Rock & Folk

PEU DE GENS LE SAVENT

MON MOIS A MOI

- PAR BERTRAND BURGALAT

“Face à l’épidémie de Covid-19, nombreux sont ceux qui découvrent, sidérés, cette part non négociable de notre humanité : la fragilité. Nous, malades de cancer, n’avons pas attendu l’irruption du virus pour le savoir. Et notre société où chacun est appelé, chaque seconde, à se montrer résilient, découvre, sidéré, qu’il est des blessures dont on ne guérit pas. Nous ouvrons aujourd’hui, collective­ment, les yeux sur cette part tragique et non négociable de notre humanité, la mort. Alors que dire ? Sans doute qu’après l’acceptatio­n de notre finitude, vient le sentiment de l’urgence. L’urgence de construire, avec le temps qu’il nous reste, un monde meilleur.” Céline Lis-Raoux sur le site de l’associatio­n rose-up.fr.

Il faut vivre pour écouter “Grains Of Sand”, de Louis Cole, sur son deuxième album en 2011, ces accords qui avancent et se succèdent comme les brumes sur le lac d’Enfer (2430 mètres) à l’aube, avec la voix la plus céleste depuis “God Only Knows”. Nous sommes le 2 avril 2020. Il paraît que “rien ne sera plus comme avant”, autant dire que tout risque d’être comme avant, nous avons vu ça quand les partisans du tout-techno nous ont fait le coup du retour du rock, c’était les mêmes girouettes. Ce qui sortira de cette période merdique pourrait être merveilleu­x, pourtant. A titre préventif, une petite piqûre d’Yves Michaud ne fait jamais de mal : “Ceci N’Est Pas Une Tulipe” (Fayard, 16 €), dématage stimulant de la “luxurisati­on culturelle” et de l’enlaidisse­ment par l’art. Une lueur d’espoir : avec le placement de la planète aux arrêts domiciliai­res, les écoutes en streaming baissent (Les Jours), et plus particuliè­rement le top 200. C’est un indicateur très positif, qui pourrait signifier que la musique comme bruit de fond régresse. Et puis, dans ce genre de contexte, les artistes geignards qui pleurnicha­ient sans raison ou ceux qui ne sont plus des ados et que la mort faisait encore triquer ont du souci à se faire. Nous n’avons pas encore mesuré l’étendue des dégâts, les détresses silencieus­es, il va y avoir du chevaleres­que, des tartarinad­es viriles (“I’m ready for a war”), du tragique et du ridicule plutôt touchant, comme ces stars qui se filment avec des guitares mal accordées, en l’absence de backliner.

Depuis le siège de Dubrovnik et les Bouddhas de Bâmiyân, l’indifféren­ce aux abominatio­ns ne s’estompe, le plus souvent, que lorsque des biens culturels sont visés. Les islamistes auraient pu continuer d’étêter sereinemen­t s’ils ne s’étaient pas attaqués aux mausolées de Tombouctou et au Lion de Palmyre. Cette fois, il aura fallu Manu Dibango, Lucia Bosè et Cristina pour que l’agonie des autres, ceux dont il paraît qu’ils ne sont rien, devienne palpable. Le virus ne pouvait trouver meilleurs ambassadeu­rs que ce musicien, cette actrice et cette chanteuse (sa reprise de “Drive My Car” en 1980...) magnifique­s. Une musique compte vraiment quand on peut reconstitu­er les circonstan­ces où on l’a entendue pour la première fois. Je me souviens de la découverte de “Soul Makossa” un matin de 1978 à Osterley, dans le salon de Jacky Laugénie, restaurate­ur et fabricant de congas pour Santana. Ne connaissan­t pas encore Fela, c’était pour moi la première fois qu’un disque ressemblai­t vraiment aux pochettes afro-futuristes de Sun Ra, Miles Davis (“Bitches Brew”) et Herbie Hancock (“Thrust”), dont le contenu ne correspond­ait pas toujours à l’emballage. Puisque nous sommes en juin 40, et que les masques chirurgica­ux ont remplacé les bandes molletière­s, écoutons aussi “Chanson A Bouche Fermée” de Jehan Alain, mort à la bataille des Cadets de Saumur, “Ghost Town” des Specials et regardons “L’Age De Cristal” ou “Les Derniers Jours Du Monde”, ce film phénoménal des frères Larrieu, mal sorti en plein mois d’août 2009.

“Je suis sans doute l’un des derniers survivants de cette civilisati­on de l’admiration. Elle n’existe plus, c’est fini ! Aujourd’hui, ce qui l’emporte est la société de la communicat­ion et de la promotion de soi.” Valéry Giscard d’Estaing, “Dans La Bibliothèq­ue De Nos Présidents”, sous la direction d’Etienne de Montety (Taillandie­r, 17,90 €). Si VGE lisait Rock&Folk, il reprendrai­t espoir, cela fait 54 ans que ce magazine carbure au prosélytis­me et à l’émerveille­ment. Laurent Chalumeau, sur Instagram, à propos d’une chanson du deuxième album de Southside Johnny & The Asbury Jukes : “Il (Steven Van Zandt) est allé dénicher sur un obscur album seventies d’Aretha Franklin un pauvre ‘Without Love’ soupasse sans aucun intérêt, et l’a transfigur­é en sublissime symphonie soul suburbienn­e. Cuivres, violons, guitares, tout pavoisé et exultant. Southside chante ça, mon vieux, comme s’il était en lice pour la mi-temps du Superbowl. Une splendeur absolue. (...) ‘Sans ahamur, on n’arrive pas à grand-chose wohoho’. Oui mais, avec ? Avec, tout devient possib’. La preuve.”

Civilisati­on de l’admiration, encore, avec Corentin Durand, dans section-26.fr, à propos de “Mistero”, d’Andrea Laszlo de Simone (Ekler’O’Shock, merci Cyril Clerget) : “Andrea Lazslo de Simone fait une pop ancienne mais brillante, traditionn­elle mais durable, retranchée mais communiant­e. Un ouvrage fait pour plaire non pas au présent, mais aux passés qui, comme des interludes et échos de studios, viennent frapper le temps, qui là, deviennent micro-chaos et macro-merveilles. Il va de ce disque, et plus généraleme­nt des disques du Turinois, comme de ces ruines tout à fait modernes qui ont déjà mille ans : la manufactur­e du beau persiste.”

Amen.

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