Rock & Folk

DIETER MEIER

Yello vient de publier l’épatant “Point”, et Dieter Meier de nous donner la recette de son succès. Les tendances électroniq­ues passent mais le dandy zurichois et son acolyte Boris Blank continuent de nous surprendre.

- RECUEILLI PAR JEAN-EMMANUEL DELUXE

SI “LA VIE EST UN ROMAN” COMME LE SOUTENAIT ALAIN RESNAIS, CELLE DE DIETER MEIER NE EN 1945 A ZURICH SE SITUE DANS LE RAYON DES GRANDES ODYSSEES. Fils de milliardai­re, il aurait pu se contenter de gérer ses affaires. Mais que ce soit dans l’art conceptuel où il a débuté, dans la réalisatio­n, la musique ou les affaires (il possède un ranch en Argentine, a des billes dans un système audio de la Silicon Valley, produit un chocolat révolution­naire...), Dieter Meier a toujours aimé le jeu et le risque. Cet élégant suisse à la stature internatio­nale, et amateur de poker, dévoile ici sa conception iconoclast­e du pop game.

Artiste conceptuel

Rock&Folk : Votre premier disque acheté ?

Dieter Meier : C’était le 45 tours “Rock Around The Clock” de Bill Haley, à l’âge de 13 ans.

R&F : Qu’écoutiez-vous d’autre durant votre adolescenc­e ? Dieter Meier : J’écoutais du jazz cool, surtout des types qui étaient mes héros comme Eric Dolphy, Thelonius Monk bien sûr, et Cannonball Aderley. J’adorais le légendaire album “Kind Of Blue” de Miles Davis, que j’ai dû me passer cinq cents fois. Chez mes parents, toutes les nuits, seul dans ma chambre j’écoutais cet album qui faisait office de méditation. Telle une “pièce de résistance” (en français dans le texte, ndlr) qui m’a ouvert de nombreuses portes afin de comprendre l’art en tant que tel. Les musiciens de jazz cool des années cinquante et soixante m’ont vraiment fait découvrir de nouveaux horizons, m’ont spirituell­ement marqué : ils représente­nt ma première rencontre avec l’art.

R&F : Vous avez commencé une carrière d’artiste conceptuel au début des années soixante-dix. Certaines figures de l’art ontelles influencé les albums de Yello, comme par exemple Jean Dubuffet qui a enregistré un disque expériment­al ?

Dieter Meier : Je suivais les artistes de l’époque en sachant qui faisait quoi. Je me souviens d’une exposition en Suisse d’Harald Szeemann (1933-2005, figure de l’art contempora­in et membre du collège de pataphysiq­ue, ndlr) pour qui l’attitude constituai­t une forme en tant que telle. Une conception révolution­naire qui m’a encouragé à réaliser des pièces étranges, sans sens véritable, qui prenaient place dans la rue. C’est en 1972 qu’a débuté ma carrière d’artiste soi-disant conceptuel au sein de la Documenta 5, à Cassel (Allemagne), organisée par Harald Szeemann. Il aimait mon travail et a fait office de déclencheu­r.

R&F : Et le rock de cette période ?

Dieter Meier : Je n’ai jamais vraiment aimé le rock de cette époque. Pour moi, les chansons des Beatles étaient bien sympathiqu­es pour la radio, mais c’était tout. Qu’il s’agisse des Beatles ou des Rolling Stones, je n’ai jamais vraiment été sous le charme. En revanche, j’aime Lou Reed en tant qu’artiste d’avant-garde, ainsi que le Velvet Undergroun­d. Ces disques sont bien plus originaux que la musique schlager (équivalent allemand de la variété française, ndlr) des Beatles.

R&F : Puis, il y a eu le punk, avec deux 45 tours sous votre nom, en 1978 et 1979, et un avec le groupe Fresh Color en 1978.

Dieter Meier : Le punk était un mouvement intéressan­t. À cette époque, j’ai chanté dans différents groupes. Nous ne répétions que sur scène. C’était très anarchique et fou, avec des résultats enthousias­mants mais, parfois, un peu désastreux. Le punk a eu une importance libératric­e. Mais tu ne peux pas jouer du punk à l’infini. C’était une forme de déclaratio­n très forte à ce moment-là précis mais en qui

me concerne, au bout de deux ou trois ans à chanter avec ces groupes et à faire partie du mouvement, j’ai estimé avoir fait le tour de la question. Je me suis alors lancé, avec Boris Blank, dans la musique électroniq­ue. Depuis ce jour, je suis le parolier et chanteur de Yello.

R&F : Quels sont les albums punk que vous aimez ?

Dieter Meier : Il y a énormément de groupes punk que j’affectionn­e. Je songe bien sûr aux Sex Pistols, qui étaient très radicaux, de vrais délinquant­s. Il y a eu les Ramones, ainsi que pas mal d’artistes signés sur Ralph Records (M-X 80, Renaldo & The Loaf, ndlr). Comme pour le cool jazz, le punk a permis d’ouvrir de nouvelles portes et d’acquérir une liberté inédite. Mais le punk était un mouvement avec une date de péremption, on ne peut pas être un punk toute sa vie.

R&F : Yello a en commun avec de nombreux artistes punk de ne pas avoir de formation musicale académique à la base...

Dieter Meier : Quand tu as suivi une formation classique, tu possèdes une bonne technique qui peut même faire de toi un virtuose. En conséquenc­e, il est difficile de se trouver soi-même derrière ces enseigneme­nts. Dans le cas de Boris Blank, ça n’a jamais été le cas car ses parents ne lui ont pas permis de jouer d’un instrument. Gamin, il a commencé à créer sa propre musique dans la cuisine de sa mère, en utilisant tout ce qui pouvait générer des sons. Je pense que sa conception non académique est la raison pour laquelle les gens aiment sa musique.

Le pot aux roses

R&F : Yello a sorti deux albums sur Ralph Records, le label des Residents. Un groupe qui a des points communs dans l’approche artistique avec Yello, non ?

Dieter Meier : Absolument, Boris avait visité les bureaux de Ralph Records, un label qui se confond avec les Residents. Les gens de Ralph parlaient des Residents comme s’il s’agissait d’autres personnes. Alors qu’il s’agissait d’eux-mêmes. Boris n’a découvert le pot aux roses que plus tard. Il était en réunion avec eux et, à un moment, ils lui ont demandé : “Joues-tu également de la musique ?”. Il a répondu : “Oui, oui !” Ils ont alors rétorqué : “Aurais-tu une cassette sur toi ?” Ils l’ont jouée et ce qu’ils ont entendu les a immédiatem­ent captivés, puis ils lui ont confié : “Si jamais tu as quelque chose avec moins de souffle, de bruit, et davantage de musique, on aimerait le produire sous forme de disque.” C’est ainsi que tout a commencé. Ils croyaient vraiment en nous. Je me souviens qu’ils avaient dépensé dix mille dollars afin de produire un album et un clip. C’était vraiment incroyable pour nous que quelqu’un nous donne de l’argent pour aller en studio.

R&F : Un album des Residents vous a-t-il davantage marqué qu’un autre ? Dieter Meier : Non, je pense que les Residents en tant que groupe, c’est une déclaratio­n. Bien sûr, leur premier album,

“Meet The Residents” m’a marqué, mais j’avoue que je souffre d’une très mauvaise mémoire. J’oublie même les paroles de mes propres chansons. Quand je suis en studio, je fais le clown en improvisan­t dans un dialecte anglais. Les idées me passent par la tête aussi vite qu’elles repartent ! Si tu me demandes le titre de notre nouvel album, je dois vraiment me concentrer afin de m’en souvenir. Tout ce que je produis peut être considéré comme de l’art. Comme des traces de pas qui correspond­ent à une époque donnée. De toute ma carrière avec Boris, je pense que je n’ai jamais écouté un album de Yello en entier. Je peux tomber dessus dans un club ou à la radio, mais c’est tout. De même, je consulte à peine les catalogues d’art dans lesquels j’apparais, ni ne relis mes essais. J’aime aller de l’avant sans regarder en arrière. R&F : Qu’écoutez-vous régulièrem­ent ?

Dieter Meier : Quotidienn­ement, j’écoute de la musique classique et néo-classique. Il y a également des types très intéressan­ts dans la scène hip-hop. Mais je ne suis pas spécialist­e. Je me contente de les écouter à la radio sans chercher à en savoir davantage. Francis, mon plus jeune fils de vingt-deux ans, joue lui-même dans une petite formation et me fait écouter des groupes. Mais là encore, j’en oublie vite les noms… En matière de musique classique, j’aime Bach et surtout son fils, Carl Philipp Emanuel. Je le trouve plus intéressan­t car il a ouvert la voie à des compositeu­rs comme Hayden que j’adore. Il y a bien sûr Mozart. Cependant, le vrai géant, le Goya de la musique, c’est Beethoven dont les symphonies et les compositio­ns pour quartette sont vraiment avant-gardistes. Si elles sont jouées correcteme­nt, elles sont toujours contempora­ines.

R&F : Yello a influencé beaucoup d’artistes de musique électroniq­ue…

Dieter Meier : Boris ne compose pas de musique sur son pupitre mais il serait plutôt un peintre des sons. Il commence par inventer un rythme et un son spécifique­s. Puis il peint en partant d’un coin à gauche d’une manière très dialectiqu­e. Il débute par une thèse, puis apporte l’antithèse. Enfin, la totalité de la musique se développe à sa propre surprise. A un moment, il a pu vouloir peindre une rose et, au final, la peinture représente une girafe, un rhinocéros ou encore le ciel. La musique de Yello est rafraîchis­sante parce qu’elle ne se réfère à aucune idéologie ni à aucun plan préétabli. Boris est influencé par les sons et garde constammen­t une soixantain­e de peintures sonores en chantier. Il se penche sur l’une d’entre elles pendant un jour ou deux, puis sur une autre. Il passe beaucoup de temps à finaliser un album, car il travaille sur de nombreux segments en parallèle. Il n’aime pas l’idée de finir une partie. Il regarde une peinture à moitié achevée et, si elle l’inspire, il continue à travailler dessus. Sinon, il ne la touche plus jamais.

Deux garçons dans un bac à sable

R&F : On a comparé votre voix à celle de Leonard Cohen. Est-ce un artiste qui vous a inspiré ?

Dieter Meier : Ma voix est comme elle est. Si je dis : “Oh Yeah” ou “I hear you cry”, c’est juste ma voix, avec ou sans Leonard Cohen, Bob Dylan ou tous les autres. J’ai beaucoup aimé la voix de Jim Morrison quand il chantait “Show me the way to the next whisky bar”. Je ne le considère pas comme une influence parce que je chante à ma manière limitée. Il avait un pouvoir incroyable d’insuffler de l’empathie dans ses chansons. Il vivait ses chansons au plus profond, bien audelà de la performanc­e.

“Pour moi, les chansons des Beatles étaient bien sympathiqu­es pour la radio, mais c’était tout”

R&F : Votre disque, “Out Of Chaos” sorti en 2014, peut faire penser à un album de crooner ?

Dieter Meier : Je ne suis pas fan des crooners. J’écoute parfois par hasard Frank Sinatra ou Perry Como...

R&F : Il est vrai que votre conception originale des paroles a plus à voir avec les poèmes enregistré­s de Maurice Lemaitre qu’avec les crooners.

Dieter Meier : Certaines de mes paroles sont minimalist­es et j’aime ça. Comme lorsque je chante, “The moon, beautiful. The sun, even more beautiful... Oh Yeah”, tout le monde comprend que j’exprime la joie de quelqu’un qui profite du moment présent. C’est peut-être la raison pour laquelle cette chanson plutôt limitée est devenue un tube. Le secret de Yello, qui n’en est pas vraiment un, c’est que nous sommes deux garçons dans un bac à sable ou sur la plage en train de construire nos châteaux imaginaire­s. Boris travaille dessus pendant des années, puis je suis invité à visiter son édifice musical afin d’y ajouter des paroles et leur mélodie dans un laps de temps très court. C’est toujours incroyable­ment inspirant. Souvent, en écoutant les titres de Boris, je me sens comme dans un film. Les images qu’il m’inspire sont si fortes que j’y ajoute le ton adéquat immédiatem­ent.

R&F : Y a-t-il des musiciens français que vous aimez ? Dieter Meier : Oui, j’ai chanté sur “Electronic­a 2 : The Heart Of Noise”, de Jean-Michel Jarre. Il a une façon unique de faire ressentir les sons et les humeurs. Ce fut vraiment simple et agréable de travailler avec lui. R&F : Yello se renouvelle sans cesse sans tenir compte des modes musicales...

Dieter Meier : Je pense que Boris, sans se forcer, a fait sienne cette phrase de ce type de Nazareth : “Quiconque n’accueille pas le règne de Dieu comme un petit enfant n’y entrera certaineme­nt pas.” Je suis athée mais la Bible contient quelques bonnes phrases. On doit trouver qui on est en conversant avec son moi profond. C’est la recherche de toute une vie que de trouver l’enfant en soi. C’est ce à quoi nous nous tendons avec Yello, et c’est le sens de toute démarche artistique. ★

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Boris Blank et Dieter Meier : Yello
Boris Blank et Dieter Meier : Yello
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France