Rock & Folk

THE ALLMAN BETTS BAND

Ils s’échinent à reproduire la gloire paternelle, gèrent le legs ou tentent vaille que vaille de se faire un prénom. Depuis une vingtaine d’années, les “fils de” ont envahi le rock. Revue d’effectif et tentative d’analyse.

- Bertrand Bouard

LA RUMEUR AVAIT FAIT LES TITRES DE LA PRESSE AUX QUATRE COINS DU MONDE. “Les fils des Beatles s’apprêtent à reprendre le flambeau”, titrait ainsi Le Figaro du 3 avril 2012. James McCartney venait d’assurer à la BBC avoir recueilli l’assentimen­t de Sean Lennon et Dhani Harrison pour un projet auquel il avait déjà trouvé un nom : The Beatles — The Next Generation. Mais Zak Starkey, Ringo junior, déjà auteur d’une respectabl­e carrière (batteur des Who depuis 1994, puis d’Oasis), semblait dubitatif, et l’affaire fit long feu. A l’été 2020, un groupe mené par trois fils des membres originels de The Allman Brothers Band a publié un excellent second album : le ALLMAN BETTS BAND (ces initiales !), fondé par Devon Allman, Duane Betts et Berry Oakley Jr. Sans remonter très loin, on a pu observer un certain Deacon Frey prendre le relais de feu son paternel Glen au sein des Eagles, et un prénommé Wolfgang Van Halen, rejeton d’Eddie, s’adjuger, voici plus de dix ans, la place de bassiste au sein de la formation de hard rock éponyme. Des exemples parmi d’autres. Comme certains secteurs comme le cinéma, le théâtre, le monde de l’entreprise, le rock est aux prises avec le phénomène de la transmissi­on de père en fils. Soit. Mais il existe une petite nuance, tout de même. L’idée de départ, n’était-ce pas précisémen­t l’inverse : ne surtout pas jouer la musique adulée par ses géniteurs ?

La progénitur­e des premiers rockers

Début des années quatre-vingt-dix, Los Angeles. Un groupe met en émoi l’industrie musicale, au point de décrocher un contrat avec EMI sans qu’aucun de ses membres n’ait rien publié de probant.

Son nom — Bloodline, soit “lignée” — ne doit rien au hasard : on y recense le chanteur Aaron Hagar, le guitariste Waylon Krieger, le bassiste Berry Oakley Jr et le batteur Erin Davis, respectifs descendant­s de Sammy, Robby, Berry Sr et Miles. Le seul inconnu de l’aventure est le guitariste soliste Joe Bonamassa. C’est ce dernier, d’ailleurs, jeune homme pour le moins ambitieux, qui a fomenté l’affaire. Laquelle est brève : un album, une tournée, et puis rideau. “Tout était orienté pour la radio, ça m’a permis de voir combien une major ne raisonnait qu’en termes de singles...”, résumera des années plus tard le guitariste, seul de la bande, ironie de l’histoire, à être devenu un nom majeur. A la même période, un chanteur à la voix haute, habitée, sidère avec un premier album touché par la grâce. Jeff Buckley est vite porté aux nues par la critique et le public, prompt à penser qu’il doit y avoir là-dedans quelque chose de génétique puisque son paternel Tim avait lui-même enfanté des merveilles folk vingt-cinq ans plus tôt, telles que “Once I Was” ou “Song To The Siren”. C’est au cours de cette décennie que le phénomène prend forme. Pour une raison purement démographi­que : la progénitur­e des premiers rockers, ceux des années soixante, parvient à l’âge adulte. On peut avancer une autre explicatio­n : les années quatre-vingt-dix sont celles où le rock commence à regarder avec insistance dans le rétroviseu­r. A recycler — ressasser ? — son passé, avec un souci moindre de l’innovation. Et qui de mieux placé, dès lors, que celui qui a grandi avec des guitares aux quatre coins du salon et des disques d’or placardés au mur ? “Il y avait toujours des instrument­s dans la maison, à Hawaï, nous racontait Lukas Nelson en 2017. Mon père [Willie] m’a montré pas mal de trucs à la guitare, et c’était aussi une façon pour moi de me rapprocher de lui, car il était très souvent sur la route.” Les réseaux paternels aident aussi : “J’avais deux ou trois ans quand ma mère m’a emmené sur une tournée des Highwaymen, avec mon père,

Johnny Cash, Kris Kristoffer­son et Waylon Jennings. A quatorze ans, je me débrouilla­is suffisamme­nt pour rejoindre son groupe, et à seize pour accompagne­r Bob Dylan sur quelques concerts”, précisait celui qui mit sur pied par la suite le groupe Promise Of The Real, vivifiants accompagna­teurs de Neil Young. Ce point de départ posé, tâchons de répartir nos vaillants “fils de” en différente­s catégories.

Ceux qui font exactement comme papa

Le garçon était haut comme trois toms lorsque le monde découvrit Jason Bonham, fiché sur son tabouret derrière son kit de batterie dans le film “The Song Remains The Same”, en 1976. Traumatisé par la disparitio­n précoce de son paternel, en 1980, Jason n’aura de cesse de marcher sur ses traces. Jusqu’à croire en son destin via une reformatio­n historique de Led Zeppelin à l’O2 de Londres en 2007. Essentiell­ement connu comme batteur de Foreigner, le fiston Bonham assure ce soir-là une prestation d’anthologie. Il est même à la baguette pour souffler le titre d’ouverture (“Good Times, Bad Times”), et suggérer de jouer — une première — “For Your Life”. Las ! La suite tant espérée — une tournée mondiale — capote en raison de la (non)volonté de Robert Plant. “Quand c’est tombé à l’eau, j’étais encore plus dévasté que lorsque Led Zeppelin s’était arrêté. Savoir que ça ne se reproduira­it plus jamais, ça craignait”, déclara Jason à la radio américaine. Et l’homme de rebondir en mettant sur pied le

Jason Bonham’s Led Zeppelin Evening, un hommage live et fidèle au dirigeable.

Même catégorie : Duane Betts, aux lignes de guitare saisissant­es de mimétisme avec celles de Dickey (l’instrument­al “Savannah’s Dream”), Felix Pastorius.

Ceux qui ne veulent pas faire pareil mais sont immanquabl­ement ramenés à leur nom

Voici Sean Lennon en 1998, prometteur songwriter de vingt-trois ans : “Je pense que je dois tirer parti de mes privilèges et faire honneur à ma situation, assume-t-il alors auprès de Rolling Stone. Si je lui tournais le dos, comme par le passé — je ne voulais pas d’argent, pas de passedroit, je voulais être comme tout le monde —, ce ne serait pas honnête.”

Sean Lennon a depuis mené une carrière éclectique, publié des albums solos, multiplié les formations éphémères, signé des BO, coproduit Lana Del Rey ou le deuxième album de Fat White Family. Mais vingt ans plus tard, le désormais quadragéna­ire avait des mots autrement plus désabusés, cet été, dans les colonnes du Guardian : “Quoi que je fasse, les gens me voient comme le fils pourri gâté de John et Yoko. (…) On me demande souvent : ‘Pourquoi tu n’utiliserai­s pas un pseudonyme, pour voir la réaction des gens ?’ Mais j’ai la sensation que ça serait irrespectu­eux envers mon père, envers ma famille et envers moi-même.”

Une équation insoluble.

Même catégorie : Julian Lennon, Jakob Dylan, Ziggy Marley, Damian Marley.

Ceux qui font pareil jusqu’au tragique

La fin de l’été a apporté cette consternan­te nouvelle : Justin Town Earle a été retrouvé mort à Nashville, le 23 août, des suites d’une probable overdose, à l’âge de trente-huit ans. Son père Steve, chanteur country radical, avait lui-même longtemps frayé avec la seringue, mais fini par s’en débarrasse­r. Justin, chanteur et songwriter aux prises avec des problèmes d’addiction depuis le début de l’adolescenc­e, n’aura pas eu cette chance. Steve Earle a annoncé, en hommage, le prochain enregistre­ment d’un album constitué de chansons de son fils. Même catégorie : Jeff Buckley, mort à trente ans en 1997, qui n’aura dépassé que de deux années la présence de son père sur Terre.

Ceux qui gèrent le legs familial

Au milieu des années 2010, Adam Cohen collabore pour la première fois à un album de Leonard, “You Want It Darker”. Le chanteur canadien rejoint les anges qu’il aimait tutoyer dix-neuf jours après la sortie de l’album, à quatre-vingt-deux ans. Mais Adam, luimême auteur de quatre albums — sur le même label que son père, Columbia, quel hasard — met en musique des textes enregistré­s, les pare de textures acoustique­s et boucle la boucle dans un bel album posthume, “Thanks For The Dance”.

Même catégorie : Dani Harrison, qui finalise (aux côtés de Jeff Lynne) l’ultime oeuvre de George, “Brainwashe­d”, en 2002, Nora Guthrie, responsabl­e de nombreux projets autour de textes inédits de Woody (“Mermaid Avenue I et II”, avec Wilco et Billy Bragg, par exemple).

“Quoi que je fasse, les gens me voient comme le fils pourri gâté de John et Yoko”

Ceux qui parviennen­t à se faire un prénom

“Je n’ai jamais voulu devenir le fils guitariste de Ry Cooder. Quelle raison aurait-il alors de me prendre sur scène avec lui ?” déclare Joachim Cooder à Mojo en cette rentrée 2020. On a découvert le percussion­niste/ batteur arpentant les rues de La Havane dans le film de Wim Wenders “Buena Vista Social Club”, en 1999. On l’a vu insuffler un swing solide, très proche d’un ami de papa, Jim Keltner, sur les récents albums de Cooder, l’accompagne­r sur ses concerts aussi. Bref, on croyait Joachim condamné à exister dans l’ombre de son père, mais voici qu’arrive en cet automne un premier album sur le label Nonesuch (le même qu’un certain... Ry). Morale : pour ne pas être constammen­t comparé à papa, choisir un autre instrument s’avère une astuce plutôt maline.

Même catégorie : les North Mississipp­i All Stars, qui voient Luther et Cody Dickinson exceller dans le boogie chauffé à blanc des collines du Mississipp­i, celles-là même où leur paternel Jim, excentriqu­e chanteur, producteur et délicat pianiste (“Wild Horses”, pas moins), les familiaris­a avec l’idiome, Virgil Howe, fils de Steve, formidable batteur de Little Barrie, décédé d’une crise cardiaque en 2017, à l’âge de quarante-deux ans.

Ceux qui servent de caution

On a cité plus haut les cas Frey et Van Halen. Sans faire offense à leur capacité, il n’est pas interdit de penser qu’ils offrent un vernis de légitimité à des groupes qui ont largement dépassé leur espérance de vie. Un neveu peut aussi faire l’affaire, surtout en cas de décès d’un membre d’origine : ainsi de Stevie Young (apparenté à Malcom et Angus) au sein d’AC/DC, de Jake Clemmons (apparenté à Clarence) au sein du E Street Band ou de l’époustoufl­ant Derek Trucks (apparenté à Butch) au sein de feu les Allman Brothers.

Une pointe d’humour

Le rock, on l’a dit, n’a pas l’exclusivit­é de la tendance. Sans même parler de la chanson française, reine des héritiers, le rap recense son premier super groupe de “fils de” : fin 2019, les petits de Method Man, Ghostface Killah, Ol’ Dirty Bastard et U-God ont formé... 2nd Generation Wu. Dans toute cette affaire, le juge de paix est bien sûr le talent. “Je savais que je devrais bosser très dur et être suffisamme­nt bon pour ne devoir mon succès qu’à moi-même”, déclarait Lukas Nelson. Qui, de fait, trousse de merveilleu­ses chansons (“Just Outside Of Austin” pour n’en citer qu’une). On ajoutera deux ingrédient­s : une pointe d’humour et un soupçon d’autodérisi­on. Lors d’un concert en juin 2015 de Crosby, Stills & Nash à l’Olympia, les trois légendes se montraient en verve et en voix, assuraient un show très honnête lorsque Chris Stills débarqua au milieu du second set. Stratocast­er en main, le fils de Stephen et de Véronique Sanson envoie des solos stellaires sur “Wooden Ships”, arpente la scène avec autorité, assure des voix parfaites et fait rajeunir ses aînés de trente ans. A la fin de la prestation, le visage en sueur et le sourire aux oreilles, il s’approche du micro. “Vous venez d’assister ce soir à un concert de Crosby, Stills, Nash &... younger.” La blague fit bien rire son père. ★

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Lukas Nelson
Joachim Cooder Lukas Nelson
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Sean Lennon
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Bloodline : Waylon Krieger, Erin Davis, Joe Bonamassa, Lou Segreti, Berry Oakley Jr
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2nd Generation Wu
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Justin Town Earle
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Jeff Buckley
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Chris Stills
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