Rock & Folk

Iggy Pop sur paroles

Pourquoi ne parle-t-on jamais des textes d’Iggy ?

- PAR THOMAS E FLORIN

On reconnaît beaucoup de qualités à l’homme sans chemise : showman sans pareil, voix profonde, albums visionnair­es, vie hors norme, santé de fer. Mais il est une chose que l’on reconnaît rarement au chanteur. C’est la qualité de ses textes.

“J’IMAGINE QUE LOU (REED) ETAIT UN PEU PLUS RAFFINE QU’IGGY, mais Lou ne lisait pas, tandis qu’Iggy si. Les parents d’Iggy étaient profs, et il lisait vraiment, Dostoïevsk­i et tous ces trucs à la noix.” C’est Angie Bowie qui parle. D’Iggy, de Lou et de David, qu’elle a côtoyés, de tout son saoul. Quand il s’agit de culture littéraire, elle est sans appel : Iggy tient le haut du panier. Aujourd’hui encore, c’est ce qui marque chaque personne lui ayant rendu visite à Miami. La taille de sa bibliothèq­ue. On la dit immense, débordante même, s’étalant sur le reste de l’espace. Il y a cela et sa collection d’art brut. Deux choses vivant en harmonie avec sa façon d’écrire, directe et sans effort apparent. Iggy Pop écrit sans en avoir l’air.

“Tu dois gratter le béton de ta bite”

“I Won’t Crap Out” (“Brick By Brick”, 1990) Pourquoi ne parle-t-on jamais des textes d’Iggy ? Dylan a eu le prix Nobel de littératur­e, Lou Reed est considéré comme l’un des grands auteurs new-yorkais, Jim Morrison est un poète, Mick Jagger fut un pamphlétai­re cynique avant de devenir un rimeur misogyne.

Mais Iggy, rien. Peut-être parce que ses textes contiennen­t moins de mots que ceux de ses confrères. Le premier couplet de “I’m Waiting For The Man” : 32 mots. Celui de “Like A Rolling Stone” : 71. “No Fun” : 4. Il est vrai que le texte n’a pas été sa préoccupat­ion première. Son père, ancien joueur de baseball, passé professeur de littératur­e, l’a poussé à la lecture bien qu’il en parle peu. Lire lui semble naturel. Contrairem­ent à la musique, vocation qu’il s’est choisie. Après la batterie, Iggy veut “utiliser (son) corps comme un saxophone”. La première partie de son travail consiste d’abord à chercher un son. Les Stooges sont comme un instrument en perpétuel bouillonne­ment. Qu’ils écoutent Harry Partch, jouent dans leur maison hantée, se défoncent ou défèquent sur le balcon, tout cela fait partie d’une recherche... Un son, c’est une attitude, face à un instrument, à un public, au monde. Avec ce groupe, Iggy trouve la voie pour faire de sa gorge un saxophone. Il y arrive à merveille, et le prouve dès l’ouverture de “Down On The Street”. Quand ils décrochent un contrat, les Stooges se pensent obligés d’écrire des chansons. Que raconter sur cette musique “qui donne envie de se battre et de baiser en même temps” (Henry Rollins) ? Iggy commence à écrire ses textes en observant les attitudes des gamins à la sortie de l’école. Ses héros sont les Rolling Stones, Bob Dylan, Lou Reed et Jim Morrison. “No Fun”, inspiré par “I Walk The Line”, avec ses quatre mots, transcrit merveilleu­sement l’insolence des morveux. “I Wanna Be Your Dog” ressemble à une version sans fanfreluch­e de “Venus In Furs”. Les Stooges sont sans filtre. Iggy ne cherche pas à construire une mythologie : il est en prise directe avec les choses. Il souffre, ressent, cherche à atteindre quelque chose, que ce soit une note, un son, un état, un sentiment, qu’il encapsule en quelques mots, quelques phrases, pour pouvoir le cracher, le vomir, le sortir de lui. D’où cette manière de prononcer ses mots, les “I feel alright” de “1970”, glaçants. C’est pourquoi il est le premier à écrire une chanson comme “Dirt”, le premier à dire : “j’ai été sali, je suis de la poussière, et je m’en fous”. Ainsi, les Stooges nous délivrent. Ils nous autorisent à être.

“Je suis le passager, je reste sous verre”

“The Passenger” (“Lust For Life”, 1977) Puis, Iggy rencontre Bowie. Qui, lui, raconte des histoires, se met en scène, revêt et emprunte des masques. Faiseur, comme Reed est poseur. Mais qui lui apprend une chose primordial­e : le travail. Alors, dès “Raw Power”, Iggy Pop s’y met et, immédiatem­ent, les textes s’en ressentent. Ils s’étoffent, leurs structures deviennent plus complexes, les mots sont étonnants, les images hurlantes. Comme lorsque Iggy se balade dans Londres, chantonnan­t “Heart Full Of Soul” des Yarbirds et se demandant : “de quoi mon coeur est-il plein ?”. L’homme qui jaillit au coeur du public, à Cincinnati, répondant à l’appel du saxophone de Steve Mackay, ne pouvait avoir que le coeur plein de napalm. Il écrit “Search And Destroy”, la seule chanson qui semble répondre à la violence de la guerre du Vietnam, aux images de mères courant dans la jungle, le corps carbonisé de leurs enfants contre la poitrine ; aux histoires de jeunes Américains parés de colliers d’oreilles humaines. Face à cela, Iggy écrit, sans jamais quitter son point de vue. Il va jusqu’à se présenter dans la première ligne. “I’m a streetwalk­ing cheetah with a heart full of napalm”. Etranges images, mots toxiques, comme la musique.

Et le disque est mort-né. Somme toute, Iggy hurle dans le désert.

“Je joue à chat dans un cimetière de voiture”

“Cold Metal” (“Instinct”, 1988) Après l’échec, le retour chez les parents, l’asile, arrive “The Idiot” ! En référence à ce machin à la noix : Dostoïevsk­i. Sur la pochette duquel Iggy pose comme Nijinski. Les thèmes et les mots deviennent plus sophistiqu­és, à l’image de l’époque, du sexe, des habits, de la production. Iggy ne trempe plus sa plume dans l’instant, mais dans le flou, les rêves (“Sister Midnight”), la nuit où l’on invente des danses (la bombe nucléaire, dans “Nightclubb­ing”) et le souvenir des Stooges.

“Je me souviens la manière qu’ils avaient de regarder le sol. De regarder le sol comme s’ils avaient mis le monde à bas.” (“Dum Dum Boys”) Bowie et Iggy remettent le couvert, rapidement. Si rapidement qu’Iggy n’écrit que des bouts de textes qu’il complète en direct devant le micro. En sort son chef-d’oeuvre littéraire : l’album “Lust For Life”, qui commence comme un roman : “Voici à nouveau Johnny Yen, avec l’alcool et la drogue, et la machine de chair, qui va encore nous faire un strip-tease.” Vient ensuite le numéro comique : “Voici le succès. Voici ma voiture. Voici mon tapis chinois” (“Success”). D’excellents textes, meilleurs peut-être que le “J’aimerais savoir nager comme un dauphin” de Bowie, et qui pourtant ne sont rien comparés à celui de “Some Weird Sin” :

“Eh bien, je n’ai jamais eu mon permis de vivre. Ils ne veulent pas le lâcher, alors je reste sur le bord du monde. J’essaye d’entrer, mais je sais que ce n’est pas pour moi. Et la vue de tout cela me rend triste et malade.”

“J’ai suivi mon ombre jusqu’ici. Quel est le problème si je disparais ? Et j’espère ne pas perdre la vie ce soir”

“In The Lobby” (“Post Pop Depression”, 2016) Voici le grand thème d’Iggy, celui qui court depuis “1969”, jusqu’à “American Valhalla”. Il l’épuise dans “I’m Bored”

(“New Values”, 1979), le caricature durant les années 80 et 90, mais il se trouve là, dès l’origine : “Je hais cette vie ! Je ne peux pas la supporter. Elle me fait mal.” Ceci, il ne l’a pas chanté, mais écrit, noir sur blanc dans un livre intitulé “I Need More”.

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