DANIEL JOHNSTON
1961-2019
Le songwriter et dessinateur américain, héros fragile des gens sensibles, est mort à 58 ans.
C’EST L’HISTOIRE d’un mec qui passe du monde de McDonald’s à celui de Macintosh. L’histoire d’un artiste qui devient totalement culte, internationalement reconnu, mais complétement dingue entretemps. Dur de ne pas penser au suicidé de la
société, comme Artaud décrivait Van Gogh. Dur de ne pas évoquer Elliott Smith, Vic Chesnutt, Mark Linkous, etc. Cette lignée de musiciens aux destins tragiques avec, comme illustre ancêtre, Kurt Cobain, qui portait parfois le T-shirt de “Hi, How Are You”, avec cette grenouille mutante aux yeux globuleux au bout des antennes. Le chanteur de Nirvana avait compris, avant le reste du monde, que l’univers de Daniel Johnston était unique en son genre.
Devant sa propre tombe
Né le 22 janvier 1961 en Californie, cadet d’une famille de cinq enfants, l’artiste est élevé dans une famille pieuse de fondamentalistes chrétiens. Nourri dès sa plus tendre enfance de culture Marvel, le jeune garçon tourmenté aime les superhéros, Batman, Captain America et l’Incroyable Hulk. Il réalise de petits films sur sa mère tyrannique, écrit des chansons qu’il enregistre sur le piano familial avec un radiocassette. Au début des années 80, Daniel Johnston déménage à Austin. Diagnostiqué maniacodépressif, sa personnalité oscille entre paranoïa et schizophrénie, mais c’est aussi cette fragilité qui permet au prolifique compositeur d’écrire des chansons si touchantes. A l’écoute de “Songs Of Pain” ou “Don’t Be Scared”, ses deux premiers essais, quiconque doté d’un minimum de sensibilité commence à se rendre compte de son talent exceptionnel. Il couche ses compositions de folk punk hanté sur cassettes audio, dont il dessine toutes les pochettes, qu’il fait circuler sur les plateaux du McDo où il travaille. Des comptines lo-fi, qualifiées d’art brut, sur lesquelles il pose une voix enfantine et des mots incandescents, et qui sonnent parfois comme des démos de Roky Erickson, avec la faconde mélodique des Beatles. Le chanteur au coeur brisé écrit des chansons pour une fille, Laurie, rencontrée dans une école d’art et dont il tombe fou amoureux, mais qui finit par épouser un croquemort. La chaîne MTV lui consacre un reportage en 1985 et la scène underground, via Jad Fair ou Yo La Tengo, commence à s’intéresser à lui. Il gobe un acide qui l’envoie définitivement en orbite. Sur l’invitation de Sonic Youth, il commence à enregistrer dans un studio professionnel à New York. Ingérable, il colle son poing dans la figure du batteur Steve Shelley, et s’attire des ennuis lorsqu’il tague un jour l’intérieur de la statue de la Liberté. Sa santé mentale se dégrade sérieusement quand, au retour d’un concert, il monte dans le petit avion familial de son père (pilote de chasse de la Seconde Guerre mondiale) et balance dans les airs les clés de contact de l’appareil. Le coucou se crashe dans une zone boisée, et les deux hommes s’en tirent miraculeusement indemnes. Il passe une bonne partie des années 90 en hôpital psychiatrique, où il continue à composer et à peindre. Paul Leary des Butthole Surfers produit “Fun” en 1994, son premier album pour une major. Un four retentissant : Atlantic lui rend son contrat. Il frappe son manager avec une barre à mine et vit reclus chez lui, médicamenté. De beau jeune homme mince, Daniel Johnston devient alors ce gros adulte tremblotant, mal dans son corps et encore plus dans sa tête, qui chante “Casper” (personnage auquel il s’identifie volontiers), pour le film “Kids” de Larry Clark. Sur la compilation hommage “The Late Great Daniel Johnston : Discovered Covered”, on voit l’artiste poser devant sa propre tombe, un bouquet de roses rouges à la main. Obsédé par Satan, il chante désormais pour la victoire de Jésus. Le chanteur est l’objet d’un documentaire, “The Devil And Daniel Johnston”, qui le fait connaître auprès d’un public plus large. En mauvaise santé depuis quelques années (problèmes rénaux, diabète, hydrocéphalie), Daniel Johnston travaillait sporadiquement sur “If”, un album qui devrait bien finir par sortir un jour. Dernièrement, des applications pour téléphone (dont Johnston ne savait pas se servir) utilisaient les dessins de “Space Ducks”, sa première bande dessinée, et sa chanson “The Story Of An Artist” était devenue, en 2018, la musique de la pub Apple, qui avait pris soin de planquer sous le tapis les couplets les plus dérangeants. Bref, c’était l’histoire d’un artiste qui tutoyait le génie, et qui est mort d’une crise cardiaque à 58 ans, le 11 septembre. Daniel Johnston laisse derrière lui une oeuvre dense, monumentale, qu’on n’a pas fini d’explorer. La génération future se demandera comment tant de ses contemporains ont pu passer à côté.