Rock & Folk

Les armes, l’alcool et les femmes

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L’ACCUSÉ N’AVAIT JAMAIS ÉTÉ BIEN GRAND. Comme ses pairs, les calvites d’un mètre soixanteci­nq, il essayait de cacher sa taille derrière des lunettes noires, son alopécie derrière des perruques que n’aurait pas osé porter Louis the Fourteenth, et sa culpabilit­é derrière une théorie qui, s’il n’avait été Spector, aurait pu tenir la route de l’acquitteme­nt. Au tribunal de Los Angeles, dans ce grand bâtiment moderne, HLM de la justice des riches, Phil avait moins de succès que derrière une console de mixage. Pourtant, son premier avocat, Bruce Cutler, défenseur victorieux du mafieux John Gotti, semblait confiant devant les caméras : “Nous gagnerons ici, devant cette cour, mais aussi devant celle de l’opinion publique.”

Car un procès médiatique se joue bien souvent dehors, loin des yeux du juge, mais devant les projecteur­s. Pour l’opinion publique, cet oeil sans dents, qui est Phil Spector, né Harvey Phillip Spector, dans le Bronx, le 26 décembre 1939 ? Un petit Yid gringalet ? Millionnai­re à 19 ans ? Retraité à 30 ? Seul, déchu du père qu’il aimait tant ? Qui, en 2003, pour reconnaîtr­e celui qui avait enregistré et signé parmi les chansons les plus entendues aux Etats-Unis et dans le monde ? Lui, auquel aucune femme, aucun artiste, aussi Beatle ou Leonard Cohen soit-il, n’osa résister ? Le voici aujourd’hui, devant le tribunal des moeurs, son juge autoritair­e, un procureur ambitieux, oui, voici l’homme, ecce productoro, grimé en vieille coiffeuse excentriqu­e des années 1980. Phil, grand manitou sourd aux leçons de Chateaubri­and : “Il faut être économe de son mépris, en raison du grand nombre nécessiteu­x.” Phil, le présumé coupable qui allait se faire victime. Mécanisme classique, inhérent au procès d’un huis clos. Car ici et maintenant, il est bien question de cela.

La nuit du 2 février 2003, le roi de la pop cherche la jeunesse dans la poitrine d’une serveuse de cinéma. Après avoir dîné avec une amie, il poursuit la soirée avec une autre, et pénètre la section VIP du House Of Blues.

Il y rencontre une actrice de quarante ans, Lana Clarkson, qui cherche peut-être la gloire qu’elle n’a jamais trouvée. Ne connaissan­t pas Spector, elle accepte cependant de le suivre au manoir de celui-ci, le Pyrenees Castle, pour un dernier verre. Le chauffeur de Phil, un ancien militaire brésilien nommé Adriano De Souza, dépose le couple fugace. Spector titube et Clarkson le suit. Une heure plus tard, un bruit retentit dans la nuit. De Souza aperçoit son boss qui aurait déclaré :

“I think I killed somebody.” Spector conteste et lorsque le LAPD débarque, après l’avoir tasé à deux reprises, le petit homme est menotté, direction le poste de police. Son avocat le fait relâcher pour un montant inférieur à celui de ses honoraires. La presse s’empare de l’affaire.

Panem et circenses. Los Angeles, sponsor de l’évergétism­e, est la Rome américaine ! Back to mono ! Car, dans un huis clos, la solution est binaire. C’est elle ou c’est lui. C’est oui ou c’est non. Spector a-t-il appuyé sur la gâchette ? Ou Clarkson, dépressive, bourrée d’analgésiqu­es, découragée d’être encore célibatair­e, ayant décidé de mettre fin à ses jours dans le manoir du comte Zaroff ? Car il y a des indices troublants : aucune empreinte de Spector sur le pistolet, la veste de Phil, également, n’est pas couverte de sang mais seulement de quelques minuscules gouttelett­es sur la manche droite, faits qui pourraient illuminer sa ligne de défense : “J’étais à l’autre bout de la pièce, j’ai voulu l’empêcher de se suicider.” Il faut aussi évoquer l’impact du tir, le calibre à l’intérieur de la bouche de Clarkson, typique d’une autolyse, pour parler la langue des médecins légistes.

Dans les deux cas, le jury doit se poser la question du passage à l’acte. L’acting out qui pousse celui qui fait à faire, à aller de l’avant pour ne jamais pouvoir revenir en arrière. Clarkson ? Possible, pas impossible qu’elle ait attenté à ses jours, mais pourquoi chez un sombre inconnu, connu pour être un maniaque des armes ? Car, bien que cela soit contesté par les avocats de l’accusé, Phil a des antécédent­s avec les femmes, les armes, l’alcool, les armes et les femmes, les armes et les femmes et l’alcool. Lorsqu’il a bu, qu’il est avec une femme et que celle-ci n’est pas consentant­e, il a tendance à menacer sa proie. Jusqu’à présent, il y eut plus de peur que de mal, mais l’arme était chargée, Phil aussi et tout cela aurait pu... Dans ces conditions, le procureur eut la bonne idée de montrer au jury ébahi les cinq visages des victimes sans visage, cinq femmes encore amoureuses du producteur, projetées côte à côte sur un écran géant, superposée­s comme les membres de Queen dans “Bohemian Rhapsody”, comme pour rendre encore plus théâtral un procès qui l’était déjà trop, diffusé en direct par l’anxiogène Court TV. Le procureur Jackson répétait comme une antienne la devise suivante : “Women, alcohol, loss of control, and Spector reaches for a gun, click !” En guise de réponse, Spector qualifiait d’ “hitlérienn­es” les techniques du représenta­nt de l’Etat. Rien que ça. Surtout, rien de pire pour un client que d’être son propre avocat. Le procès touchait à sa fin et le jury ne réussissai­t pas à trouver l’unanimité : dix pour le condamner, deux pour l’acquitter. Spector sortait libre. Le second acte était franchemen­t perdant. Spector avait embauché Doron Weinberg. La stratégie était plus agressive, elle se retournait contre son client. Le verdict tombait comme un couperet : guilty. Spector condamné à 19 ans de prison. Il fit appel.

Sans succès. En 2011, la plus haute autorité californie­nne rejette la demande de ses avocats. Clap de fin : en détention, Phillip Spector se voit interdire le port de ses perruques. Le chapeau lui est refusé. Comme Elisée, il porte un éphod et une kippa. Et les dollars continuent de tomber. En 2019, Spector était toujours le producteur le mieux payé du monde. Le vieux prêtre du rock’n’roll se traîne comme un reliquaire aspergé de détresse. Le soir du 2 février, il aurait mieux fait d’écouter le célèbre conseil de Groucho Marx : “You go your way and I go mine !”

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