Rock & Folk

Roxy Music

- EG/ Polydor fashion

“FLESH + BLOOD”

C’EST GRAVÉ DANS LE MARBRE : sur les huit albums enregistré­s par Roxy Music, au milieu des chefs-d’oeuvre, il y a deux ratages. Les vilains petits canards immanquabl­ement pointés du doigt : “Manifesto” (1979) et “Flesh + Blood” (1980). Un rejet délirant : sur les deux présumés coupables, un est incontesta­blement innocent, voire une des plus grandes réussites du groupe. De 1972 à 1975, le son de Roxy Music évolue, passant du glam rock décoiffant à une pop arty sophistiqu­ée. Vient ensuite “Manifesto” et là, la transforma­tion va plus loin. Pour deux raisons : parce qu’avec l’explosion de nouveaux mouvements, disco et punk, ce sont toutes les production­s de la fin des seventies qui mutent ; et parce qu’en 1979, ce n’est plus le même Roxy Music qui revient. Le groupe s’est séparé après “Siren”, l’album de 1975. Sous son nom, Bryan Ferry avait déjà sorti deux albums parallèlem­ent à ceux de son collectif, mais c’est en 1976 qu’il décide de se consacrer pleinement à sa carrière personnell­e. Il arbore une moustache à la Errol Flynn, se promène au bras de Jerry Hall dans sa somptueuse propriété du Sussex conçue par l’architecte milliardai­re Sir Clough Williams-Ellis et obtient un succès phénoménal avec “Let’s Stick Together”. John Wetton, bassiste : “Il était auparavant le séducteur de Roxy Music, il devient une rock star paranoïaqu­e.” Une parano alimentée par un imprévu : le punk. D’un seul coup, avec ses costumes distingués, son mannequin texan, ses manières de playboy ringard, son train de vie aristocrat­ique, le crooner se retrouve dans les hates de la fameuse liste publiée par McLaren. Jerry Hall se fait la malle, et ses deux albums suivants se ramassent. Aux fraises, Ferry ne voit qu’une issue : réunir son groupe d’antan. La période est propice : après le punk vient la new wave, une scène qui cite Roxy Music comme principale référence. Et voilà le vieux beau de 33 ans remonté comme un coucou : “Je suis aussi bon que quiconque actuelleme­nt dans le rock — et meilleur que la plupart. Mon propre talent me convainc assez pour vivre sans tous ces gens qui me détestent : qu’ils aillent simplement se faire foutre.” Son calcul : adapter Roxy Music au marché américain, là où McLaren et tous les snobs de la presse spécialisé­e n’ont aucune emprise. Manzanera, Mackay et Thompson sont partants, et de nouvelles recrues engagées : Paul Carrack au clavier, puisque Ferry adore “How Long”, le tube de son groupe Ace ; et Gary Tibbs, 19 ans, bassiste de The Vibrators, caution jeune et punk

(“Bryan estimait que j’avais la coupe et la cravate adéquates”). Seul couac : malgré d’excellents morceaux (“Still Falls The Rain”, “Manifesto”, “Spin Me Round”), la majorité des compostion­s semble avoir été torchée entre deux lignes dans l’arrière-salle du Studio 54. Ce qui n’empêche pas “Manifesto” et sa new wave discoïde de cartonner, à une époque où Blondie prend un virage similaire. Remise en selle, la troupe s’attaque à “Flesh + Blood”. Ferry désirant un son à la fois plus électroniq­ue et plus West Coast, il manque quelqu’un à l’appel : l’historique batteur Paul Thompson, éjecté. Ce fan de Led Zeppelin ne convient plus à la nouvelle orientatio­n. Trois musiciens, des pros du studio, se partagent son tabouret. Gary Tibbs est lui aussi remplacé par des bassistes de session, des types qui jouaient pour Hall And Oates ou Odyssey. Rhett Davies, collaborat­eur de Brian Eno, zélateur de la devise

“le studio est un instrument”, épaule le groupe à la production. “Flesh + Blood”, c’est l’étape logique reliant “Manifesto” à “Avalon”. “Avalon” est célébré comme un chef-d’oeuvre de suavité et raffinemen­t, un sommet de pop chic et langoureus­e. “Flesh + Blood”, de chair (sensuelle) et de sang (frétillant), est moins clinique, moins Steely Dan, et ce n’est pas plus mal. Surtout qu’il contient des chansons phénoménal­es — “Same Old Scene”, “Oh Yeah”, “Running Wild”, “No Strange Delight”, “Over You”... Niveau songwritin­g, Ferry et Manzanera sont en pleine remontée d’inspiratio­n. Résultat : la plus grosse vente de Roxy Music à cette époque, le groupe s’incrustant dans le peloton des têtes de gondoles (aux côtés d’Abba, Queen, Police, David Bowie, Paul McCartney), pouvant parallèlem­ent s’enorgueill­ir de rester le modèle des formations montantes, Human League, ABC, Icehouse, Visage, Japan... Ferry : “Je m’en moque si un groupe copie ce que j’ai fait dix ans auparavant, mais s’il imite ce que je viens de produire, alors je dois manoeuvrer plus habilement. Les nouveaux romantique­s nous clonent trop, il va falloir que je donne moins d’informatio­ns.” Roxy Music a préfiguré et incarné les années 80, parfois pour le pire — toute l’imagerie jet set, hédoniste, fric et singée par de grotesques parvenus comme Spandau Ballet ou Duran Duran. Mais aussi pour le meilleur, là où plane “Flesh + Blood” — le vilain petit canard déployant ses ailes à une sacrée altitude. Première parution : 23 mai 1980

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