“Histoire De Melody Nelson”
Serge Gainsbourg
On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialiste retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.
Première parution : 24 mars 1971
En juin 1968, Serge Gainsbourg interprète le rôle d’un publicitaire dans “Slogan”, une comédie pop de Pierre Grimblat, dont il signe également la musique. Ses rapports avec sa partenaire, Jane Birkin, sont si froids et si tendus qu’ils nuisent au film. Le réalisateur décide d’organiser un dîner chez Maxim’s, qui se poursuit au New Jimmy’s, la boîte de nuit de Régine. Prenant les devants, Jane invite Serge à danser un slow. Dès lors, elle comprend qu’il n’est pas un goujat, mais un grand timide, et en tombe immédiatement amoureuse. Six mois après sa séparation douloureuse avec Brigitte Bardot, l’arrivée de Jane va ouvrir l’un des chapitres les plus riches de la vie de Serge Gainsbourg. Et son statut de pygmalion musical (Juliette Gréco, France Gall, Brigitte Bardot, Françoise Hardy...) va s’orienter vers la consécration d’un duo quasi exclusif, alternant albums individuels et collaborations. Pourtant, Gainsbourg venant de fêter ses quarante ans se sent vieux face à cette jeunesse en révolution, face à Jane (vingt-deux ans) qui pourrait être sa fille. Et si un sentiment incestueux effleure son esprit, il prend une tournure littéraire et donne écho à un ouvrage dont il a cherché à adapter musicalement certains passages, “Lolita” de Vladimir Nabokov. Courant 1969, la gestation de “Melody Nelson” débute. Serge Gainsbourg tient un titre et un schéma narratif. Le titre est l’association de deux prénoms anglo-saxons dont l’un fait explicitement référence à la musique, mais aussi rappelle par cette juxtaposition le patronyme du héros de “Lolita” associant deux prénoms : Humbert Humbert. Quant à l’histoire, il s’agit de “l’initiation amoureuse d’une jeune fille renversée (...) par un quadragénaire en Rolls alors qu’elle se promenait à bicyclette” confie-t-il au quotidien L’Aurore. Mais aucune musique ni paroles n’ont encore été écrites. Peu à peu, Gainsbourg expérimente et tisse un matériau préparatoire avec son nouvel arrangeur, Jean-Claude Vannier, au cours de ses différentes commandes : chansons pour d’autres interprètes, musiques de films et spots publicitaires. C’est ainsi que l’on entend dans un des spots pour Martini les prémices de la “Valse De Melody”. Et les demandes sont nombreuses car, depuis la sortie de “Je T’Aime… Moi Non Plus” en février 1969, Serge Gainsbourg est devenu une sorte de label sulfureusement chic et branché. Peu reconnu en tant que chanteur, et stigmatisé par la profession comme un habile faiseur, il souhaite avec cet album marquer les esprits, et surtout celui de Jane qui fut mariée à John Barry, compositeur oscarisé pour “Macadam Cowboy” notamment. Aussi, ambitionne-t-il de créer un concept-album, une oeuvre symphonique rock, à l’instar des Moody Blues, des Beatles ou des Who. L’enregistrement de la rythmique — guitare, basse, batterie — s’effectue à Londres durant trois jours en avril 1970 ; celui des cordes et des choeurs en mai au Studio des Dames, aux Batignolles, à Paris. Puis, une longue maturation des textes s’étend jusqu’au 14 janvier 1971, où Serge les enregistre tous en une journée. “Salut, mon p’tit gars, je vais avoir besoin de toi, il faut que tu retiennes un studio...” C’est avec ses mots que Gainsbourg propose à Tony Frank, jeune photographe de vingt-cinq ans, de réaliser la pochette. Ayant fait ses dents au magazine Salut Les Copains, Tony Frank part à Londres pour un reportage sur le faux mariage du couple pour Mademoiselle Age Tendre en avril 1970. Il assiste également à certaines prises de l’album dix mois plus tard, et s’affaire au Studio 44, situé au 44 rue Legendre, dans le 17ème arrondissement de Paris, pas très loin du Studio des Dames. Enceinte de quatre mois de Charlotte, Jane a déboutonné son jeans taille haute et s’impatiente. En retard, Serge est parti chercher une perruque rousse chez Carita — le spécialiste luxe de l’époque — parce que “Melody Nelson a les cheveux rouges” comme ceux de Lucy, la fille de Gabrielle Crawford, photographe et amie intime de Jane. A son arrivée, Serge détend l’atmosphère en essayant le postiche. Le photographe commence à shooter avec son Nikon habituel, surmonté d’un objectif de 50 mm ; la pellicule, de la diapo Kodak Ektachrome 64 ASA, est choisie pour sa colorimétrie tirant vers le bleu, renforçant celle du fond et du pantalon. Posé sur un pied, l’appareil est à la hauteur du centre de gravité de Jane, ce qui permet de mieux saisir les énergies. C’est également la hauteur du regard d’un enfant, celui de Lolita (“Un mètre quarante-huit en chaussettes”). Serge dirige Jane, et Tony déclenche l’obturateur. La séance dure une petite heure. Jane est parfaitement au milieu dans le cadre de la photo, car elle est au centre de l’oeuvre, réellement comme symboliquement. Jane est l’élément déclencheur de “Melody Nelson” et celle qui l’interprète, lui donne corps. Et l’idée de prendre une adulte et non une adolescente pour incarner Melody sur la pochette écarte toute méprise et installe clairement la barrière entre l’espace littéraire et le monde réel dont la confusion contemporaine est un drame. Il faut entendre également sa présence comme la déclaration forte d’une association artistique et d’un engagement de vie entre Gainsbourg et Birkin (“Tu étais la condition sine qua non de ma raison”). Jane se présente pieds nus ce qui résonne avec l’époque, mais c’est aussi une adolescente (“Quatorze Automnes Et Quinze Etés”) saisie dans toute sa simplicité. C’est ce que souligne également l’absence de maquillage, mis à part les pommettes rouges, petit jeu créé par Jane pour faire davantage gamine. Le Munkey serré contre sa poitrine relève d’un geste de protection, mais aussi d’un attachement au monde de l’enfance. En effet, la présence de ce fameux doudou, confident de Jane offert par son oncle et qu’elle traîne partout dans son panier en osier, installe une continuité fictionnelle et personnelle. La vie et l’art se mélangent. Gainsbourg poursuivra cette connivence sur la pochette de l’album suivant, “Vu De L’Extérieur”, où sa photo est entourée de celles de singes, écho à cet orang-outang en peluche.
Le fond bleu azur, dont la mince ombre aux pieds de Jane ancre le personnage dans le réel, est la grande réussite de Tony Frank. C’est le bleu des origines, de ce temps mythique où une histoire d’amour se construit, ces instants précieux avant l’usure des sentiments et la mort du personnage. C’est aussi les premiers instants d’un travail qui commence à faire oeuvre pour Gainsbourg en devenant plus personnelle et identitaire. D’une grande épure, ce bleu crée un espace imaginaire et poétique, l’Eden de Serge et Jane. Et pour garantir le joyau, le nom Gainsbourg en lettres capitales s’étale d’un bord à l’autre, comme un poinçon d’orfèvre.
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