WILLIE NELSON
Ultime survivant du mouvement outlaw, le chanteur country texan ajoute un nouvel album à son oeuvre pléthorique, dernier chapitre en date d’une vie démentielle.
IL A 87 ANS ET LIVRE SON SOIXANTE-DIXIEME ALBUM, intitulé “First Roses Of Spring”, car chaque année depuis sept décennies, Willie Nelson fleurit d’un ou deux albums, comme le rosier se pare de boutons. C’est un cycle naturel. Pourtant, il lui a fallu attendre sa quarante-troisième année sur terre et son seizième album pour connaître le succès. Depuis, il est le numéro un. Qu’est-ce qui a pu pousser cet enfant de la Grande Dépression à tant d’acharnement ? Il aurait pu décider de rester vendeur d’encyclopédie ou d’aspirateur, deux métiers qui lui ont permis de mettre du pain sur la table quand sa musique faisait un four. Peut-être la foi a-t-elle fait la différence. La foi en luimême, en Dieu, en la musique, une force intérieure qui lui a permis de tracer cette destinée exceptionnelle, de la matière à légende, typique des livres d’histoire des Etats-Unis. Willie Nelson, un héros américain ? Mieux : un antihéros, un outlaw, de ceux qui se forgent contre le monde et ont fait dire à Bob Dylan : “Pour vivre en dehors de la loi, il faut être honnête”.
La prochaine bagarre
“Une chanson, c’est trois accords et la vérité.” La vérité fut la boussole de Willie Nelson. Et longtemps, elle le mena au milieu du désert, à un endroit où sa vie ne pouvait s’accomplir, perdu dans ce grand nulle part qu’est le comté de Hill, au Texas. Petit, son imaginaire se partageait entre l’église où il chantait avec sa soeur Bobbie, excellente pianiste et compagne d’une vie, puis les chansons de cowboy chantées par Gene Autry dans ces westerns qui donnèrent naissance au marché country. Jésus était son modèle et Bob Wills & His Texas Playboys, inventeurs du western swing, furent ses héros. La géographie, c’est le destin. La country est musique maîtresse au Texas et le jeune Nelson tombe amoureux fou de ses chansons de machos au coeur brisé, de ses fiddles qui syncopent comme les cuivres des orchestres de Louis Armstrong ou Duke Ellington. Aussi, parce que ses grands-parents sont pauvres, il n’échappe pas à la cueillette du coton et aux chants de travail des Noirs américains, ce blues qui teintera son jeu et sa musique.
A 10 ans, contre l’avis de sa grand-mère, il intègre un orchestre familial de polka qui joue dans les beer joints où les émigrés tchèques se saoulent en dansant en ligne. L’enfance de Nelson semble avoir été écrite par le Mark Twain de l’ère du pétrole : c’est une série d’aventures qui ne mène nulle part, sinon vers le prochain danger, le prochain arbre d’où l’on tombe, la prochaine bagarre pour une fille, le prochain personnage flamboyant et dangereux qui façonnera la vie. A l’image du premier mari de sa soeur, un certain Bud Fletcher, qui monte un groupe avec Willie (13 ans) et Bobbie (16 ans), alors que lui-même ne sait rien faire d’autre que raconter des blagues sur scène. Comme beaucoup de sa génération, Willie Nelson entrera dans le métier par la radio où il se créera un personnage de country boy, faisant tourner sans distinction les disques de Hank Williams, du jeune Elvis Presley (un type plus jeune de deux ans), de Django Reinhardt et d’Ernest Tubb (prononcer teub), un génie total. C’est le début de sa longue série de mariages et d’errances, il passe d’une ville à l’autre, d’une vie à l’autre, entassant les enfants et les chansons dans des Buick toujours plus pleines. La démo de sa première composition, “Family Bible”, fait beaucoup d’effet à Mae Boren Axton, co-autrice de “Heartbreak Hotel”, qui lui conseille d’aller immédiatement s’installer à Nashville, chaîne d’assemblage de la country music. Mais Willie fait des ronds de jambe, tourne atour de
Houston à la recherche d’un job, et, en écoutant la radio, une guitare sur le siège passager et un carnet sur le tableau de bord, il écrit les chansons autobiographiques qui seront ses premiers classiques : “Night Life”, “I Gotta Get Drunk”, “The Party’s Over”, “Funny How Time Slips Away”, “Mr Record Man”, et le traumatisant “Crazy”. Des chansons nocturnes, romantiques, mélancoliques qui tournent dans les têtes comme des voitures à la recherche de leurs routes. Willie, désespéré, car sans argent, propose de les vendre dix dollars pièce à un certain Larry Butler qui, non seulement lui dit qu’il fait une énorme connerie, mais lui prête de l’argent et l’embauche dans son groupe pour lui sauver la mise. Tout cela lui donne du coeur à l’ouvrage et à 27 ans, après déjà 17 ans de carrière, Willie prend sa Buick de 1950 et met le cap sur Nashville où il échoue dans le bar où se retrouve tout le métier : le Tootsies Orchid Lounge. Au début des sixties, Willie boit. Sa carrière ne décolle pas, alors il s’allonge au milieu de Broadway pour voir les flocons de neige lui tomber sur les yeux. Puis, il retourne à l’intérieur de chez Tootsies pour se mesurer aux autres songwriters de la ville. Sa plume impressionne et c’est ainsi que Hank Cochran lui trouve un contrat d’auteur/ compositeur chez Pamper Music, une boîte d’édition qui vend des chansons à tous les producteurs de Nashville. Mais Willie n’est pas certain de réussir à écrire sur commande. Son premier tube est né alors qu’il fait face à un mur blanc. “Hello Walls”, l’histoire, chantée par Faron Young, d’un type qui parle au mobilier depuis que sa femme est partie, se vendra à 2 millions d’exemplaires. Devenu auteur à la mode du jour au lendemain, Willie Nelson place son “Crazy” auprès de Patsy Cline qui en fera l’un des singles de country les plus vendus au monde. En un an, Willie place quatre hits dans les charts et devient très riche. Au lieu de capitaliser sur son succès, il prend la route avec Ray Price, ancien musicien de Hank Williams qui a hérité de ses Drifting Cowboys, et dépense tout son argent dans des noubas géantes. Price, qui admire son style, lui fait signer un premier album chez Liberty, “...And Then I Wrote”. Le début des emmerdes : Willie Nelson a toujours considéré que le son de Nashville, créé par Owen Bradley chez Decca et Chet Atkins chez RCA, ne lui a jamais convenu. Contrairement à l’image qu’en ont les Français, la country de l’époque est une musique extrêmement policée, faite de jolies chansons très bien chantées parlant d’amour déçu, le tout orchestré avec chorale et cascades de cordes. Maintenant, malgré les vibraphones, les choeurs un peu cul-cul, le joli piano jazz et les circonvolutions de son auteur à son égard, ce premier disque de Willie Nelson, comme les deux suivants, n’en reste pas moins fascinant. Parce qu’il y est mélancolique à souhait, que la nuit s’allonge à son écoute et que sa voix y revêt un charme fou au centre de ses chansons taillées pour devenir des classiques.
A 27 ans, après déjà 17 ans de carrière, Willie prend sa Buick de 1950 et met le cap sur Nashville
L’homme imparfait
Et cela va durer ainsi, dix ans. De 1962 à 1973. Après un très bref passage chez Monument qui aurait pu être sa maison, Nelson s’adresse
à Dieu le Père en personne, Chet Atkins, qui le signe et le produit pour RCA sur quinze albums. Très peu de ratages à signaler. Les sixties changent le monde et Willie Nelson aussi. Grâce aux gamins à cheveux longs, il s’ouvre à la culture jeune. Mélangeant chrétienté et considérations hippie, il compose le concept album “Yesterday’s Wine” qui débute par cette profession de foi : “L’homme parfait a déjà visité cette Terre et sa voix a été entendue. La voix de l’homme imparfait doit désormais se manifester”. La country devient à la mode : Bob Dylan livre son “Nashville Skyline”, les Rolling Stones s’y frottent sur “Let It Bleed”, “Everybody’s Talkin’ ” est un tube. Les cadres de maison de disques appellent cela country folk. Ou, comme le dit Waylon Jennings, le grand pote de Willie : “Une bande de mecs qui n’ont jamais su faire la différence entre leurs coudes et leur trou de balle.” Willie aussi est en période de transition : son deuxième mariage agonise, il passe son temps sur la route à chasser les femmes, boire, avaler des pilules et tirer sur son beau-fils. Puis, parce que son ranch du Tennessee brûle, il retourne vivre dans son Texas natal, posant ses valises à Austin, qui deviendra l’épicentre du renouveau de la country. Deux personnes changeront sa vie : le manager Neil Reshen, un amateur de coke qui réussit à obtenir de superbes avances et le contrôle artistique total pour ses artistes — Miles Davis, Waylon Jennings et Willie Nelson. Puis, Jerry Wexler, l’homme d’Atlantic, celui à qui nous devons peutêtre 50% de l’histoire de la musique américaine, qui fait de Willie Nelson la première signature country du label. Et que lui propose-t-il ? D’enregistrer loin de Nashville, à New York, avec, pour la première fois de sa vie, son groupe. Sa soeur Bobbie vient juste d’y prendre le piano, alors Willie veut enregistrer un album des gospels de leur enfance qui deviendra “The Troublemaker”. Cela leur prendra deux jours. Ils s’amusent tellement que Wexler, finaud, lui dit : “Et maintenant que tu as prié Dieu, n’est-il pas temps de donner au diable son dû ?” Nelson, dans les toilettes de sa chambre d’hôtel, commence à écrire un morceau sur des serviettes en papier : “Shotgun Willie est assis sur le sol en sous-vêtements. Mordillant une balle et s’arrachant les cheveux”. 1973, le mouvement outlaw naît avec ces deux sommets : “Shotgun Willie”, définition même de ce que le label Light In The Attic appelle désormais country funk et “Honky Tonk Heroes” de Waylon Jennings, un album tellement épais qu’on suffoque en l’écoutant. Les cowboys sont hype, Nelson devient branché, il abandonne la clope et l’alcool pour l’herbe dont il deviendra un fervent apologiste, mais les ventes de l’album restent modestes. S’ensuit un autre concept album, sur le divorce, “Phases And Stages”, où la face A prend le point de vue de la femme, la B celle de l’homme. A la suite de quoi, le label Atlantic ferme son département country aussi brutalement qu’il l’avait ouvert. Muni d’un nouveau contrat chez Columbia lui promettant un contrôle artistique total, Nelson compose un album racontant l’histoire d’un pasteur assassinant sa femme : “Red Headed Stranger”, enregistré dans un tout petit studio texan. Comme à son habitude, Nelson tisse les liens de l’histoire de la musique américaine en mélangeant compositions originales et reprises, sans qu’il n’y paraisse. Mais le label tique. En l’entendant pour la première fois, l’un des gros bonnets de Columbia lui aurait demandé s’il s’agissait d’une démo. “Read Headed Stranger” n’est même plus un album à l’os : il ne reste que la moelle. Pas une reverb, pas un arrangement, pas une once d’électricité. Rien qu’une guitare et une voix nues. Les types de Columbia pensent devenir fous : le disque devient numéro 1 ! La stupéfaction est telle que la major crée un label pour lui seul : Lone Star. A partir de 1975, la quarantaine bien tassée, Nelson à la baraka. Il peut faire ce qu’il veut, les gens le suivent. C’est un héros américain. Il est ami avec le président Carter, fume des pétards sur le toit de la Maison Blanche, créée un grand pique-nique annuel pour la fête nationale où se mélangent rockers et amis countrymen avec qui il apparaît sur la compilation “Wanted! The Outlaws” : Waylon Jennings et sa femme Jessi Colter, Tompall Glasser. La compilation — sur laquelle RCA recycle des morceaux “Yesterday’s Wine”, que le label considérait à l’époque comme son pire album — va rendre le mouvement outlaw extrêmement populaire. Kris Kirstofferson, devenu une star depuis que Johnny Cash a repris son “Sunday Morning Coming Down”, est un proche. Nelson reprend le “Pancho & Lefty” de Townes Van Zandt avec son vieux compère Merle Haggard. Waylon et Willie chantent en duo “Mammas Don’t Let Your Babies Grow Up To Be Cowboys”. Nelson, en cette fin des seventies, s’amuse à faire tourner son label en bourrique : il enregistre un hommage à Lefty Frizzell, une légende que Columbia avait laissé tomber 3 ans avant sa mort. Il sort un album de standards avec Booker T Jones, “Stardust”, qui restera 10 ans dans les charts, enregistre avec ses copains, reprend des chansons de Noël, dont son magnifique “Pretty Paper”, initialement écrit pour Roy Orbison. Et cela va durer toutes les années 80, où les albums s’enchaînent, de plus en plus mauvais. C’est lors de cette décennie maudite que Nelson invente son Farm Aid pour venir en aide aux petits agriculteurs américains (une idée que Bob Dylan lui aurait soufflée pendant le Live Aid), se frotte au cinéma avec moins de brio que son confrère Kris Kristofferson et accepte de participer au supergroupe country composé de Johnny Cash, Waylon, Kris et lui-même, The Highwaymen, un rêve sur papier, un cauchemar sur disque. Il faudra attendre les années 90 pour voir Willie s’élever à nouveau musicalement — par les albums “Spirit”, seul avec sa soeur Bobbie, ou “Teatro”, peut-être la meilleure production de Daniel Lanois — puis tomber en enfer — le baroque “Healing Hands Of Time”, l’ignoble “The Great Divide”.
Ménestrels itinérants
Depuis 20 ans, Willie Nelson enchaîne les albums, faisant exactement ce qu’il veut, qu’il s’agisse de disques de blues avec Dr John et BB King (“Milk Cow Blues”) ou de reggae (le mal nommé “Countryman”, produit par Don Was). Sa production la plus fascinante des dernières décennies : “It’s A Long Story : My Life”, son autobiographie qui se termine par une réflexion sur l’état actuel de l’industrie musicale. Après avoir rappelé que dans les années 50, les radios payaient rarement de droits aux artistes, il conclut : “Je peux vivre avec cette réalité, car mon approche n’a jamais changé depuis cet âge sombre où j’ai commencé. Mon approche est que les ménestrels itinérants gagnent justement leur vie en étant itinérants — en jouant dans des bouges, sur le trottoir, dans des salles des fêtes, des clubs et des foires. Retour aux bases. Je n’ai foi qu’en une seule chose : ma capacité à jouer pour des gens.”
Album “First Roses Of Spring” (Legacy/ Sony Music)
Nelson devient branché, il abandonne la clope et l’alcool pour l’herbe dont il deviendra un fervent apologiste