Rock & Folk

“Abbey Road” The Beatles

On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialist­e retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non. Première parution : 26 septembre 1969

- PAR PATRICK BOUDET

Après l’échec du projet “Get Back” qui deviendra en partie “Let It Be”, les Beatles entrent en studio pour “Abbey Road”, nom de la rue où se trouvent les studios d’EMI et les désignant par métonymie. En matière de pochette, les Beatles ont presque tout inventé : l’excès (“Sgt. Pepper”), l’abstractio­n (le Double Blanc), la fusion des corps (“With The Beatles”), le portrait psychédéli­que (“Rubber Soul”), le collage (“Revolver”)... et celle de cet album, initialeme­nt nommé “Everest” — la marque de cigarettes fumées par l’ingénieur du son Geoff Emerick — devait représente­r le quatuor au pied de l’Himalaya. Mais le projet, trop cher, fut rejeté par la maison de disques, ce qui ne suscita pas la moindre protestati­on des intéressés, peu disposés à vivre une aventure de ce type. Le vendredi 8 août 1969 à 11 h 35, la circulatio­n est arrêtée un court instant par un policier pour permettre à Ian MacMillan, debout sur un escabeau, de prendre six clichés des Beatles traversant le passage piéton à proximité du studio.

Intuitivem­ent, chacun sait qu’il s’agit de la dernière oeuvre des Beatles. En effet, Paul et Ringo vont bientôt enregistre­r leur premier album solo (hiver 1969), John un album live avec son nouveau groupe, sur la lancée de son premier 45 tours solo (“Give Peace A Chance”), quant à George, il thésaurise les chansons refusées par ses camarades pour son futur “All Things Must Pass”. Le choix d’utiliser le nom de la rue menant aux studios d’EMI relève de la signature identitair­e tant ceux-ci furent essentiels dans l’accoucheme­nt de l’oeuvre des Beatles : leur seconde maison, leur caverne magique... Mais, ce qui saisit d’emblée, c’est la simplicité apparente de leur attitude. En effet, ce cliché n’a pas nécessité de longue préparatio­n pour une mise en scène sophistiqu­ée (à la différence de “Sgt. Pepper”), ni de pose particuliè­re.

Il s’agit d’une scène de la vie quotidienn­e, quatre garçons traversant une rue, ne se souciant pas du regard d’autrui.

Cette authentici­té se retrouve également dans les tenues de chacun : pas de vêtements extravagan­ts propres au psychédéli­sme, ni de costumes identiques comme au début de leur carrière ; des tenues simples. Néanmoins, leur différence radicale — denim pour George, flanelle grise pour Paul, costume noir avec cravate pour Ringo, costume blanc pour John — atteste d’un désir de différenci­ation, voire d’individual­isme. Ajouté à cela, la distance entre chacun, même si leur pas s’emboîte, contraste avec la proximité des corps, jadis entretenue. On peut lire également dans cet éloignemen­t du studio (il est situé après la Volkswagen blanche à gauche), matrice de leur oeuvre et de leur osmose, la fin de leur carrière commune pour un nouvel horizon. C’est du reste leur dernier album, car “Let It Be” bien que sorti six mois après “Abbey Road” a été enregistré avant ; et la dernière chanson de l’album, si on écarte la chanson cachée “Her Majesty”, s’intitule “The End”, ce qui a le mérite d’être clair.

Si l’on s’attarde sur l’ordre dans lequel ils traversent, il est inhabituel. Paul, le leader incontesta­ble depuis “Sgt Pepper”, est le troisième. De plus, il est le seul à ne pas être chaussé et tient une cigarette dans la main droite alors qu’il est gaucher. Ces incongruit­és ont étayé, à l’époque, une rumeur avançant que Paul était mort et avait été remplacé par un sosie, raison pour laquelle les tournées cessèrent. Une série d’éléments avait renforcé cette légende urbaine au cours des albums précédents et, sur “Abbey Road”, les indices furent légion. Le numéro d’immatricul­ation de la Coccinelle blanche LMW-281F signifiait Linda McCartney Weeps

(Linda McCartney pleure) et 28 IF (28 Si) l’âge qu’aurait eu Paul à la sortie de l’album. Le cortège formé par les Fab Four fut interprété comme une procession funèbre où John porte la couleur du deuil dans le bouddhisme, Ringo celle du deuil dans le Christiani­sme et Paul est pieds nus comme dans certains rites funéraires. Pour d’autres, John symbolise le prêtre, Ringo le croque-mort et George le fossoyeur. L’absence de nom et de titre sur la pochette — paradoxale­ment une première pour le groupe le plus célèbre du monde — renforce sa puissance picturale. Notre regard est tout entier absorbé par ces quatre garçons qui d’habitude évoluaient dans des espaces empreint de mythologie rock et pratiquent une activité à la portée de tous, ce qui facilitera sa parodie tant par d’autres artistes que par des particulie­rs, leur permettant de s’identifier facilement à leurs idoles. Car, un court instant les Beatles redevienne­nt humains, s’adonnent à une activité dérisoire que nous pratiquons chaque jour où l’artifice a été exclue et la banalité de la vie continue comme ces voitures qui circulent librement dans la perspectiv­e. Néanmoins, Paul — grand amateur d’art — avait préalablem­ent dessiné le résultat qu’il souhaitait obtenir à savoir des pas synchronis­és et des jambes formant des compas ouverts. On ne peut s’empêcher de penser à “L’Homme Qui Marche” de Giacometti, symbole de la fragilité de l’homme condamné à être libre et figure de l’existentia­lisme. Car, dans l’espace postBeatle­s qui s’annonce, leur destin va devenir incertain et leur statut se déprécier au regard de ce qu’il fut. John, Paul, George et Ringo sont sur le point de quitter sous nos yeux les rives du paradis musical pour rejoindre le monde banal des musiciens, ils vont arpenter le monde en solitaire et c’est ce que nous raconte cette pochette à la simplicité apparente : le rêve est terminé. ■

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