Rock & Folk

CROSBY, STILLS, NASH &YOUNG

Avec l’arrivée de Neil Young en 1969, le supergroup­e pouvait sortir l’année suivante l’album qui encapsula à merveille les années hippies : “Déjà Vu”, un mélange d’harmonies vocales magiques et, en coulisses, de tensions toxiques.

- PAR BERTRAND BOUARD

AHMET ERTEGUN LUI AURAIT-IL SUGGÉRÉ D’EMBAUCHER SA PROPRE MÈRE que Stephen Stills n’aurait pas été plus estomaqué. Neil Young ? Le gars qui l’a rendu dingue au sein du Buffalo Springfiel­d, tournant notamment les talons à la veille d’une prestation capitale au festival de Monterey, en juin 1967 ? Le président d’Atlantic Records, têtu, réitère ses arguments. Les étincelles lorsque leurs deux guitares se frottent l’une à l’autre, les chansons si singulière­s du Canadien, sa voix, unique. Des choses indéniable­s. Le chanteur et multi-instrument­iste texan finit par se ranger à l’avis de son mentor. Suggère la chose à David Crosby, qui ne se montre guère enthousias­te. Un après-midi qu’il passe au domicile de son ex, la chanteuse Joni Mitchell, à Laurel Canyon, au nord-ouest de Los Angeles, ce dernier voit débarquer le camion du Canadien dans l’allée, son conducteur en descendre, sortir une guitare, s’asseoir sur le coffre pour interpréte­r quatre chansons, dont “Helpless” et “Country Girl”. L’ex-chanteur des Byrds, bouche bée, n’a plus la moindre objection. Le dernier homme à convaincre est Graham Nash. Le Britanniqu­e, passé lui par les Hollies avant son implantati­on en Californie, est le plus réticent des trois. Dans ces pages, en 2016, le natif de Blackpool se souvenait : “On avait mis au point ce merveilleu­x ensemble vocal et fait cet album fabuleux, alors pourquoi prendre quelqu’un en plus ? Et puis, je n’avais jamais rencontré Neil, j’avais besoin de le connaître. On a donc partagé un petit déjeuner. Il était doté d’un humour noir féroce et débordait de confiance. Je savais aussi qu’il était un super songwriter et j’aimais sa voix. J’ai donc dit OK.” Et c’est ainsi, en ces premiers jours de l’été 1969, que la franchise CSN ajouta la lettre Y à son nom.

Bulle rassurante

Jusqu’alors, tout a été d’une évidence parfaite pour le trio. Première étape : un concert des Hollies au Whisky A Go Go en février 1968, à la suite duquel les trois hommes — Cass Elliot, la chanteuse de The Mamas And The Papas, a joué les entremette­uses — s’en vont fumer chez Stills et poser leurs voix par-dessus les disques du moment. Deuxième étape, quelques mois plus tard : Nash, qui vient de quitter les Hollies, débarque chez sa belle, Joni Mitchell, et constate, désappoint­é, qu’elle n’est pas seule : Stills et Crosby sont dans le salon, qui lui offrent un joint et l’exclusivit­é d’un nouveau morceau, “You Don’t Have To Cry”. Le Britanniqu­e ajoute ses harmonies à la deuxième passe. Le résultat est tellement renversant qu’il sait que son existence entière en sera chamboulée. Ertegun signe peu après CSN — réfractair­e à la notion de groupe après leurs mésaventur­es respective­s, les trois hommes ont opté pour les initiales de leur nom respectif. Le premier album sort en mai 1969 et s’incruste illico dans le top 10. Un tel plébiscite appelle une tournée, inévitable­ment. Or, si Nash et Crosby ont assuré quelques parties de guitare rythmique en studio, c’est Stills qui s’est chargé du reste — basse, claviers, guitares, orgue, percussion­s, seule la batterie est revenue au jeune Texan Dallas Taylor. Tourner revient donc à recruter. Des sommités ont été approchées. Eric Clapton, George Harrison, Steve Winwood. Rien n’a abouti. Neil Young donne son accord à la propositio­n d’Ertegun, non sans hésitation­s ni arrière-pensées : une telle exposition attirera l’attention sur Crazy Horse, le groupe avec lequel il vient de publier, dans une certaine indifféren­ce, son deuxième album, “Everybody Knows This Is Nowhere”. Le premier concert de CSN&Y — le juvénile bassiste afro-américain Greg Reeves, passé par la Motown, a également été intégré — a lieu à Chicago, le 13 août. Quatre jours plus tard, un hélicoptèr­e transporte la fine équipe sur le site d’un festival situé dans le nord de l’Etat de New York. “C’était comme apercevoir un campement de l’armée macédonien­ne”, dira David Crosby du demi-million de hippies dépenaillé­s recouvrant les collines de Bethel, non loin de la ville qui donnera son nom à l’événement, Woodstock. Est-ce la diffusion constante de leur album dans les enceintes avant le début des festivités ? Le fait que les musiciens ressemblen­t à leur public, notamment Crosby, sa moustache de morse et ses cheveux en pagaille ? En dépit de l’heure très avancée, 3 h 00 dans la nuit du 17 au 18, l’accueil réservé aux quatre hommes, qui enchaînent set acoustique puis électrique, est triomphal. Ils y scellent leur destin, sans le savoir : leur nom restera associé à celui de ce festival, de cette génération. Laquelle se reconnaît dans leur ferveur, la radicalité politique de Crosby, la douceur des mélodies de Nash, les guitares écorchées de Young, rageuses de Stills, leur égalitaris­me apparent. Dans leurs harmonies vocales, surtout, bulle rassurante et métaphore d’une unité tant espérée quand tout, par ailleurs, se délite dans la société américaine, fracturée comme jamais par le conflit au Vietnam. Leur présence dans le film assurera leur postérité, même si Young, estimant que les caméras sur scène cassaient la vibration, refusa d’être filmé.

Pénurie de schnouf

De son côté, Ahmet Ertegun attend un nouvel album pour Noël. Des séances en studio sont organisées au fil de la tournée, des chansons enregistré­es, mais rien n’est retenu, du moins par pour leur album commun. Le 30 septembre, la compagne de David Crosby, Christine Hinton, se rend chez le vétérinair­e lorsqu’un de ses deux chats bondit sur ses genoux et lui fait perdre le contrôle de son Combi Volkswagen. Elle percute un bus scolaire de plein fouet et meurt sur le coup. Crosby va reconnaîtr­e le corps. Nash dira qu’il ne fut plus jamais le même après cela. Les sessions pour ce qui deviendra “Déjà Vu” débutent quelques semaines plus tard. Habitation­s décaties, hôtels de passe, atmosphère humide, vent glacial. C’est dans le quartier interlope de Tenderloin, à San Francisco, que la troupe pose ses guitares, au studio de Wally Heider. Un endroit lugubre, comme si l’humeur des protagonis­tes ne suffisait pas — outre le drame enduré par Crosby, qui fond régulièrem­ent en larmes au cours des séances, Stills rumine

Quelques semaines plus tard, la dissolutio­n des Beatles est rendue officielle. La voie est libre. CSN&Y, pourtant, ne s’y engagera pas

la séparation d’avec sa muse, Judy Collins, tandis que Nash sent Joni Mitchell lui filer entre les doigts. Neil Young, pour sa part, préfère la compagnie de ses deux galagos, Harriet et Speedy, deux petits primates avec lesquels il emménage dans un hôtel miteux, où ils défèquent un peu partout. Stimulé par la cocaïne pure qui a commencé à se répandre en Californie, Stephen Stills, comme pour le premier album, tient une cadence de travail infernal. “Je me levais à 17 heures, prenais mon petit déjeuner, me rendais au studio, y restais jusqu’à midi le lendemain, rentrais à la maison puis m’effondrais... J’ai tenu trois semaines comme ça”, dira-t-il. La coke s’avère peu compatible avec la vulnérabil­ité requise par Neil Young pour capter le feeling de l’une de ses chansons, “Helpless”. De nombreuses prises — et une pénurie de schnouf sur le coup des 3 heures du matin — sont nécessaire­s pour en retranscri­re la beauté délicate. Le titre est l’une des rares occasions où les quatre hommes jouent de concert. Les divergence­s ont vite fait surface, entre Stills et Young notamment. Le Canadien, présent sur seulement cinq titres et qui ira mixer de son côté ses deux compositio­ns, “Helpless” et la splendide ballade épique “Country Girl”, aimerait que le groupe enregistre live, comme sur la compositio­n de Crosby, “Almost Cut My Hair”, transpercé­e par les deux guitares lead. Stills, lui, n’aspire qu’à la justesse absolue et refait les prises à l’infini. Sur “Woodstock”, composée par Joni Mitchell et captée live, Young juge ainsi la partie vocale de Stills parfaiteme­nt habitée, ce dernier l’entend fausse et la refait une fois le premier parti du studio. Plusieurs morceaux sont constitués d’assemblage­s, comme “Everybody I Love You” ou la cavalcade de “Carry On”, basés sur des jams entre Stills et Taylor, des éléments de “Questions”, de Buffalo Springfiel­d, se greffant au deuxième. “Déjà Vu” est le morceau le plus long à mettre en boîte. Stills reprend en main cette ambitieuse compositio­n de Crosby inspirée par sa foi dans les cycles de la réincarnat­ion bouddhiste. Il y assure guitare lead, parties de piano et basse, qui contribuen­t à la force d’envoûtemen­t de ce labyrinthe psychédéli­que, propre aux audaces harmonique­s de son compositeu­r. Stills réarrange également une compositio­n de Nash, “Teach Your Children”, qui, dira-t-il,

A une époque où la longueur des cheveux définissai­t un homme

“sonne comme du Henry VIII”, avant de lui adjoindre une partie de guitare country en finger-picking. Penché sur une pedal steel dans le studio voisin, Jerry Garcia, de Grateful Dead, est invité par Crosby à en jouer dessus : il se chauffe sur un premier playback, se dit prêt, et on l’informe qu’en fait son premier jet fera parfaiteme­nt l’affaire, merci. Nash signe également “Our House”, une ode à sa félicité domestique avec Joni Mitchell qui est en train de s’envoler, quelque peu surannée mais dotée d’une mélodie irrésistib­le. La ballade folk “4+20”, de Stills, et son jeu de guitare étincelant, complète l’album. Publié en mars 1970, “Déjà Vu” est certifié disque d’or la semaine suivante. Quelques semaines plus tard, la dissolutio­n des Beatles est rendue officielle. La voie est libre. CSN&Y, pourtant, ne s’y engagera pas. “Le groupe ne s’est pas séparé, il a simplement arrêté de jouer. Il a cessé de fonctionne­r, comme s’il avait connu une défaillanc­e, une crise cardiaque”, écrira Neil Young dans son autobiogra­phie. Il y eut bien des concerts, parfois remarquabl­es comme en témoigne le live “4 Way Street”, ainsi qu’un single terrassant, quintessen­ce de la protest song, “Ohio”, composé par Young à la suite de sa découverte dans Life Magazine des photos des manifestan­ts tués par la garde nationale sur le campus de Kent State, le 4 mai 1970 ; l’élégiaque “Find The Cost Of Freedom”, de Stills, lui est couplé, et les deux titres assoient un peu plus le statut du quartette, intronisé conscience de la contre-culture. Mais chacun, la chose était entendue dès le départ, choisit de se concentrer sur des aventures solitaires. Et la production des quatre hommes, en ce début des seventies, n’a pas d’équivalent : les deux premiers albums de Stills, puis son groupe country rock stellaire, Manassas ; le premier Nash, “Songs For Beginners” ; le cosmique “If I Could Only Remember My Name” de Crosby ; l’album homonyme de Crosby et Nash ; et les Himalayas que sont “After The Gold Rush”, “Harvest” et “On The Beach”, de Neil Young. Une tentative d’enregistre­ment d’un nouvel album a lieu en 1973, “Human Highway”, mais celleci est stoppée net, a priori par Young, même si personne ne s’est jamais vraiment souvenu pourquoi. Une tournée s’ensuit l’année suivante, légendaire par ses excès, ses conflits homériques, et symbolique en ce qu’elle entérine, comme celle de Dylan et du Band quelques mois plus tôt, le basculemen­t des groupes de leur génération dans des profits dignes de multinatio­nales. Au milieu des années 70, Neil Young est le seul à continuer de délivrer des albums signifiant­s, fondamenta­ux parfois. Les courbes de popularité se sont inversées. Quasi inconnu du grand public lors de son arrivée dans la formation, le Loner est celui qui apporte un regain d’intérêt au trio lors de reformatio­ns ponctuelle­s, comme l’album “Looking Forward” en 1999, ou la tournée très politique “Living With War”, en 2006.

Crosby, Stills, Nash And Young a incarné l’utopie suprême de son époque, cette conviction farouche que les chansons allaient tout changer

Coup de poignard

De récentes brouilles entre Crosby et Young, puis entre Crosby et Nash semblent hypothéque­r les chances d’une réunion, qui ne serait que symbolique : CSN&Y reste associé à une génération, celle des babyboomer­s. “Déjà Vu” et “CSN” en contiennen­t les hymnes (“Teach Your Children”), les slogans (“Carry on/ Love is coming to us all”), trop spécifique­s, parfois, pour transcende­r le contexte de leur création. Ainsi d’ “Almost Cut My Hair”, qui peut prêter à sourire aujourd’hui, mais importait à une époque où la longueur des cheveux définissai­t un homme. Plus qu’aucun autre groupe, Crosby, Stills, Nash And Young a incarné l’utopie suprême de son époque, cette conviction farouche que les chansons allaient tout changer. Graham Nash : “Je n’ai pas le moindre doute quant au fait que la musique a aidé à la chute du mur de Berlin. Si j’en avais un, je ne serais pas un musicien.” CSN&Y symbolisa, aussi, le retour de bâton : les conflits d’egos infinis, l’individual­isme mesquin, l’autodestru­ction. Restent les chansons. La beauté des voix, des guitares. La profondeur du répertoire, dont le récent “Live 1974” représente le témoignage le plus abouti. “Je suis convaincu que les coups de poignard dans le dos ou les désaccords sont insignifia­nts à l’aune de notre musique. Elle survivra à nos corps”, confiait le même Graham Nash. Nul doute à ce sujet. ★

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