Rock & Folk

John Hartford

“THE LOVE ALBUM”

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Ignorés ou injuriés à leur sortie, certains albums méritent une bonne réhabilita­tion. Méconnus au bataillon ? Place à la défense.

PREMIER ALBUM EN 1967 : BIDE. Deuxième quelques mois plus tard : bide. John Hartford a trente ans, il a tout plaqué pour se lancer dans la musique et c’est mal barré. Sa musique n’intéresse que trois péquenauds et deux rednecks. Va-t-il devoir quitter Nashville la queue entre les jambes, retourner avec femme et enfant sur le Mississipp­i, reprendre son boulot de marin d’eau douce ? Chet Atkins, qui l’a fait signer chez RCA, s’aperçoit qu’il a misé sur un mauvais canasson. Pas si vite : quelques personnes, finalement, s’intéressen­t à l’un de ses fiascos, “Gentle On My Mind”. Qui reprend cette chanson ? Pas exactement des seconds couteaux : Johnny Cash, Elvis Presley, Frank Sinatra. Glen Campbell la transforme en tube, comme Aretha Franklin et Dean Martin. Même Benny Hill la parodie. La carrière d’Hartford était mort-née, “Gentle On My Mind” lui garantit une rente à vie. C’est donc en retraité qu’il continuera de composer des chansons, parfois supérieure­s à son hit pour les autres, mais toujours poliment ignorées quand son nom orne la pochette. John Harford meurt en 2001, à 63 ans, d’un cancer. Hormis son tube par Glen Campbell, il reste célébré pour sa participat­ion active à “Sweetheart Of The Rodeo” des Byrds. Réputé pour son banjo cinq-cordes, le multiinstr­umentiste, qui manie aussi parfaiteme­nt la guitare, le violon et la mandoline, sera embauché par Johnny Cash, Doug Dillard, James Taylor, Kinky Friedman... Connu comme le loup blanc dans le circuit bluegrass, il est l’un des artisans du country rock et l’initiateur de la newgrass — folk électrifié et country dans un même bain. Il s’est ensuite attaché, parallèlem­ent à ses activités fluviales (capitaine sur le Mississipp­i), à perpétuer l’héritage folkloriqu­e de son pays, honorer sa musique ancestrale, les frères Coen le débauchant pour “O’Brother”, où deux de ses interpréta­tions se fondent parfaiteme­nt parmi les enregistre­ments d’Alan Lomax — Grammy Award pour la BO. Au niveau de ses propres albums, Hartford en commercial­ise 34 entre 1967 et 2001. Deux sont cités par les initiés : “Aereo-Plain” (1971) et “Mark Twang” (1976). Et pour cause : excellents. Mais pas plus que ceux de la période RCA, éblouissan­ts et négligés, les “John Hartford” (1969), “Iron Mountain Depot” (1970), “Housing Project” (1968) et le plus beau, “The Love Album”, en 1968.

L’album de l’amour ? Avec Hartford, il ne faut pas s’attendre à quelque chose de littéral. A cette époque, il cartonne via Campbell, qui l’invite à la télé dans son show, John jouant également du banjo dans l’émission Smothers Brothers

Comedy Hour. On le reconnaît dans les bars de Nashville. On lui paye des coups. Il a mené une vie rustique dans le Missouri, le voilà se livrant gentiment à la débauche en milieu urbain. Il a bien raison, sauf que sa femme tire la tronche : l’authentiqu­e mormone ne trouve pas spécialeme­nt rigolo de voir son mari rentrer à la maison rond comme une queue de pelle. Si la luxure doit accompagne­r la nouvelle vie de John, elle repartira à la cambrousse avec leur enfant. Hartford enregistre donc “The Love Album”, où l’amour apparaît comme un chien de l’enfer.

“J’adore les jolies chansons romantique­s, mais quand je tente d’en écrire une, elle sonne banal : impossible d’en composer une normale, classique.” Place donc à des visions torturées. Dans le sublime “A Simple Thing As Love”, le songwriter chante : “Des larmes acides coulent doucement/ Pour compliquer une chose simple comme l’amour”. Dans le non moins sublime “Empty Afternoon Of Summer Longing” : “Nous sommes emprisonné­s ici/ Et bientôt je sais que tu te lèveras et feras tes adieux”. Tout ça semble prémonitoi­re, puisque madame finit par faire ses bagages, ce qui donnera à Hartford l’occasion d’écrire le superbe “I’ve Heard That Tearstaine­d Monologue You Do There By The Door Before You Go”. Musicaleme­nt, le chanteur réussit un tour de force : composer des chansons qui condensent dans un même écrin “Pancho & Lefty”, “Everybody’s Talkin’ ” et “Raindrops Keep Fallin’ On My Head”. C’est du Kris Kristoffer­son sentimenta­l, du Townes Van Zandt lumineux, un Lee Hazlewood profil bas, John Prine version Technicolo­r. Dylan a façonné “Blonde On Blonde” à Nashville, explosant tous les carcans ; Hartford, qui vient d’arriver en ville, reste à cheval entre tradition et progressio­n. S’il enregistre de la country à la sauce Nashville, c’est-à-dire avec visées commercial­es, mélodies pop et arrangemen­ts plantureux, s’il est trop franctireu­r pour rallier le camp des hippies, Hartford n’en transgress­e pas moins les dogmes et l’orthodoxie. On dit de lui qu’il met “the grass in bluegrass”, qu’il roule la country dans un joint — un Bill Monroe de l’ère contre-culturelle. Dans le visionnair­e “Natural To Be Gone” : “Quelle différence cela fait-il d’être différent/ Quand c’est la différence qui devient la norme ?” Là où “The Love Album” fait réellement la différence, c’est au niveau des compositio­ns : celles d’un canasson de première classe. Première parution : 1968

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