“What’s Going On” Marvin Gaye
Première parution : 21 mai 1971
Berry Gordy, le créateur du label Motown, croyait dur comme fer que l’intégration passait nécessairement par une reproduction, en miroir, du monde blanc. Ainsi, la musique noire devait intégrer la respectabilité, l’élégance supposée, les sonorités harmonieuses des disques blancs. Bref, produire du politiquement correct pour tout public. Son usine à tubes — où les compositeurs écrivaient des chansons, les musiciens les interprétaient et des stars noires les chantaient — reproduisait le taylorisme des fabriques à chansons comme Tin Pan Alley ou le Brill Building où officièrent Jerry Leiber et Mike Stoller, Doc Pomus et Mort Shuman, Burt Bacharach et Hal David, ou Gerry Goffin et Carole King et bien d’autres encore. Batteur pour Motown, Marvin s’essaye en chanteur solo et n’obtient que des succès inégaux. Mais, en enregistrant des duos avec des voix féminines, notamment avec Tammi Terrell, il devient une star. Marvin et Tammi sont magiques et Surtout, ils véhiculent l’image du rêve américain qu’impose Motown : des Noirs heureux, lisses, élégants qui chantent l’amour. Rien à voir avec des contestataires afro-américains comme Sly Stone ou Angela Davis qui secouent une Amérique au passé ségrégationniste et en guerre au Vietnam.
En mars 1970, Tammi décède d’une tumeur cancéreuse au cerveau. Marvin Gaye plonge dans une profonde dépression. Mais, cette tragédie le décide à prendre sa destinée en main. Marvin abandonne ses costumes de chanteur de charme et écrit, tout d’abord, un poème sur les temps modernes interrogeant la société. Gordy s’étrangle lorsque Marvin lui égrène les thématiques de sa future chanson : la crise sociale, la brutalité policière, la guerre au Vietnam dont son frère Frankie revient... Le patron l’enjoint fortement de ne pas l’enregistrer. Mais Marvin passe outre et le single, finalisé fin septembre 1970, reste bloqué quatre mois sur ordre de Gordy. Lassé de cette guerre de tranchées, Barney Ales, vice-président du label, transgresse les ordres et sort le single “What’s Going On” qui devient rapidement la plus grosse vente du label. En position de force, Marvin obtient une liberté artistique totale pour son prochain album, du jamais vu sous la dictature de la bienséance Motown. Sur le fond comme sur la forme, l’album “What’s Going On”, avec ses chansons s’enchaînant les unes aux autres, est révolutionnaire. Sorti en mai 1971, il obtient un succès critique et commercial qui redéfinit la carrière de l’artiste, tout en bousculant l’esthétique de la maison de disques, ce dont profitera le jeune Stevie Wonder, osant à son tour des morceaux longs et politiques comme “Living For The City”, “Black Man”... La pochette de “What’s Going On” est double (elle sera simple en Europe), encore une première pour Motown avec, à l’intérieur, sur la partie droite un photomontage de plusieurs portraits du chanteur, de ses proches et d’enfants faisant sortir le chanteur de la fiction féérique créée par la maison de disques. Autre première, sur la partie gauche, la présence des paroles et la présentation des musiciens, notamment celle des Funk Brothers, la troupe de musiciens de la machine Motown, qui, jusqu’à présent, n’avait jamais été créditée. Jim Hendin, l’un des photographes maison du label, se rend chez Marvin à Detroit pour quelques clichés. Le chanteur propose de sortir dans l’arrière-cour de sa maison malgré le mauvais temps ; après tout, n’est-ce pas raccord avec le regard que pose Marvin sur son époque et la mauvaise passe psychologique qu’il vient de traverser ? Il porte la barbe depuis quelque temps, rompant avec son visage glabre de jeune premier. Il a passé un trench sur un costume sombre ensoleillé par une chemise et une cravate jaune or. Sur un grand nombre de clichés tirés de cette séance, Marvin semble en peine, le visage grave amplifié par le costume sombre et le temps maussade. Curtis McNair, le directeur artistique, choisit une photo où Marvin est en gros plan. Elle est immédiatement refusée par la direction, objectant que les narines du chanteur sont omniprésentes et paraissent trop profondes. Décidé à paraître tel qu’il est, Marvin soutient le choix du DA et impose la photo pour la pochette. Le col relevé, l’imperméable ruisselant et les cheveux, comme la barbe, gorgés d’eau, symbolisent les temps difficiles, loin de la fantaisie rayonnant sur les pochettes réalisées jusqu’à présent par Motown. La légère contreplongée amplifie le regard de Marvin vers un ailleurs qu’on peut imaginer meilleur. Sa bouche entrouverte, entre le sourire naissant et la crispation, associée à son regard presque confiant prolonge l’interrogation du titre sur la marche du monde. Avec cette pochette, Marvin met fin à l’esthétique de l’embellissement et du déni de réalité chez Motown. De plus, l’inscription
“The Sound Of Young America” qui ornait le verso des pochettes des albums du label a été supprimée. Au dos, on y voit un Marvin en pied, perplexe, devant une balançoire et des jouets d’enfants abandonnés s’entassant contre un mur. On pense inévitablement à la chanson “Save The Children”, mais on ne peut s’empêcher d’y lire le message qu’adresse le chanteur à sa maison de disques sur la nécessité de grandir et de sortir de cet univers illusoire dans lequel elle berce le public noir. Avec cette pochette, Marvin Gaye invite la politique dans l’univers très codifié de Motown. Cette incursion sur le territoire sociétal sera unique puisque le chanteur reviendra assez vite à ses romances avec, certes, un regard plus introspectif. Ses pochettes suivantes oscilleront entre son hédonisme inné (“Let’s Get It On”, “I Want You” et les deux albums live) et la distanciation amoureuse (“Here, My Dear”, “In Our Lifetime”). Son dernier album, “Midnight Love”, présentera un Marvin au regard coquin, mais fatigué, réaffirmant son désir de paraître vrai et, peut-être, augurant de son destin tragique.
On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialiste retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.
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R&F MAI 2020