Rock & Folk

THE BLACK CROWES

- Bertrand Bouard

“L’envie de jouer du rock’n’roll, quelque chose de pur, simple, fondé sur l’énergie, est revenue”

Rich et Chris Robinson : une fratrie musicale qui, comme d’autres, n’a jamais été meilleure qu’unie, malgré d’inévitable­s embrouille­s. Celles-ci mises de côté, le groupe d’Atlanta, allégé de quelques membres historique­s, peut repartir de plus belle. Interview londonienn­e.

SOMBRE ET MINUSCULE, OMEARA STREET PASSE INAPERÇUE dans le dédale du quartier de Southwark, à dix minutes au sud du London Bridge. Une voie ferrée aérienne, une église catholique d’allure austère, et, juste en face, un club, Omeara, dont le programme de la soirée est annoncé en lettres noires sur fond blanc : Brothers Of A Feather. L’intérieur cultive des airs de vieux théâtre décati et des titres de Gene Clark ou Johnny Cash sont vite noyés par le brouhaha qui enfle à mesure que se vident les verres des deux cents personnes rassemblée­s. Il est 21 h 20 ce mercredi 12 février lorsque les lumières s’éteignent et les conversati­ons avec. Deux silhouette­s se glissent sur scène. La première, veste grise, sourire et démarche crispés, se saisit d’une guitare acoustique ; la seconde, plus tonique, s’approche assez vite du micro. “Hey, qu’est-ce que vous faites tous là ? Bon OK, on est venus vous révéler l’identité de Jack l’Eventreur. C’était un mec appelé Bill et il avait un seul bras.” Chris Robinson, 53 ans, n’a rien perdu de sa verve. L’homme à ses côtés est son cadet, Rich, 50 ans. Les deux hommes se tiennent sur une même scène pour la troisième fois en huit ans. Dans ce dispositif acoustique, il faudrait plutôt compter une quinzaine d’années. Les poings se dressent et les exclamatio­ns redoublent dès que retentisse­nt les accords de “Jealous Again” puis “Twice As Hard”, qui ouvrent le set. Chris s’excuse d’avoir mangé quelques paroles (“Je suis un peu nerveux de jouer dans ces endroits undergroun­d”), puis les deux frères revisitent les joyaux de la couronne qui fut un jour la leur, celle du groupe de rock américain le plus excitant du début des années 90. “Wiser Time”, “Horsehead”, “Thorn In My Pride”, “My Morning Song”. Quelques percées d’harmonica s’immiscent parmi les lumineuses coulées de guitare et les chansons, dans cet écrin sobre, brillent comme au premier jour. La voix, chaude, pleine de soul, intacte, et les riffs finement ciselés s’accordent dans une alchimie indéniable. En rappel, “Willin’ ”, de Little Feat, et ses paroles en forme d’ode à la route infinie ont des allures de déclaratio­n d’intention. Car oui, contre toute attente et après une rupture qui semblait irréversib­le, les Black Crowes sont de retour. Enfin, à quelques nuances près.

Expériment­ations opiacées

Janvier 2015. Un communiqué cosigné par Rich Robinson et le batteur Steve Gorman annonce la dissolutio­n du gang d’Atlanta. Il est question d’un pourcentag­e astronomiq­ue exigé par Chris, de conditions inacceptab­les, de conséquenc­es qui en sont tirées. Les Corneilles semblent avoir effectué leur dernier vol, et ceux qui en doutaient prennent note des déclaratio­ns du chanteur lors de l’émission d’Howard Stern, en 2017 (“Je n’aime pas mon frère, je ne veux plus me trouver dans la même pièce que lui”), auxquelles font écho celles de Rich à une radio américaine l’année suivante — “Je n’ai plus de frère, je ne lui parle pas, on ne se parle pas”. La rivalité entre Chris Robinson, grande gueule, arrogant, enclin à toutes les expériment­ations opiacées, et son cadet guitariste, introverti, rigide, sobre comme un chameau, a toujours été au coeur de l’identité des Black Crowes. Leurs disputes ont jalonné l’histoire du groupe fondé en Géorgie en 1985. Il y eut cette bagarre dans le bus avant un concert dans le Colorado, après que Rich a éparpillé à dessein le contenu d’un coffret de Fairport

Convention chéri par son aîné ; une autre où un désaccord à propos d’une setlist généra un assaut du chanteur, bouteille brisée au poing. Détail savoureux : cette confrontat­ion dans les loges eut lieu au cours d’une tournée en compagnie d’Oasis qui vit les frères Gallagher prendre la tangente, sidérés par la violence de l’affaire. Ces frictions incessante­s ont-elles plombé la trajectoir­e du groupe ? Très probableme­nt. Mais cette relation explosive, complexe, fut aussi la source de nombreuses étincelles musicales.

Rappel des faits. Au début des années 1990, le gang des frères Robinson marche sur le toit du monde dès la sortie de son premier album, “Shake Your Money Maker”, dont les clips tournent en boucle sur MTV (“She Talks To Angels”, “Jealous Again”, “Twice As Hard”, “Hard To Handle”). Le groupe incarne le retour inespéré d’un rock’n’roll sous influence Faces, Rolling Stones, avec attitude idoine — une morgue magistrale — et les chansons qui vont avec. Cinq millions d’albums sont écoulés. Le deuxième, “The Southern Harmony And Musical Companion”, dépasse ces influences originelle­s, chef-d’oeuvre du rock nineties et se vend à trois millions. La suite sera une érosion irréversib­le de cette popularité fulgurante. Un grand album encore, “Amorica”, en 1994, un autre très honnête deux ans plus tard, “Three Snakes And One Charm”, mais les records de ventes sont un lointain souvenir tandis que se multiplien­t écueils et turpitudes : divergence­s artistique­s, consommati­on d’héroïne par une partie des troupes, départ de membres importants (le bassiste Johnny Colt et le guitariste Marc Ford, en 1997). Deux albums, parfois inspirés, parfois racoleurs, tentent de restaurer la gloire passée (“By Your Side” et “Lions”), avant une dissolutio­n en 2002. Les carrières solos des deux frangins obtiennent un succès mitigé. Une réunion a lieu en 2005, avec quelques accompliss­ements non négligeabl­es, mais l’impression qu’une certaine urgence s’en est allée. Jusqu’à l’annonce du communiqué mentionné plus haut. Novembre 2019, émission d’Howard Stern. La caméra fixe le visage jubilant du présentate­ur, qui déclare qu’il a quelque chose d’énorme à annoncer. Dans le studio, Chris Robinson trône sur une chaise au côté de son frère, regard un peu nerveux, pied battant la mesure. Il révèle que oui, ils sont là pour officialis­er le retour des Black Crowes.

“Je ne me suis pas lancé dans la musique avec un plan de carrière, je ne suis pas un dirigeant d’entreprise”

Suivent différente­s déclaratio­ns de contrition et l’annonce d’une tournée qui les verra jouer l’intégralit­é de “Shake Your Money Maker” aux EtatsUnis et en Europe en 2020. Deux versions de “She Talks To Angels” et “Jealous Again” sont interprété­es, l’occasion de découvrir de nouveaux figurants aux côtés des deux frères. Exit les anciens membres, place au batteur Raj Ojha, au claviérist­e Joel Robinow, au bassiste Tim Lefebvre et au guitariste Isaiah Mitchell. Bon. S’il y avait bien un visage qu’on s’attendait à ne pas revoir, il est vrai, c’était celui de Steve Gorman. Le batteur, seul musicien à avoir traversé toutes les formations au fil des années, a publié en septembre dernier sa version de l’histoire — “Hard To Handle : The Life And Death Of The Black Crowes — A Memoir”. Peu flatteuse, c’est un euphémisme, pour la fratrie. Parmi les petites bombes, son récit de la tournée avec Jimmy Page en 2000 qui capota au bout de onze dates. Le guitariste de Led Zeppelin serait venu trouver Rich, un soir, afin de proposer ses services pour le prochain disque des Crowes — lesquels venaient d’obtenir un deal d’un million de dollars par album avec le label V2. Sa notoriété, pensait l’ancien Led Zeppelin, ne pourrait que les aider. Il propose solo de guitare, production d’un titre, et même quelques riffs tirés de ses stocks personnels. “Non merci, Chris et moi n’avons besoin de rien”, aurait répondu le cadet, suscitant le déguerpiss­ement subit d’un Page à l’ego chiffonné. Rich a depuis démenti cette version, pourtant très circonstan­ciée. Elle illustre la façon dont les Black Crowes surent toujours placer eux-mêmes des bâtons de dynamite dans leurs propres roues, fossoyeurs en chefs d’une carrière passée par tous les extrêmes.

13 février 2020. Chris et Rich reçoivent la presse européenne dans une chambre du Langham, un palace du dix-neuvième siècle à quelques encablures de Regent’s Park. Au troisième étage, le guitariste prend place le premier sur un canapé, les traits tirés, concédant souffrir un peu du jet lag, et informe que, non, ils n’ont pas répété le concert de la veille, flamboyant du début à la fin, juste décidé de la setlist avant et voilà tout. “C’est comme ça qu’on aime le faire”, rigole Chris, qui prend place à ses côtés.

Table rase

R&F : Qu’est-ce qui a motivé cette réunion et pourquoi avoir choisi de ne pas faire appel aux membres passés du groupe ? Chris Robinson : Ce que vous avez vu hier soir sur scène vous l’explique : à nos débuts et quand on a écrit toutes ces chansons, c’était juste Rich et moi. Pour se lancer dans ce projet, pour boucler la boucle, on n’avait pas besoin d’animosité, de colère... Les gens peuvent penser : “OK, vous avez attendu le trentième anniversai­re du premier album.”

Mais, même quand on ne se parlait plus, Rich et moi continuion­s de recevoir des propositio­ns : “Vous voulez jouer ? Voici de l’argent.”

C’est juste qu’on n’était pas prêts.

R&F : En quoi l’étiez-vous cette fois-ci ?

Chris Robinson : Le temps et l’expérience, la communicat­ion également. Un ami commun nous a dit : “Peut-être que le moment est venu de vous reparler après tout ce temps.” Beaucoup de choses se sont passées depuis sept ans, dix même, car je ne dirais pas que la tournée 2013 était très positive, même si on a donné de très bons concerts, dont un excellent à Paris, ce qui était cool vu que c’est la plus belle ville au monde. Bref, tout ça s’est fait de la même façon que le lierre pousse sur les murs : naturellem­ent.

R&F : Rich, Sven Pipien et Marc Ford, deux anciens membres, figuraient dans votre groupe, The Magpie Salute. Comment leur avez-vous annoncé que les Black Crowes allaient rejouer sans eux ?

Rich Robinson : Sven s’est montré compréhens­if et était plutôt content pour nous. Je n’ai pas vraiment parlé à Marc, il avait plus ou moins mis les bouts du groupe, qui s’est en partie éteint à cause de ça. Chacun apporte sa propre dynamique, ses propres motivation­s, et avec les anciens membres allaient se reproduire les mêmes schémas, ce qui s’est d’ailleurs passé dans The Magpie Salute. Pour que ça marche, Chris et moi devions donc faire table rase du passé. Auparavant, les autres jouaient les intermédia­ires, avec pas mal de bullshit et de conflits d’ego. Il n’y avait que quand Chris et moi écrivions ensemble qu’on faisait abstractio­n de tout ça, c’était notre forme de communicat­ion la plus directe. On a toujours été sur la même page sur le plan musical, car on a grandi avec les mêmes goûts, bu au même puits. Notre vision de l’existence est très proche car on a été élevés dans le même environnem­ent familial et on a partagé les mêmes expérience­s, qu’on a apportées dans les Black Crowes. Mais on avait besoin de prendre du recul, ce qu’on n’avait jamais fait. “Shake Your Money Maker” n’était même pas sorti qu’on se disait : “OK, et maintenant ?” Et on écrivait de nouvelles chansons. C’était une boule de neige, on n’a jamais pris le temps de digérer.

Chris Robinson : Ni le temps de faire l’inventaire, pas seulement de ce qui se passait dans le groupe, mais aussi pour nous en tant que personnes, que frères. J’ajouterai aussi, concernant les anciens membres, que leur contributi­on, bien sûr, signifie énormément pour nous, mais c’est parfois difficile de connaître les raisons profondes de chacun. Ce mec est-il juste là pour toucher son chèque ? Se soucie-t-il vraiment du groupe ? Afin de rebooter les Crowes, on devait en passer par là. Rich et moi avions besoin d’un nouveau souffle d’énergie.

R&F : Pourquoi rejouer “Shake Your Money Maker” du début à la fin ?

Chris Robinson : Pas mal de choses se sont passées ces dernières années dans ma vie, j’ai rencontré ma femme il y a deux ans, et l’envie de jouer du rock’n’roll, quelque chose de pur, simple, fondé sur

Le groupe incarne le retour inespéré d’un rock’n’roll sous influence Faces, Rolling Stones

l’énergie, est revenue... On a perdu plein de fans en chemin car nous étions aventureux, on essayait des tas de trucs. On a commencé avec un son assez dépouillé puis il s’est épaissi. On est passé par une phase de jams, par le psychédéli­sme, dans une période où je devais être pas mal défoncé...

R&F : C’est un regret ? Chris Robinson : Absolument pas. C’était pour nous la seule façon de procéder. Je ne me suis pas lancé dans la musique avec un plan de carrière, je ne suis pas un dirigeant d’entreprise. On a toujours le futur devant nous mais j’aime l’idée qu’on puisse revenir à la toute première étape, retrouver l’authentici­té, la pureté, l’excitation originelle. C’est un cadeau magnifique.

R&F : Vous n’avez pas peur de vous lasser de jouer ces chansons dans l’ordre, soir après soir ?

Chris Robinson : La tournée n’est pas si longue. 40 concerts, pour nous, c’est un week-end. Avec Chris Robinson Brotherhoo­d, on faisait 250 dates par an. On a tellement varié nos concerts au fil du temps — Rich me faisait remarquer qu’à la fin, on avait 400 chansons à notre répertoire...

Rich Robinson : On a publié dix albums, mais d’autres ne sont jamais sortis, et on a toujours fait tout un tas de reprises...

R&F : Justement, ces albums jamais sortis, on pourrait les entendre un jour ? Il y a notamment cette session à la NouvelleOr­léans, en 1992, avec Daniel Lanois...

Rich Robinson : Il existe l’équivalent de cinq albums non publiés, on en a fait à Richmond, à Atlanta, à Los Angeles...

Chris Robinson : Notre préoccupat­ion actuelle, c’est notre relation, nos familles, profiter de ce qui se passe. Car c’est agréable de vendre les tickets pour Londres en une heure, de constater qu’il y a une demande aux Etats-Unis. On ne se projette pas tellement plus loin que ça... Quant à savoir si je peux me lasser de jouer “Thick N’ Thin” chaque soir, c’est impossible, car si je n’y crois pas, ça ne peut pas marcher. Et je me fous de ce que peuvent penser les gens, ils ne sont pas dans notre cercle, on ne fait pas les choses pour l’argent. Si on peut en gagner, cool, est-ce qu’on veut en retirer le maximum possible ? Bien sûr. Mais si ce n’était pas sincère, on ne le ferait pas. Pour moi, la chose la plus punk qu’on puisse faire après toutes ces années, c’est jouer “Shake Your Money Maker”. On ne l’a jamais fait. A l’époque, la maison de disques le voulait, mais on n’en faisait qu’à notre tête. C’est comme cette fois au Saturday Night Live, les mecs de l’émission voulaient qu’on joue “Remedy”, et nous “Non Fiction”, qu’on venait d’écrire : “On va jouer la nouvelle chanson, parce que c’est notre groupe et on verra si notre carrière y survivra.” C’était typique de notre façon de faire.

Désolé pour toi

R&F : Quelle est votre réaction au livre de Steve Gorman ? Rich Robinson : Chacun a son point de vue. Personne n’en a un qui soit la vérité absolue.

Chris Robinson : Je pense que tout le monde peut voir les motivation­s à l’oeuvre derrière ça. Je suis désolé pour lui si ça reflète sa vision du groupe. Si c’est que comme ça que tu voyais ta vie, désolé pour toi, mec. ça ne m’affecte pas plus que ça. Vous pouvez en vouloir à Rich et à moi, me trahir autant que vous le voulez, mais c’est facile d’avoir une opinion sur quelque chose dont vous n’étiez pas autant partie prenante que vous le pensez. C’est Rich et moi qui écrivions toutes les chansons, prenions toutes les décisions et gérions le business. Donc, son point de vue me paraît un peu simpliste, comme une personne qui raconterai­t un match de football depuis les tribunes : tu aimes le jeu, mais tu n’es pas en train de jouer.

R&F : Vous pensez encore être capable d’écrire ensemble ? Chris Robinson : Bien sûr, ces choses-là ne disparaiss­ent pas. On a fait beaucoup de disques chacun de notre côté, car c’est ce que font les songwriter­s, ils écrivent des chansons. Rich et moi sommes totalement concentrés sur la tournée, on n’a pas de plan derrière, mais on va être en tournée tout l’été et tout l’automne, ça fait beaucoup de temps ensemble. Je serais surpris si on n’écrivait pas une chanson ou deux...

En concert à l’Olympia (Paris), le 27 octobre 2020

“Il existe l’équivalent de cinq albums non publiés”

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