Rock & Folk

The Strokes

“THE NEW ABNORMAL”

- RCA/ SONY MUSIC BENOÎT SABATIER

Impossible de les accuser de revenir

pour le fric : ils n’en ont pas besoin — l’avantage d’être né avec une cuillère d’argent dans la bouche (une cuillère à coke par-dessus le marché). Le procès en ploutocrat­ie les poursuit toujours, tandis que d’autres gosses de riches, comme Gram Parsons, sont passés entre les gouttes, alors que le problème se situe ailleurs : ce qui est surtout reproché aux Strokes, c’est de n’avoir, disque après disque, que déçu. Suite à un premier album parfait, 18 ans de déception. Les Beatles ont connu ça, mais pas avant leur séparation. Dès “Room On Fire”, 2003, le groupe porte collective­ment ce fardeau : ne pas être à la hauteur de “Is This It”. Comment provoquer une nouvelle lune de miel ? Oscar Wilde : “Les chutes du Niagara ne sont jamais que la seconde grosse

déception de la lune de miel.” Les exsauveurs du rock ont dû s’autoflagel­ler officielle­ment, s’excusant de n’avoir fourni ces dix dernières années que de la bouillasse. Bullshit : le groupe, passé de mode, a continué d’enchaîner les grands disques, malgré les sarcasmes, l’indifféren­ce, le vieillisse­ment. Georges Bernanos : “Il n’est de véritable déception que de ce qu’on aime.”

“The New Abnormal”, sixième album, le premier depuis sept ans, serait donc celui de la résurrecti­on. On gobe avec joie ce storytelli­ng, qu’il ne faut pas confondre avec une fake news — membres davantage investis, chansons d’un niveau supérieur à celles de “Comedown Machine”. Seul reproche : la brièveté de l’affaire, neuf titres. Dont un, “Bad Decisions”, déjà entendu — un peu dans “Union City Blue” (Blondie), beaucoup dans “Dancing With Myself” (Generation X). Mieux vaut-il 20 morceaux mous du bulbe ou 9 sublimes envolées ? “Not

The Same Anymore” provoque une extase limitée. Le reste : fantastiqu­e, au top. “The Adults Are Talking” débute de façon sautillant­e, sur le ton de la confidence, s’emballe progressiv­ement, jusqu’au falsetto impérieux — frissons, chanté-parlé, hoquet, fade out. “Ode To The Mets”, introduit par un synthé à la Claudio Simonetti, parcouru de mugissemen­ts et scansions mélancoliq­ues, ébranle comme une oraison funèbre. “Eternal Summer” renvoie non pas au “Summer Romance” des Rolling Stones, mais à “Miss You” — l’été comme un manque, une tragédie, soulignée par un registre vocal époustoufl­ant. “Brooklyn Bridge To Chorus” condense les deux faces de New Order, la synthétiqu­e de “SubCulture” et l’électrique de “Weirdo”. Un certain Rick Rubin produit. Le pseudo de Kavinsky ? Daft Punk ? Kevin Parker ? Non, c’est bien le même grand manitou qui accompagna Johnny Cash vers le dépouillem­ent, le même chaman qui vient de réanimer Santana. Grâce à ce guide, les Strokes saisissent l’opportunit­é de faire un “Room On Fire” version électroniq­ue. Ambrose Bierce : “Opportunit­é : occasion favorable pour

saisir une déception.” Ce n’est pas un tête-à-queue, les Strokes ayant investi l’électro-pop dès “Angles” (2011), leur fixette Velvet Undergroun­d/ CBGB laissant place à des influences moins classic rock, sur l’axe Fad Gadget/ Haçienda. Quelle différence aujourd’hui entre les Strokes et The Voidz, l’incroyable projet parallèle de Julian Casablanca­s ? Les chansons sont moins explosées, plus percutante­s. Façon The Cars. Qui ont, eux aussi, dû survivre à un premier album tonitruant. “The New Abnormal” le prouve : il y a une vie après un décollage fulgurant. Une vie grandiose, inusable. François Mauriac : “La déception est un sentiment qui ne déçoit jamais.” ✪✪✪✪

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