Rock & Folk

Jim Morrison, bouc émissaire d’une justice politique ?

James Douglas Morrison contre l’Etat de Floride

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AVEC MORRISON, IL Y A AVAIT TOUJOURS DE L’ACTION. Et de l’action judiciaire. Car, pour agir, il faut être obnubilé par l’illusion, et seule l’illusion permet d’ouvrir les portes de la perception. Avant l’affaire qui nous préoccupe hic et nunc, qui eut des conséquenc­es létales, James Douglas

Morrison n’en était pas à sa première. Justement, alors qu’il était encore étudiant en cinéma, à l’université de Californie, Jim aimait s’écarter de la ligne blanche. Et franchir l’interdit, avec un puissant adjuvant qui, n’en déplaise à l’humanité, n’est jamais une circonstan­ce atténuante : l’alcool, la dive bouteille, le service du vin plutôt que le service divin. Morrison aime la charge, la décharge, la surcharge. Dicton yiddish : Quand je bois une coupe, je suis un autre homme, et cet autre homme veut lui aussi boire une coupe. C’est vrai, n’est pas roi lézard qui veut. Il tire la langue,

perd sa queue, avale les mouches au sol, à mesure que son casier judiciaire s’allonge... dangereuse­ment. En compagnie de ses alcoolytes, Jim épouse le vice : vol, agression sexuelle, incitation à l’émeute. Pain de vieillesse se pétrit en jeunesse, n’est-ce pas ? Oui, Jim Morrison avait le courage des choses défendues. Mais cette fois, il y avait quelque chose dans l’air, la mort fétide qui rôde, quelque chose de pourri au royaume de Floride. Oui, ce soir était différent des autres soirs. Le 1er mars de l’année érotique, les femmes et les hommes du Dinner Key Auditorium de Miami étaient en colère. En colère contre les Etats-Unis, le Vietnam, contre les promoteurs avaricieux du show qui avaient refourgué plus de 4000 faux billets, contre eux-mêmes, aussi, coincés entre un idéal naïf et cette foutue incapacité à défaire les positions de principe d’un Etat vorace. Et la foule, et la foule hurlait. La preuve du pire, c’est la foule, disait Sénèque. Morrison était en retard et saoul. Les autres Doors occupaient l’espace musical. Le troubadour se montre enfin. Jim exalte, invective, hurle, insulte, pousse à la rébellion, enlève le haut, trébuche, spasme, maugrée, vomit la Floride et bien pire encore... et puis il dit : “Do you want to see my cock ?” et aurait accordé le geste à la parole. Et puis c’est tout, on tire le rideau, l’estrade vacille, les portes se ferment et le vacarme s’évapore. Pour autant, quelques jours plus tard, un journal de Miami annonce que Morrison a dérapé. La presse est reprise par les trois pouvoirs, aucunement séparés. Le 5 mars, Morrison est poursuivi. Le procès promet d’être intense. La lucrative tournée des Doors est annulée, le groupe mis au ban des radios et Jim Morrison a peur. Peur du jugement, des médias, de l’attente, peur qu’on lui casse sa belle gueule et qu’on lui déchire ses vilains poèmes. Pourtant, pour celui qui avait fait de sa vie un ultime défi à la morale, au corps constitué, un séjour en prison ne pouvait qu’être une étape obligée dans un court chemin pavé de mauvaises intentions. Les poètes, ces êtres uniques à plusieurs milliers d’exemplaire­s n’avaient-ils pas tous connu le cachot autant que la censure ? A Miami, le 10 août 1970, l’accusation était mal coiffée : le roi lézard était jugé pour avoir, en état d’ébriété montré la chose qui pend et tenu des propos obscènes. Quatre chefs étaient retenus : indécence, exhibition­nisme, outrage aux bonnes moeurs et ivresse publique. Question : Morrison a-t-il baissé le zip de ses pantalons de cuir ? Réponse : les témoins de l’accusation défilaient comme des automates. Ils mentaient pour dire que Jim avait montré son sexe, s’était masturbé en live. La défense montrait facilement qu’ils étaient des Pinocchio formés dans les paroisses chrétienne­s d’une Amérique confédérée. Mentez, mentez, il en restera peut-être quelque chose. Conviction contre contradict­ion. Pour Ray Manzarek, l’inconscien­t collectif avait rêvé qu’il eût montré son pénis. Max Fink, le conseil historique du groupe, voyait les choses avec plus de hauteur ; il plaidait la relaxe sociétale et voulait convier les jurés à voir le spectacle léger de Woodstock ou de “Hair” : les années 60 étaient une époque autre où le plus beau vêtement de l’homme était sa nudité. Inoffensiv­e, lascive, tragique, mais en aucun cas interdite. A son côté, Bob Josefsberg, local de l’étape, s’appuyait sur Andersen, citait les habits neufs de l’empereur, et déroulait le fil de sa pensée. Biblique : “Ils ont des yeux pour ne pas voir.” Philosophi­que : “Le vrai n’a rien à voir avec le réel.” Aucun témoin n’a vu Jim dans le plus simple appareil d’une beauté que l’on vient d’arracher au sommeil. Aucune photo à charge, aucun enregistre­ment, rien. Nada.

Le principal intéressé, d’ailleurs, ne se souvenait pas de ce qu’il s’était passé, ivre comme Silène. En revanche, il avait une vague idée de ce qui allait lui arriver. Le juge Goodman, homme de principe qui plus tard fut inculpé pour corruption, n’était pas là pour plaisanter. Jim fut condamné pour ce qu’il n’avait pas fait (exhibition­nisme), mais acquitté pour ce qu’il avait fait (état d’ébriété). Un jugement politique. Le politique est absurde, il ne s’encombre pas de preuves. La peine était lourde : six mois de prison. Morrison sauvait cependant ses fesses, partait en Europe pour y mourir en étrange étranger, loin des siens, empli des fautes du voisin, bouc émissaire de la contre-culture américaine. Quelques années plus tard, alors que se lézardaien­t les plaques de son cercueil du Père Lachaise, des aficionado­s de Mr Mojo Risin saisirent la commission des grâces de Floride. Le gouverneur de l’Etat, Charlie Crist (cela ne s’invente pas), diplômé de la même université que Morrison, et en mal de réélection, plaida la cause du chanteur, se référant à Dieu, arbitre ultime de l’innocence ou de la culpabilit­é de l’homme. Relevant l’existence d’une controvers­e et l’arrestatio­n tardive de Morrison, quatre jours après le concert, le gouverneur fustigeait la presse qui tronque, qui traque et qui truque et obtint une grâce... posthume. Contresens pourront penser les juristes, c’est à une réhabilita­tion légale qu’il eût fallu concourir. L’homme coupable de tous les maux d’une époque mais innocent de celui-là, aurait dû être acquitté, non gracié. Hérésie pour les orthodoxes, gracié ou acquitté, Jim Morrison n’était plus l’outlaw préféré de l’Amérique ; il rentrait dans le rang comme un citoyen modèle. D’une injustice, Christ avait créé une autre injustice. Et puis, entre nous, la grâce, Morrison l’avait depuis toujours, il n’avait pas attendu le Crist.

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