjan Stevens a une expression plutôt triste.

R&F : On cite “Dans Le Secret” : “J’ai toujours pensé que tant qu’on est encore capable de laisser s’incarner sa souffrance, son mal-être, son abandon, peu importe, dans la musique ou la littératur­e, c’est encore un signe de santé.” Dans quels albums avez-vous laissé votre mal-être s’incarner ?

Jérôme Ferrari : Le groupe qui comptait le plus pour moi, c’était The Cure. J’étais ado, ça me permettait de broyer du noir à mon aise. Notamment la trilogie “Seventeen Seconds”, “Faith” et “Pornograph­y”. J’avais un copain qui avait retapé une espèce de bergerie et il mettait ça à fond. “Seventeen Seconds”, avec cette manière très années 80 de concevoir les rythmes et les lignes de basse, ça me fait toujours quelque chose. Dans ces trois albums, il y a quelque chose de métaphysiq­ue. Il y a une chanson magnifique dans “Faith” qui s’appelle “Other Voices”. Si je comprends bien, c’est sur la schizophré­nie,

des choses très sombres. Mais, tout compte fait, si on parvient à en faire de la musique, c’est que ce n’est pas si sombre que ça. Quand on est complèteme­nt dépressif, on n’écrit pas un mot. C’est ce que je voulais dire. Cette manière de transforme­r ça en quelque chose de positif, ça prouve qu’il existe encore une forme de vitalité. Une vitalité que le personnage de Paul n’est plus censé avoir.

R&F : Existe-t-il un lien entre Paul et le soldat serbe ? Jérôme Ferrari : Je n’y ai pas pensé, mais évidemment. C’est bien de broyer du noir avec The Cure, mais c’est du broyage de noir esthétique. C’est une expérience qui est recherchée pour elle-même. Après six mois de front et de guerre, on n’écoute plus de musique. Cette personne que j’ai rencontrée en Serbie m’avait dit un truc comme ça : “T’as pas envie d’écouter du rock. C’est pas comme dans ‘Apocalypse Now.’ T’as pas envie d’écouter les Doors.” C’est quelqu’un de mon âge dont la représenta­tion de la guerre venait tout droit de notre culture commune, des films hollywoodi­ens. Il associait ça à Coppola. Il voulait m’expliquer le gouffre entre ces représenta­tions esthétique­s et la réalité.

R&F : Dans tout le livre, Antoine est hanté par une phrase prononcée par sa femme. Quand il lâche enfin à son frère, Paul, qu’il pense qu’elle l’a trompé, Paul décide de faire quelque chose qu’il n’a pas fait depuis longtemps : écouter de la musique. Jérôme Ferrari : (Il coupe) PJ Harvey, “You Said Something”. Ça allait trop bien avec ce que raconte le roman. Dans la chanson, il n’y a pas un seul moment où on sait ce que le type est censé lui avoir dit. “Tu as dit quelque chose que je n’ai jamais oublié.” Mais on ne sait pas ce que c’est.

Ces sons bizarres

R&F : Paul hésite ensuite à jouer du Radiohead : “Knives Out”, “Street Spirit” et “Wolf At The Door”. Puis “Wish You Were Here”. Pourquoi ces disques-là ?

Jérôme Ferrari : Ça fait trop longtemps, je ne me souviens plus... Radiohead, ça devait être pour l’aspect déprimant. Je mettais juste les trucs que j’écoutais à fond à l’époque. Le jeu, c’était de les faire entendre par un personnage d’une manière très différente de la mienne. C’est sans doute pour ça que j’ai écris que la voix de Thom Yorke lui donnait envie de vomir, à Paul. Parce que moi, elle ne me donne pas envie de vomir. J’adore la voix de Thom Yorke. Je la trouve d’une expressivi­té et d’une maîtrise totales, comme sur “Identikit”, par exemple. Même si je trouve qu’il peut en abuser. Dans “In Rainbows”, il y a des chansons où il force un peu trop. Et je n’ai pas pu me retenir de citer Pink Floyd. “Wish You Were Here” est mon album préféré. C’est au sommet. R&F : Vous l’avez découvert comment ?

Jérôme Ferrari : Ma soeur écoutait ça. Je suis né en 1968, elle, en 1959. J’ai encore le vinyle. J’étais petit. On était cinq : mes parents, mon frère, ma soeur et moi. On avait un F4 dans lequel mon père vit toujours, qui doit faire 62 mètres carrés. Ça ne fait pas de très grandes pièces. On avait une chaîne dans le salon, avec un casque, pour écouter sans embêter tout le monde. Je me souviens surtout de l’introducti­on interminab­le de “Shine On You Crazy Diamond”. Je ne savais pas quel genre de musique c’était. C’était vraiment étrange, pour moi, ces sons bizarres. J’ai laissé tomber et j’ai redécouver­t ça beaucoup plus tard. Je me souvenais très bien des sons mais pas des voix, ni des chansons. Ma mère, elle, mettait de la musique corse. On avait des 45 tours d’Aznavour, des trucs de Charles Rocchi, Tony Toga... Putain, Serge Lama, aussi ! Le premier groupe que j’ai écouté avec attention, c’était les Beatles. On avait l’album rouge et l’album bleu. C’était rigolo parce que je n’avais pas fait d’anglais au collège, mais, quand j’étais petit, j’adorais suivre les paroles. Dans les vinyles, c’était bien, c’était écrit en gros. On pouvait voir ça comme un livre.

R&F : Finalement, Paul choisit Jeff Buckley, la piste 6. C’est une musique sacrée et moderne qui rejoint le chapitre précédent, où un réparateur d’orgue dit à un prêtre que, sans musique, il n’y aurait pas de lien avec Dieu.

Jérôme Ferrari : “Hallelujah.” Qu’est-ce qui peut sonner plus sacré ? Je n’aime pas beaucoup la version originale de Leonard Cohen. Mais le texte est une merveille, un très beau poème. Il n’y a pas besoin de musique là-dessus pour que ce soit magnifique. Ma soeur avait son premier album, avec “Suzanne”, “Sisters Of Mercy’, mais pas celui avec “Hallelujah”. J’ai donc d’abord découvert ce qu’en a fait Jeff Buckley. La première fois, j’ai fermé ma gueule pendant 6 minutes 51. Je l’ai tellement jouée que j’ai fini par m’en dégoûter. Dès que ça s’arrêtait, j’étais insatisfai­t. Il fallait que je la remette.

R&F : Vous écrivez : “Jeff Buckley pousse un soupir à fendre l’âme.” C’est quoi ce soupir ? Pourquoi il est là ? Jérôme Ferrari : Je ne sais pas. Ça aurait pu foirer complèteme­nt. Ça surligne un peu l’ambiance de la chanson, qui n’en a pas besoin. Mais ça marche à fond. Justement, parce qu’il le pousse avant la première note de guitare. C’est une idée brillante. Parce que la version de Leonard Cohen ne joue pas du tout sur les mêmes types d’émotions.

Deuil en musique

R&F : On peut trouver d’autres liens avec le livre, comme le premier vers : “Well I’ve heard there was a secret chord.” Ça rappelle “la cinquième voix”, celle de Dieu, dont parle le réparateur d’orgue. Jérôme Ferrari : “That David played and it pleased the Lord.” Tout le texte de Leonard Cohen est plein de références sur l’histoire de David et de Bethsabée. La façon qu’il a de prendre des références bibliques, déjà très belles, pour en faire un texte magnifique, c’est incroyable.

R&F : Comme David Bowie avec “Blackstar”, Leonard Cohen a dû faire son propre deuil en musique, dans son album final, “You Want It Darker”. Il écrivait en étant déjà mort. Cet album, c’est comme une photo ? Jérôme Ferrari : Exactement. Je n’ai pas écouté le David Bowie mais j’ai le Leonard Cohen. (Il prend une voix d’outre-tombe) “I’m ready my lord”. Pendant vingt ans, il a fait ça : écrire son dernier livre (sic). C’est pour ça que l’album n’est pas du tout funèbre. Il a quelque chose de très profond, mais il est superbe. Quelqu’un qui se sent au bord de la tombe et qui sait dire “I’m ready my lord” a droit à tout mon respect, mon admiration et à une pointe de jalousie. Parce que je ne suis pas sûr de pouvoir avoir une telle sagesse.

Livre “A Son Image” (Actes Sud)

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