“On The Beach” Neil Young
On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialiste retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.
Première parution : 16 juillet 1974
“On The Beach” est régulièrement considéré comme l’album qui clôt
“the ditch trilogy”, terme employé dans les notes de pochette de la compilation “Decade”, datant de 1977. Neil Young se souvient : “‘Heart of Gold’ m’a placé au milieu de la route. Y voyager est devenu ennuyeux, alors je me suis dirigé vers le fossé.” Les voyages auxquels Neil fait référence, et qui le menèrent vers l’abîme, ce sont les nombreux concerts après la parution de l’album de sa révélation, “After The Gold Rush”, et qui se poursuivent avec “Harvest”, seul numéro 1 du chanteur, tout comme le single qui en fut extrait, “Heart Of Gold”.
Ces tournées épuisantes ont accéléré le déclin de deux membres de l’équipe, Danny Whitten, guitariste de Crazy Horse, le groupe emblématique de Young, et le roadie Bruce Berry. Sévèrement accro à l’héroïne, Whitten, devenu inopérant lors des répétitions précédant la tournée Harvest, est exclu du groupe en novembre 1972. Dans la nuit suivant son départ, Danny Whitten succombe à une overdose. Quant à Berry, il disparaît des mêmes causes six mois plus tard. Ces deux morts ébranlent profondément Neil Young qui, se sentant responsable, notamment pour Danny, enregistre “Tonight’s The Night”
fin 1973, un album visant autant à célébrer les défunts qu’à exorciser les remords et les excès. Après l’échec commercial du live “Time Fades Away”, la maison de disques refuse ce nouvel album susceptible de noircir l’image du chanteur. Début 1974, Neil Young enregistre alors “On The Beach”, animé d’un état d’esprit identique à celui qui a présidé à “Tonight’s The Night”. Au décès de ses deux compères, s’ajoutent la séparation éprouvante avec sa compagne, l’actrice Carrie Snodgress (évoquée dans “Motion Pictures”), les meurtres instrumentalisés par Charles Manson que Neil Young côtoya un temps (“Revolution Blues”) et une vision d’un profond pessimisme mêlant l’amertume de l’échec des sixties à ses problèmes personnels. La pochette est confiée à un trio d’artistes qui se répartissent le travail. Gary Burden conçoit le projet esthétique avec Neil Young, Bob Seidemann photographie la mise en scène et Rick Griffin se charge du graphisme et du lettrage. Ces trois-là ont déjà travaillé pour les Doors, Steppenwolf, CSN, Grateful Dead, Eagles, entre autres... Il est certain que Neil Young n’a jamais dépensé autant d’énergie pour une pochette de disque. Dans son autobiographie, il relate comment, avec Gary Burden, ils ont rassemblé les différents éléments : un aileron de Cadillac de 1959
— très probablement une Cadillac Eldorado Biarritz — acheté dans une casse de Santa Ana (Californie), un parasol, deux pliants, une table et un transat provenant d’une jardinerie, une veste jaune et un pantalon blanc trouvés dans une friperie. Par contre, Neil Young est plutôt discret sur ses sources d’inspiration, se remémorant uniquement une illumination, sans doute liée à la consommation excessive d’une mixture redoutable à base d’herbe et de miel, préparée par la femme de Rusty Kershaw, le violoniste de l’album. L’aileron de la Cadillac, parce qu’il est unique, a souvent laissé penser qu’il s’agissait d’une fusée, ce qui est loin d’être stupide. Les ailerons arrière des voitures américaines des années 50 étaient conçus pour ressembler aux empennages des avions de chasse ou à ceux des fusées spatiales. L’élément de carrosserie ainsi planté dans le sable, on pourrait croire qu’un missile est venu s’abattre au pied du Loner alors qu’il sirotait tranquillement une Coors, l’obligeant à changer d’horizon. Concernant l’aileron, on décèle ici au moins deux influences : celle de l’illustrateur David Pelham qui dessina pour la couverture de la réédition de “The Drought” (“Sècheresse” en VF, un roman de science-fiction de JG Ballard), une Cadillac à moitié enfoncée dans une terre aride ; et celle de la sculpture Cadillac Ranch, composée d’un alignement de dix Cadillac plantées dans le sol du Texas jalonnant la route 66. Cette oeuvre conçue par le collectif Ant Farm date de 1974, tout comme le livre de Ballard et “On The Beach”. Cette démonstration d’inconscient collectif dans sa forme l’est également dans son fond. Car si “Sècheresse” narre l’histoire d’une humanité assoiffée tentant de survivre sur une terre asséchée par la radioactivité, “On The Beach” (“Le Dernier Rivage”, 1959) est aussi le titre d’un film de Stanley Kramer racontant les derniers jours de quelques survivants après une guerre nucléaire. Si, en cinéma et en littérature, l’apocalypse relève souvent de l’anticipation, Neil Young a pris soin de dater sa scène avec la présence d’un journal de mars 1974 avec sa une sur le Watergate, inscrivant le cataclysme dans une contemporanéité. Un monde politique est en train de s’effondrer, comme les illusions des sixties avant lui. Le motif récurrent des fleurs, présent sur la doublure du parasol, sur le revêtement des fauteuils et à l’intérieur de la pochette tranche inévitablement avec l’arbre malingre présent au verso de l’album. Il raconte aussi l’immense défaite du flower
power, auquel Neil Young participa, mais en affichant son scepticisme, comme en témoigne son refus d’être filmé lors de la grand-messe de Woodstock avec ses compères Crosby, Stills et Nash. Ce rejet s’illustre également dans la posture du chanteur. Ayant lâché le premier plan, il contemple un océan par-dessus lequel la brume enveloppe la côte à l’horizon, la rendant opaque, lointaine, inaccessible. Tournant ainsi le dos, Neil Young semble désabusé, absent. A l’image de ses boots abandonnées qui semblent chausser un fantôme. La police de caractère du titre de l’album a été conçue par Rick Griffin, l’un des grands graphistes du mouvement psychédélique auquel on doit quantité d’affiches de concerts et pochettes de disques, notamment pour Grateful Dead. Un ultime clin d’oeil aux sixties ? Il s’agirait plutôt, pour Neil Young, de l’amère conclusion de celles-ci.
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R&F
AVRIL 2020