Rock & Folk

BERTRAND BONELLO

Dans tous ses films, jusqu’au récent “Zombi Child”, le cinéaste utilise la musique comme peu de ses collègues français. Peut-être parce que l’homme a aussi été musicien pour Daniel Darc ou Françoise Hardy, sûrement parce qu’il est un fondu de punk et de n

- Thomas Andrei

S’IL NE DEVAIT RESTER QU’UNE TRANCHE DE MUSIQUE DU CINÉMA DE BERTRAND BONELLO, ce serait peut-être un plan sur trois filles, en bord de route, sur un trottoir de banlieue délabré. Trois prostituée­s, bientôt rejointes par une quatrième, qui descend d’une Twingo violette que l’on voit s’enfuir sous un pont. Lentement, les yeux défoncés d’une tristesse séculaire, la jeune femme avance vers la caméra au son de la voix rocailleus­e de Lee Moses, chanteur de soul et d’amours brisées. “Bad Girl”, hurle-t-il, plein de chagrin, unissant par les aspérités de son timbre des siècles de douleur, du Deep South esclavagis­te au Paris contempora­in à celui de 1899 et 1900, où se plante “L’Apollonide — Souvenirs De La Maison Close”, sorti en 2011 et qui s’achève ainsi. Ancien musicien de studio, notamment pour Françoise Hardy, Daniel Darc et Elliott Murphy — il joue sur “Everything I Do”, morceau en duo avec Bruce Springstee­n — Bonello aime les contrepoin­ts entre musique et action. Que ce soit par des tubes des années 80 pour illustrer danses tristes ou images d’attentats, du Moody Blues pour rythmer une scène de deuil ou l’hymne de son club de foot anglais favori, Liverpool, pour faire avancer un zombie. Cet art du contrepoin­t, Quentin Tarantino l’a certes largement popularisé dès les années 90. “Mais, nuance le cinéaste Français, je pense que j’ai un rapport plus narratif à la musique que lui. Tarantino a davantage un rapport à la jouissance, comme peut avoir un DJ. J’essaie d’utiliser la musique de manière scénaristi­que.”

Un morceau parfait

ROCK & FOLK : Vous êtes né à Nice en 1968. Quel est le premier disque dont vous vous souvenez ? Bertrand Bonello : Ça doit être la pochette d’un Bob Dylan, “Highway 61 Revisited”. On vivait à la campagne, près de Nice. Mes parents écoutaient beaucoup de musique classique, mais aussi les Rolling Stones. Les disques étaient joués dans un grand salon très lumineux ou au sous-sol, dans une pièce avec de grands coussins. Très années 70. En 1976, ma mère m’a amené à mon premier concert, en expliquant : “Peut-être que ça ne va pas te plaire, mais c’est peut-être la dernière fois qu’ils font un concert.” C’étaient les Rolling Stones. Ils étaient déjà vieux, en 1976. C’était au stade de l’Ouest et ça m’avait plu. Je me souviens qu’ils avaient terminé par un feu d’artifice. Ça leur permettait de partir sans que la foule, qui regardait le ciel, vienne vers les voitures.

R&F : Il y a beaucoup de musique classique dans vos films, vous avez commencé le piano à l’âge de 5 ans. Comment êtesvous venu au punk ?

Bertrand Bonello : Je suis d’abord passé par le hard rock, par des copains à l’école. Les basiques de ces années là : ça allait d’AC/DC à Motörhead en passant par Iron Maiden et Judas Priest. Puis je suis arrivé au punk rock. The Clash reste ma référence ultime, indépassab­le. J’avais monté un groupe, Bonello, et notre bassiste était obsédé par Clash. Il m’a transmis cette obsession. On était habillés de la même manière qu’eux, coiffés de la même manière. Clash, c’est difficile de s’en remettre. “Rudie Can’t Fail” me fait toujours un effet difficile à expliquer. Par la gestion des cuivres, de la rythmique et de la guitare. C’est un morceau parfait. Ce qui me plaisait dans le punk, c’est avant tout le refus de l’uniforme. Pour moi, la pire image du rock, c’est les groupes d’aujourd’hui qui s’habillent en Kooples. Là, c’est prendre l’uniforme. C’est l’opposé. R&F : Vous avez expliqué qu’en terminale, au lycée Masséna, vous étiez seul parmi trente-quatre élèves qui voulaient faire HEC et vous qui souhaitiez faire de la musique. Ça voulait dire quoi, faire de la musique, à ce moment-là ?

Bertrand Bonello : C’était une évidence. Quitter Nice, monter à Paris avec le groupe. Ça s’est passé comme ça se passe pour plein de petits groupes : on répétait autant qu’on pouvait, on faisait de petits concerts, des maquettes, on les envoyait aux maisons de disques. On se faisait refuser. La musique, c’était un mélange de punk rock et de soul. Il y avait une petite section cuivre. Je ne sais pas trop à quel groupe ça pouvait ressembler. Il y avait évidemment un petit côté Clash, avec un côté un petit peu plus pop,

“La soul et le punk sont finalement assez proches”

et avec des rythmiques très soul. Ce n’était peut-être pas formidable non plus, mais ça s’inscrivait un peu nulle part. C’est l’époque du Top 50, puis de Bérurier Noir, des Négresses Vertes. On a quand même fait le Bataclan. J’ai très vite bifurqué vers une vie de musicien de studio, pour gagner de l’argent. On gagnait beaucoup : 1000 francs les concerts, 5000 par jour pour les séances. C’était beaucoup, à l’époque. Au début, c’était pour rendre service. On cherchait des gens pour jouer de l’orgue. Le premier truc que j’ai fait, c’était un piano pour Graziella De Michele. Le milieu n’était pas immense, on pouvait s’y faire une place assez vite. Et le groupe s’est dissous. R&F : Comment c’était de travailler avec Daniel Darc ? Bertrand Bonello : J’ai bien connu les trois de Taxi Girl. J’utilisais Mirwais comme ingénieur du son. On a fait un album ensemble, “Laurie Markovitch”, avec JP Nataf des Innocents. Daniel, je l’ai rencontré au studio où je travaillai­s, Studio Plus. Tout le monde répétait là, dans le onzième. Tous les groupes africains venaient là. C’était bordélique, assez joyeux. L’album qu’on a fait, “Nijinsky”, correspond à un moment où Daniel n’était vraiment pas bien. Les sessions n’étaient pas faciles. Il tenait, par exemple, à chaque fois que j’enregistra­is, à être tout nu à danser à côté de moi. Ivre mort. C’est un album qui n’a pas énormément marché mais que j’aime beaucoup.

R&F : Et Françoise Hardy, comment était-elle, avec vous ? Bertrand Bonello : L’album s’appelait “Le Danger”. On a tout enregistré à Bruxelles. On faisait les prises pendant la journée, puis j’allais dîner avec elle. C’était un peu étrange, son rapport au monde. Elle était assez pudique. Mais avec moi, elle était charmante. On parlait pas mal de cinéma et elle n’avait jamais entendu parler de certains films avec Dutronc. Françoise, elle est particuliè­re. Elle peut rester un peu extérieure aux choses puis, parfois, avoir des avis extrêmemen­t précis, comme des obsessions. Elle peut devenir dingue sur le son d’une cymbale qui ne lui plaît pas.

Pianiste de bar d’hôtel

R&F : Après des années là-dedans, “Stranger Than Paradise” de Jim Jarmusch vous a laissé entrevoir que le cinéma pouvait être aussi excitant que la musique. Le titre phare du film, c’est “I Put A Spell On You” de Screamin’ Jay Hawkins qu’on retrouve dans la version de Creedence Clearwater Revival sur “Saint Laurent”. C’était un hommage ?

Bertrand Bonello : Pas du tout ! C’est vraiment sur ce morceau-là qu’Yves Saint Laurent a vu Betty Catroux (mannequin et muse du couturier) pour la première fois. Sur cette version. Je n’ai pas vu “Stranger Than Paradise” à sa sortie. Je crois que c’est JP Nataf qui m’avait amené à une sorte de rétrospect­ive, au quartier latin. Ça m’avait beaucoup marqué. Le choix de cette chanson, la manière dont il l’utilise plusieurs fois. Ça reste ma plus forte impression musicale dans un film. Screamin’ Jay Hawkins, j’ai dû le voir cinq fois en concert, dont, parfois, dans des conditions un peu tristes, comme sur la fin de sa vie, au bar du Méridien, dans les beaux quartiers. C’était comme s’il n’était rien de plus qu’un pianiste

“Pour moi, la pire image du rock, c’est les groupes d’aujourd’hui qui s’habillent en Kooples”

de bar d’hôtel. Les gens n’étaient pas forcément là pour lui. C’était la fin de sa carrière. Quand je l’avais vu à New York, c’était dans un club de jazz, un vrai concert. Il était incroyable. Une espèce de blues vaudou, par un personnage au charisme dingue.

R&F : Dans la bande-son de votre film “Le Pornograph­e”, on trouve Schubert, Haendel, Vivaldi, Wagner et puis du rock français. Les Rita Mitsouko et “Danny Wilde” des Innocents, qui illustre une discussion sur la jouissance sans sourire et une actrice porno qui danse comme si elle était endormie. Pourquoi ce choix ? Bertrand Bonello : J’aimais bien l’idée du contraste entre cette actrice porno et la douceur de cette chanson. Elle ramène à l’enfance, même par son titre. “Danny Wilde”, c’est “Amicalemen­t Vôtre”. Je trouvais le mélange touchant. Pour la scène de danse de Jérémie Rénier, j’ai tout de suite pensé à “Marcia Baïla”. C’était un choix évident. Une chanson qui parle de la mort mais avec une énergie très vivante. J’aimais bien le contraste, et surtout l’idée d’avoir un tube. En principe, j’aime utiliser des chansons rares. Mais, sur un tube, il y a toujours un inconscien­t collectif énorme. Comme pour “Call Me” de Blondie dans “Nocturama”. Bref, c’était mon premier film et j’avais peur de ne pas pouvoir me le payer. Donc je suis passé par les Rita directemen­t. Catherine Ringer m’a envoyé à Fred Chichin. Je l’ai vu après un concert à la Cigale, backstage. Il avait encore sa tenue de scène. Je me souviens d’une chemise noire en satin. Il buvait une bière, moi aussi, je crois, et il m’a demandé : “C’est quoi, ton film ?” J’ai commencé par dire que c’était avec Jean-Pierre Léaud. Il m’a interrompu. “Ah, c’est avec Jean-Pierre Léaud ? Bon OK, alors c’est gratos.” La grande classe.

R&F : A quel moment avez-vous choisi “Bad Girl” de Lee Moses pour le générique de fin de “L’Apollonide” ? Bertrand Bonello : Les chansons sont toujours écrites dans le scénario. Celle-ci est venue très vite, comme toutes les musiques du film. Quand j’ai commencé à écrire, je me suis demandé quelle serait la musicalité générale du film. J’ai découvert Lee Moses dans un bar de Barcelone. J’étais parti en vacances avec ma fiancée, pour finir le synopsis. Je devais être en train de boire du vin ou du cava. Le type au bar ne passait que ce genre de trucs. Je me suis dit : “Voilà, c’est ça que je veux faire. Mais en film.” A un moment, je suis allé le voir, j’ai demandé ce que c’était. Il m’a tout mis sur une clef puis j’ai réussi à commander, à Londres, une compilatio­n de Lee Moses. J’ai écrit tout le film avec une compilatio­n de soul et northern soul. On fait des liens étranges, dans sa tête. La soul est liée à l’esclavage, ces filles sont des esclaves. Avec toute la promo, c’est un morceau qui a été pas mal entendu. J’en suis assez content. Encore là, j’ai fait l’émission de Nagui, il la repassait. C’est un morceau qui me fait un effet de dingue, parce que j’ai l’impression que tout le monde y joue sa vie, que tout le monde va mourir à la fin de la prise : le chanteur, les musiciens. Il faut savoir qu’il y a deux versions de “Bad Girl”. Sur la compilatio­n (et sur le single), il y a “Bad Girl (Part 1)” et “Bad Girl (Part 2)”. Comme si ils avaient fait deux prises et gardé les deux. Le début est mieux sur la première, la fin est mieux sur la deuxième. J’ai fait un mix pour le film.

R&F : L’autre grande scène musicale, c’est “Nights In White Satin” des Moody Blues. Une autre scène de danse triste. Les prostituée­s viennent de perdre une amie. Bertrand Bonello : Ça, c’est venu comme un flash. A un moment, j’ai vu les douze filles danser sur ça. C’est un ensemble. J’ai vu le plan avec la musique. Il n’y a aucun cheminemen­t. C’est un truc qui est apparu. Ça arrive quelquefoi­s, quand on écrit. On voit la chose dans sa totalité. R&F : Dans “Nocturama”, vous utilisez “My Way”, version Paul Anka, pour finir le deuxième acte, une sorte de moment de déconnecti­on. Pourquoi ce titre ?

Bertrand Bonello : Je voulais montrer une vraie théâtralit­é. Comme si le personnage s’autorisait à ce moment-là et à cet endroit-là quelque chose qu’il ne s’autorisera­it pas ailleurs. Tout est possible. C’est la scène la plus irréelle. Je ne sais pas pourquoi, mais je pensais à une descente d’escaliers. En pensant à une descente d’escaliers, j’ai pensé à “My Way”, une chanson théâtrale. Je ne voulais évidemment pas prendre la version de Sid Vicious, qui aurait fait doublon avec le geste du film, qui est déjà un geste punk. Je voulais une version plus Las Vegas. R&F : Sur “Saint Laurent”, on retrouve “Venus In Furs” du Velvet Undergroun­d, quand le couturier lit une lettre d’Andy Warhol. Bertrand Bonello : J’étais tombé sur cette version, qui n’est pas celle de l’album. J’aimais bien l’idée que ce soit une maquette, quelque chose de pas encore définitif. Comme si ces hommeslà se parlaient de ce qu’ils étaient en train de réaliser. Sinon, c’était juste mettre un morceau du disque. Là, il y a quelque chose de plus intime. Cette version, personne ne l’a utilisée. Le Velvet, c’est énorme pour moi. J’ai vu Lou Reed à la fin des années 90, quand il était devenu très chiant en concert. Comme si c’était un maestro qui jouait de la musique classique. Il ne fallait pas dire un mot. Je ne sais pas quel est mon titre préféré, mais l’album ça doit être “Berlin”. L’émotion absolue.

Malgré la tempête

R&F : Le film se conclut sur “Faithful Man” de Lee Fields. Comme un écho de “L’Apollonide”, le titre, bien que récent, rappelle Lee Moses et The Mighty Hannibal. La soul qui chante les peines amoureuses. D’où vous vient cet attrait pour ces chansons ? Bertrand Bonello : Ici, c’est bêtement lié à ce que le texte raconte sur la fidélité et l’histoire d’amour entre Yves, Jacques de Bascher et Pierre Bergé. La soul que j’aime, c’est toujours des chansons tendues et bouleversa­ntes. La soul et le punk sont finalement assez proches, je trouve. Il y a une sorte de sécheresse. La soul que j’aime est une soul sèche. Même si ça parle d’amour, ce n’est pas dégoulinan­t.

R&F : Dans “Zombi Child”, vous utilisez surtout du rap, puis un titre d’un groupe merseybeat : “You’ll Never Walk Alone” de Gerry And The Pacemakers.

Bertrand Bonello : (il coupe) C’était une évidence, par rapport à ce que raconte le film. Le zombie finit par retrouver sa femme. Malgré la tempête, il y a un point lumineux au bout. J’ai associé ça à la jeune fille qui a perdu ses parents et sa tante, pour lui donner un petit peu de lumière. Un zombie, c’est un homme qui marche seul.

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