The Boomtown Rats
Ignorés ou injuriés à leur sortie, certains albums méritent une bonne réhabilitation. Méconnus au bataillon ? Place à la défense. Sur le podium des popstars eighties les plus détestées, avec Bono et Sting
“V DEEP” Mercury
“LA PRESSE CONTINUAIT A NOUS EREINTER”, note Bob Geldof dans son autobiographie. “Nous en étions arrivés au point où un critique s’excusait de nous trouver des qualités, sur trois paragraphes, avant d’oser les formuler.” C’est une réalité : les Boomtown Rats n’ont cessé d’être débinés. Trois raisons. Un : le leader, Geldof, est insupportable. Deux : leur premier album, sorti en 1977, est rejeté par le politburo punk, The Clash traitant les Irlandais de “Bay City Rollers du punk” — conséquence : ils resteront blacklistés à vie comme des imposteurs. Trois : Geldof est devenu une superstar mondiale en organisant le Live Aid en 1985. Monopoliser l’attention pour une cause caritative, c’est théoriquement moins pire que d’avoir chanté pour le Führer, mais Geldof a payé : balancé sur le podium des popstars eighties les plus détestées, avec Bono et Sting. Les Boomtown Rats ne méritent pourtant pas que des quolibets. Leurs trois premiers albums tissent un lien entre glam, punk et new wave : une power pop survitaminée qui relie Steve Harley aux Damned, plaçant, dans ces années 1977-1979, les Irlandais aux côtés de Costello, Police, XTC, Jona Lewie, Squeeze... Et ça marche : les disques cartonnent de plus en plus, “I Don’t Like Mondays” est un gros hit. En entrant dans les années 80, les Rats recrutent Tony Visconti, qui vient de bosser sur le “Scary Monsters” de David Bowie. Avec lui, ils enregistrent “Mondo Bongo” (1981), où leur musique prend un virage intéressant — plus exotique et rythmique. Mais moins vendeur. “Avec ce fiasco, nous étions coulés aux Etats-Unis”. Les Rats n’avaient connu que l’ascension, les voilà qui chutent d’un cran. Geldof accepte alors la proposition d’Alan Parker : tenir le premier rôle dans l’adaptation cinéma de “The Wall”. Rappelons que certains punks portaient des T-shirts I Hate Pink Floyd.
Malgré son impressionnante performance, Bob ressort du film encore plus détesté.
“J’en avais assez d’entendre dire que nous étions finis : nous avons entamé la préparation d’un nouveau disque avec une détermination farouche. Nous n’étions plus que cinq dans le groupe et ce serait notre cinquième album : il s’appellerait ‘Five Deep’, expression empruntée à une méthode érotique japonaise, quatre en surface, cinq en profondeur.” Geldof choisit cette fois d’embaucher, à la production, Godley & Creme, ex-10cc. Ils ne seront jamais crédités sur le disque. Tony Visconti explique l’embrouille dans
ses mémoires : “J’avais fini de travailler avec les Stranglers, je pars en vacances à Ibiza. Quelle n’est pas ma stupeur de tomber là-bas sur les Boomtown Rats en train d’enregistrer leur nouvel album avec d’autres producteurs ! Dans le studio que je leur avais fait découvrir ! Quand je rentre en Angleterre, Bob m’appelle : ‘Tony, j’en peux plus de Godley & Creme, il faut qu’on termine cet album avec toi !’. Ils ont rapporté toutes leurs bandes à Londres, on a procédé aux finitions, overdubs et mixage. Geldof est l’artiste le plus indiscipliné que je connaisse, et chanter n’est pas son fort, mais c’est un leader-né, très intelligent, capable d’écrire de superbes chansons.”
Nous sommes en 1982, impossible d’accuser encore les Rats d’être des punks de pacotille — le genre est mort depuis des lustres. Les critiques choisissent donc le mépris, déclarant, sourds, que les Irlandais touchent ici le fond, le public passant lui aussi à côté de “V Deep” — aux Etats-Unis, Columbia refuse carrément de sortir l’album. Geldof le désignera toujours comme le sommet artistique du groupe, preuve qu’il ne raconte pas que des fariboles : ambitieux et flamboyant, fastueux et enivrant, c’est un vertige inattendu. “Up All Night” et “He Watches It All” : des chansons que Bowie aurait pu enregistrer entre “Scary Monsters” et “Let’s Dance”. Encore plus outrancier : “Never In A Million Years”, un sommet, comme si les Sparks avaient enrôlé en même temps Moroder et Phil Spector. “Skin On Skin” : du Associates menaçant. “Talking In Code” : Depeche Mode tranchant. “The Bitter End” : les Talking Heads revus par Ultravox. Il y a de la démesure, une voix ardente, du funk, des touches de ska, reggae et salsa, des rythmiques caribéennes — “A Storm Breaks”, alliance de Fun Boy Three et Tom Tom Club, “Charmed Lives”, de Kid Creole et ABC. “V Deep”, ou comment un groupe jusqu’alors limité accouche d’un album grandiose. Geldof : “Le disque ne s’est pas vendu. Déprimé, malheureux, je ressassais les paroles de ‘Skin On Skin’ : ‘Ce soir, je m’endors au son de la berceuse des immeubles qui s’effondrent’.” Suivra un dernier album des Rats (couci-couça), mais, dès 1984, Geldof se consacre à l’humanitaire et sa propre carrière. Mission : endiguer la famine. La nôtre, moins ardue : célébrer “V Deep”.
Première parution : mars 1982