RASKOLNIKOV
Ainsi nommé en hommage au héros de “Crime Et Châtiment”, ce jeune groupe, imaginé par un Rémois établi en Suisse, téléporte ses tourments dostoïevskiens dans un contexte cold wave.
INSTALLE EN 2015 A KREUZLINGEN, SUR LES BORDS DU LAC DE CONSTANCE, Mathieu Szpiechowycz y traverse une période particulièrement
douloureuse de sa vie. “A cette époque où je venais d’arriver dans une région nouvelle pour moi, à un niveau tant linguistique que culturel, je voyageais régulièrement seul un peu partout en Europe. Là, l’idée était de me remplir la tête avec autre chose que le contexte dans lequel je vivais à l’époque.” Dans son sac : Kafka, Camus, Dostoïevski.
Sisyphe heureux
Pour ce Rémois d’une vingtaine d’années, la musique est un poumon d’imaginaire. “J’ai commencé la trompette à huit ans et, adolescent, j’écoutais surtout de la musique classique : Bach, Haendel, Haydn, Purcell.” Les premiers projets rock remontent à 2004-2005, nourris de noise, de post-punk. Eté 2015, Berlin Velvet, combo cold wave au sein duquel il officiait comme chanteur et bassiste, est mis en pause. Avec Pablo, violoncelliste professionnel qui y tenait la guitare, Jérôme, batteur, et Quentin, second guitariste, Mathieu nourrit un projet d’une autre envergure : Raskolnikov. “Entre l’été 2015 et 2016, j’ai écrit et enregistré pas mal de morceaux. Courant 2016, j’ai proposé à Jérôme d’enregistrer les batteries et, fin 2016, Pablo et Jérôme ont rejoint le projet. On a attaqué les premiers concerts dès le mois de février 2017, c’est parti très vite.” Comment ne pas être intrigué par le nom de ce groupe, faisant référence à l’un des héros littéraires les plus effroyablement fascinant ? “C’est de la lecture de ‘Crime Et Châtiment’ que m’est venue l’idée du nom du groupe. Raskolnikov est un héros absurde. Il tremble, il est dévoré par l’angoisse et va se sentir devenir un surhomme. Oscillant entre raison et torture psychique, sa souffrance est mélancolique, violente, inquiétante. Pour lui, le mal est déjà fait. Il y a bien sûr le châtiment légal, les années passées au bagne. Mais, d’un point de vue moral, le sentiment de culpabilité demeure. Au fond, sa souffrance est inutile. Elle est absurde.” Un premier album est publié fin 2017 par Manic Depression, le label dark de Jean-Louis Martel. Son titre en est la traduction allemande de l’un des “Proverbes De Salomon” : “Hochmut Kommt Vor Der Fall” : l’orgueil précède la chute.
Ouverture sur ligne de basse gallupienne —
“C’est un compliment, Simon Gallup est un des plus grands bassistes et Cure, une référence pour nous, comme Frustration ou Einstürzende Neubauten” —, voix distanciée, au grave réverbéré façon Martin Hannett, guitare Mustang branchée sur delay ou flanger.
“L’orgueil, c’est lié à l’époque. La négation de la mort, de l’échec, de notre faiblesse.” Or, la négation de la mort et de la chute n’empêchent ni la chute ni la mort : “Il y a quelque chose de nihiliste dans cet état d’esprit. C’est ce que nous avons essayé de développer dans le deuxième album, ‘Lazy People Will Destroy You’. Le titre évoque cette culpabilité imposée que l’on tente de nous faire éprouver à travers l’impératif d’être toujours à la hauteur, ce qui ne peut que conduire à l’échec, et donc, au sentiment de faute, à la culpabilité. Le nihilisme a un effet conjuratoire.” Concis, sombre, plus nerveux que le précédent, ce dernier album mêle références à l’architecte et écrivain suisse Max Frisch, au sadomasochisme ou à une légende ukrainienne reprise par Gogol, “The Beast Is Coming”, résonnant singulièrement dans cette période de confinement planétaire.
“C’est thérapeutique, comme souvent en art. Le désespoir a une dimension positive. Il s’agit de ne plus rien attendre, considérer que l’espoir ne sert plus à rien. On revient à Dostoïevski via ‘Les Frères Karamazov’ : tout est possible. Il n’y a donc rien à attendre. C’est aussi l’idée du ‘Mythe De Sisyphe’ de Camus, dont on fait un titre sur l’album : on doit toujours recommencer, en sachant que c’est voué à l’échec. Mais, Camus ajoute : ‘Il faut imaginer Sisyphe heureux.’ ” Jusqu’à
l’instant de sa mort.H ALEXANDRE BRETON
Album “Lazy People Will Destroy You” (Manic Depression)