Rock & Folk

ROWLAND S HOWARD

Dix ans après sa mort, ceux qui l’ont croisé continuent à rendre hommage à ce musicien australien, âme damnée d’un groupe pas spécialeme­nt béni : The Birthday Party. Ses deux albums en solo sont aujourd’hui réédités.

- PAR THOMAS E FLORIN

IL CALAIT SON ÉTERNELLE CIGARETTE ENTRE SES INCISIVES ET CETTE LÈVRE FAITE D’UN TRAIT, soufflant de grands nuages de fumée comme un taureau de dessins animés. Si l’on se bouche les oreilles, la scène semble tirée d’un film expression­niste : des portes de manoir qui s’ouvrent sur un océan de brume, des vampires au corps d’albatros projetant leurs ombres sur des villes de papier mâché. Avec le son, bien sûr, c’est une tout autre histoire. Rowland S Howard, comme tous les grands romantique­s, cachait en lui une colère et une violence démesurées. La juste mesure de ses déceptions. Plus tard, avec la jeunesse en moins et la mort à sa porte, la colère renoua avec son premier sentiment, l’ironie. Elle domine les deux albums au nom de longs métrages direct to video que Mute réédite ce mois-ci : “Teenage Snuff Film” et “Pop Crimes”.

Le bourreau

La messe était-elle dite à son coup d’essai ? Dont on parle comme un coup d’éclat. Rowland S Howard vit à Melbourne et signe ainsi des photos où il arbore cet étrange physique de fille à la puberté interrompu­e : “Le futur m’appartient”. Une sentence jetée d’une écriture soignée, signée RSH, le S tracé comme un éclair. Rowland a 16 ans et vient d’écrire une chanson brillante, “Shivers”. “I’ve been contemplat­ing suicide, but it really doesn’t suit my style. So I think I’ll just act bored instead, and contain the blood I would’ve shed”. La morgue coule avec limpidité sur trente vers, incrustés dans une mélodie parfaite et deux accords simplissim­es. Un bijou dont, malheureus­ement, aucune des versions enregistré­es ne retranscri­t complèteme­nt la grâce. Ni celle chantée par Nick Cave pour les Boys Next Door, ni sa version canonique du live 1999, ni l’hommage embarrassa­nt des Screaming Jets de 1992, et pas totalement la version de Courtney Barnett pour Third Man Records, bien qu’elle montre la voie. L’interpréta­tion la plus probante fut celle de la merveilleu­se Jonnine Standish à Paris, le 8 février dernier, lors d’une nuit d’hommage à Rowland S Howard. Son timbre, ce velours sur lequel scintillen­t les harmonique­s, enserrait la chanson comme un fourreau. Chacun l’ignorait, mais “Shivers” était taillé pour être chanté par le bourreau, et non par la victime. Dans cette histoire, le véritable personnage énigmatiqu­e, c’est lui : Mick Harvey. Le physique le plus banal des Bad Seeds, mais aussi sa moue la plus inquiétant­e, fut le premier à avoir pensé qu’il fallait mettre fin à Birthday Party, ce qui consistait à voir Howard laisser sa place à Blixa Bargeld. Immédiatem­ent, Mick Harvey pousse Rowland dans les bras d’un nouveau groupe, Crime And The City Solution, pour lequel il propose même de tenir la batterie. Quand viendra l’heure des albums solos, il sera le premier appelé. Et, depuis la mort d’Howard, Mick Harvey porte la responsabi­lité de ces concerts hommages réunissant des êtres importants dans la vie du défunt. Lydia Lunch, Bobby Gillespie, son frère Harry Howard, sa première femme Genevieve McGuckin. La troupe tourne ainsi avec JP Shilo à la Fender Jaguar. Un guitariste qui n’a qu’un seul défaut : être plus appliqué que le maître. Au fond, il ne manquait que Nick Cave, qui vint quelques jours plus tard au Royal Festival Hall de Londres pour chanter... “Shivers”. Très touchant, comme toujours. A Paris, le concert dura peut-être deux heures et demie. Il y eut des moments d’une grande beauté, la satisfacti­on continue de voir Harvey, tueur aux gants de cuir, à la batterie, puis quelques abîmes d’ennui. Car, derrière le répertoire pléthoriqu­e et inégal, l’exercice eut la vertu de soulever cette question : est-ce que Rowland S Howard n’était pas ce qu’il y avait de mieux dans Rowland S Howard ?

Moulinette électrique

Une nuée d’hommes à corps d’insectes couronnés de têtes grosses comme des totems tiki tanguent d’un côté à l’autre de la scène pendant que leur musique fait le bruit d’une moulinette électrique. Que ce groupe ait duré cinq ans tient déjà du miracle. Il suffisait qu’Howard remette les pieds sur scène pour que les Bad Seeds redevienne­nt Birthday Party. Le jour où Blixa Bargeld, le blond au look Métal Hurlant, remplaça RSH, le brun au patronyme de poète décadent, rien ne prit réellement fin. Ce son, simplement, mutait, la charge du bruit blanc devenait musicale et se diffusait dans l’ozone. A lui seul, Birthday Party a défini le postpunk australien, engrossé le nord de l’Angleterre d’une génération de groupes bâtards, insufflé une esthétique au Berlin du rideau de fer.

Il suffisait qu’Howard remette les pieds sur scène pour que les Bad Seeds redevienne­nt Birthday Party

Et on devine grâce à qui. Sur les premières photos du groupe, quand celui-ci s’appelait encore The Boys Next Door, un Nick Cave mal dégrossi y admire ce Roland plus mignon, plus bizarre, plus structuré. Croiser sur sa route un tel personnage avant ses vingt ans vous oblige. Il faut oser devenir quelqu’un. Ensemble, ils décidèrent de conquérir le monde. Mais ils vivaient à sa marge. Alors ils déménagère­nt. Mick Harvey : “Les Anglais n’étaient pas très sympathiqu­es avec nous alors nous vivions plutôt en autarcie.” Nick Cave : “Roland a pris Londres trop personnell­ement. Comme si la personne qui avait construit la ville l’avait fait pour le rendre malheureux.” Avant d’ajouter cette épitaphe : “Mais peut-être a-t-il pris le monde entier ainsi.” Ils étaient dix dans un appartemen­t d’une pièce et voulaient partir à l’assaut de l’Europe, cette terre de civilisati­on où l’on comprendra­it leur art. C’était oublier le chauvinism­e des Anglais. Un chauvinism­e doux, poli, naturel et sans retour. Les Australien­s ont alors créé ce jeu de massacre sonore et scénique pour affronter leur dédain. Cela va marcher au-delà de toute espérance : ils vont les exciter d’une mauvaise libido. Les hommesinse­ctes provoquent les sujets de la reine. Deux ans durant, on paye sa place de concert pour les frapper, les gifler, les griffer, leur arracher les vêtements et leur cracher dessus. A la vue de ce spectacle, les New-Yorkais ne les laissent même pas jouer. “Vous voulez créer une émeute ?” Elle avait déjà eu lieu dans tous ces pays anglo-saxons dont les Australien­s sont les suppôts. En 1982, le groupe gagne Berlin, ville humiliée, coeur d’un pays honteux. Il y est adulé. La bande a trouvé son chez-soi. Et, inexplicab­lement, Roland retourne vivre à Londres. Howard n’avait plus de groupe, mais il avait une famille. Avec Harry, son frère et Genevieve, sa femme, il crée These Imortal Souls. Puis rencontre son âme soeur : Nikki Sudden. On imagine d’ici la conception de leur album “Kiss You Kidnapped Charabanc” : deux dandys esseulés qui jettent des roses sur le drap de satin qui sert de linceul au monde. Sauf que non. Sous les chemises rayées, de l’autre côté du fume-cigarette, à l’intérieur de la boîte à chapeau, Sudden et Howard composent avec une mélancolie agressive et, quelque part, délicieuse­ment arrogante. Le disque est un doigt d’honneur dans un gant de conduite, une merveille de faux-semblant. Il ne fallait pas attendre moins du créateur des Swell Maps et de l’architecte du son de Birthday Party. Faut-il préciser que Rowland S Howard usait d’héroïne ? Au tournant des années 90, cette consommati­on va s’accélérer. C’est l’époque où Rowland passera de junkie à vieux junkie. 1990 a une odeur de défaite. Même s’il reste digne, davantage que beaucoup de ses compères, les fringues commencent à craindre un peu, les production­s des disques aussi, sans parler des pochettes et du maquillage qui s’épaissit lors des apparition­s publiques. Lydia Lunch, sa soeur de lait noir — jeu de mots tiré d’une sublime chanson d’Howard décrivant la vie sous opiacés — l’invite à la rejoindre à la Nouvelle-Orléans pour enregistre­r l’album “Shotgun Wedding”. Il dit s’y sentir chez lui. Rowland S Howard était fait pour Crescent City. Mais ce n’est pas la bonne période, ni pour la ville, ni pour lui. Macabre et pas toujours de très bon goût, le disque marque l’étape de cette génération qui verse progressiv­ement de l’outrageant à l’outré. Comme un symbole, l’album sort au moment où Johnny Thunders arrive à la Nouvelle-Orléans pour y mourir. Au cours de cette décennie, une série de ruptures, de retours au pays et d’épreuves l’attendent. Il passera la moitié de son temps à jouer dans des pubs vides et à écrire un roman qui ne sera jamais publié.

Sourire vaporeux

Rowland S Howard avait quelque chose avec les femmes. Il les a aimées, comprises, les a traitées en égales. Beaucoup ont voulu et ont collaboré avec lui. C’est peut-être pour cela qu’il leur ressemblai­t tant. Les yeux bleus, les pommettes saillantes mais arrondies, le sourire vaporeux. La délicatess­e. La fébrilité, aussi. Tant et tant que “Teenage Snuff Film”, son premier album solo sorti en 1999, semble écrit pour une femme. La preuve : c’est elles qui en parlent le mieux, chantent le mieux ces chansons où la morgue et l’esprit d’Howard giclent à chaque morsure. Mick Harvey y fait des miracles : il articule finement des morceaux joués à un tempo traînant, celui qui sied à la voix sarcastiqu­e d’Howard. Autre fait remarquabl­e, ce dernier réinvente son jeu de guitare, sortant des licks empruntés au blues du delta à des fins bruitistes pour un résultat presque entièremen­t mélodique. Ici, les riffs, quand il y en a, sont assurés par la basse de Brian Hooper, compère de l’autre légende du post-punk australien : Kim Salmon. Même si “Teenage Snuff Film” est le meilleur album de son oeuvre, personne n’en fit grand cas. Tout l’inverse de ce qui passa dix ans plus tard, quand, au seuil d’une mort précoce, Howard livra “Pop Crimes”. Est-ce injuste ? Ce disque testamenta­ire est loin d’être mauvais. Seulement, son prédécesse­ur regorge de quelque chose en plus, quelque chose que les anges avaient déposé dans le berceau de Roland S Howard, à défaut de lui avoir laissé une chance. De la grâce. ★

Rééditions “Teenage Snuff Film”, “Pop Crimes” (Mute/ Pias)

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