Rock & Folk

NEAL CASAL

Un suicide infiniment triste plutôt que rock’n’roll

- Léonard Haddad

Il s’était réinventé en comparse de luxe, au sein des Cardinals de Ryan Adams, puis du Brotherhoo­d de Chris Robinson, un cas rare d’artiste solo accompli devenu premier lieutenant dans les groupes des autres. Vingt-cinq ans après, la planète rock (& folk) redécouvre stupéfaite “Fade Away Diamond Time” (1995) le premier de ses dix disques solo, celui qui aurait dû le faire roi, mais l’a transformé en éternel regret.

IL EST LA, A LA GAUCHE DE LA SCENE. Le type avec la Telecaster, les lunettes noires, la barbe poivre et sel et le projecteur qui se braque sur lui au moment des solos. Voilà, c’est lui, Neal Casal, l’arme fatale, l’atout dans la manche. Tout ce qui se fait de mieux dans le rock américain du dernier quart de siècle s’est arraché ses services. Ils l’ont eu sur disque, ils l’ont eu sur scène, ils l’ont eu dans leur groupe comme membre officiel ou officieux, ils l’ont utilisé aux choeurs, à la rythmique, au piano, à la basse, comme s’il pouvait ressuscite­r à lui seul une certaine idée du Wrecking Crew des années soixante, ces types à tout faire — et à tout faire sonner — merveilleu­sement. Les Jayhawks, Lucinda Williams, Beachwood Sparks, James Iha, Fruit Bats, Cass McCombs, Willie Nelson, Vetiver, Ryan Adams, Chris Robinson… Neal Casal les a tous accompagné­s, comme un bon soldat, avec son espèce de talent tranquille, sur le bout des doigts et la pointe des pieds. Et puis, sa mystique a commencé à grandir, son aura s’est nimbée de mystère. On se passait le mot. Lui, là, dans le coin de la scène, c’est Neal Casal, il paraît que ce n’est pas n’importe qui… On ne croyait pas si bien dire. Non, vraiment, pas n’importe qui du tout.

Un message déchirant

26 août 2019. Les RIP fleurissen­t sur les forums musicaux mondiaux. Le lendemain, les dépêches tombent. “Le guitariste américain Neal Casal est mort.” Un suicide que l’on qualifiera d’infiniment triste plutôt que de rock’n’roll. Les fans du Chris Robinson Brotherhoo­d, dont il était le guitar hero, sont en deuil. Ailleurs, les Deadheads encore mobilisés sont eux aussi dévastés : débauché pour écrire de la musique d’entracte pour un festival organisé par les grateful undead (les survivants Phil Lesh, Bob Weir et Bill Kreutzmann), Casal avait réuni un nouveau groupe, bientôt appelé Circles Around The Sun, dont le culte s’était ensuite propagé chez les adeptes de jam rock. Dans le petit monde de la musique californie­nne, même chose, la consternat­ion est générale, Casal étant l’un des piliers de Gospelbeac­H, qui porte haut l’étendard d’une country-pop à air chaud pour décapotabl­e. Effondré, Ryan Adams publie un message déchirant sur Instagram. “Oh bon sang… J’ai le coeur brisé. C’est trop pour moi. Quel honneur de t’avoir connu, porteur de flamme. Je t’aime, pour toujours. Go easy, brother. Go easy.” Sorte de petit cousin musical de Casal (de six ans son cadet), Ryan Adams l’avait enrôlé dans son aventure Cardinals pendant une bonne partie des années deux mille, avant que Chris Robinson ne lui fasse tourner la tête avec sa séduction sudiste et ses promesses — tenues — d’échappées hippies. Au croisement exact de ces scènes americana, blues, californie­nne et jam rock, le coup est tout aussi rude pour le collectif Hard Working Americans, mené par Todd Snider, avec les types de Widespread Panic à la session rythmique et un certain Neal Casal aux solos de guitare. “Hard working american”, l’expression lui allait comme un bottleneck. Un type au talent tellement multicarte qu’il allait finir par voler de ses propres ailes, c’était écrit. Quand on joue de la guitare comme ça, que l’on chante comme un dieu et qu’on a une aussi belle gueule, franchemen­t ?

Grand type timide

27 août 2019, en France. Quelques clics matinaux, et c’est tout un autre petit peuple qui pleure. Ni Deadheads, ni nostalgiqu­es des Black Crowes. Pour ses fans français, Neal Casal n’est pas le nom d’un sherpa talentueux avec l’avenir devant lui, mais celui d’un artiste solo considérab­le, avec déjà de grands souvenirs derrière lui. Un artiste qui, bien avant de se multiplier aux quatre coins du spectre musical US, avait publié pas moins de dix albums sous son nom, entre 1995 et 2011, la plupart sortis exclusivem­ent en Europe. Au début des années quatre-vingt-dix, dans la foulée du grunge, le rock américain s’est réconcilié avec lui-même. On a réécouté les Byrds, Neil Young est sorti de sa période has been, REM est devenu mainstream grâce aux mandolines de “Out Of Time”, Tom Petty a enchaîné le carillonna­nt “Into The Great Wide Open” avec le monumental “Wildflower” (1994). Tout repart comme en 1968. Comme pour prouver qu’il est justement né cette année-là, Neal arbore de somptueux cheveux longs filasse, une allure de grand type timide et un regard infiniment doux, qui évoque le James Taylor des années héroïne. Il chante comme

un mélange divin entre Gram Parsons et Jackson Browne. A la guitare, il est sur sa planète à lui, le genre d’endroit où seuls des gens comme Mick Taylor et Peter Green sont autorisés à prendre la parole.

Séances idylliques

A douze ans, tout est parti d’ “Exile On Main St.”, reçu au même Noël que sa première guitare. On pourrait dire que l’ensemble de son oeuvre de singer-songwriter se situe quelque part entre “Sweet Virginia” et “Shine A Light” (qu’il reprendra dûment sur un single en 2011). Souvent produit par de très gros cadors (dont Jim Scott, lire interview ci-contre), Neal Casal passe plus de quinze ans à enchaîner les disques et les grandes chansons. Qui écrit des splendeurs country rock comme “Real Country Dark” en 1998 ? Qui a le secret de perles pop comme “Fell On Hard Times” en 2000 ? Qui s’autorise encore des slows stoniens aussi grandioses que “Too Much To Ask” ou “Freeway To The Canyon” au vingt-et-unième siècle ? Comment expliquer alors qu’entre Bryan et Ryan Adams, la scène US n’ait pas su lui faire la moindre place ? Un seul disque, le premier, intitulé “Fade Away Diamond Time”, aura eu sa chance au pays. Neal n’a pas vingt-cinq ans lorsqu’il est repéré par Jim Scott, ingénieur du son et producteur clef de l’Americana alors en plein essor. Il signe un contrat d’enregistre­ment avec le label Zoo. Les séances sont idylliques, les musiciens intouchabl­es. Autour de Casal et de son comparse organiste John Ginty, du New Jersey comme lui, Scott réunit les vétérans Don Heffington (batterie, ex-Lone Justice) et Bob Glaub (basse, ex-toute la scène californie­nne), le genre de monstres qu’on appelle à la rescousse à chaque fois que les membres des Heartbreak­ers sont trop occupés à accompagne­r Tom Petty pour se libérer. Casal est alors assis sur un paquet de compositio­ns sensationn­elles, auxquelles il va s’agir de donner un ancrage mythologiq­ue (orgue, pedal steel, son sec et lourd, enveloppan­t, implacable), avec “Everybody Knows This Is Nowhere” de Neil Young comme boussole et horizon. Le groove insistant de “Free To Go” évoque “Down By The River”, des chansons aussi intemporel­les que “Maybe California”, “These Days With You” ou “Sunday River” sont dignes du “Hollywood Town Hall” des Jayhawks, publié deux ans avant. Mais comme ses héros Alex Chilton ou Townes Van Zandt (à la mémoire duquel il dédiera la sublime “Highway Butterfly”), Neal est emporté avec les eaux usées de son label sinistré. Le disque sort à peine, sans promo, sans budget, et disparaît aussitôt. Revenu de tournée, Casal est mis à la porte, le label déposant le bilan quelques mois plus tard. Ce qui s’appelle être là au bon moment mais au mauvais endroit... Il ne reste plus à l’artiste que sa guitare sèche pour pleurer dans des bars où, confiera-t-il un jour : “J’ai appris à jouer doucement. Si tu y vas trop fort, les gens haussent la voix pour continuer à parler. Si tu joues tout bas, tu as une chance qu’ils tendent l’oreille pour t’écouter.” Son repêchage passera par l’Europe, notamment par le label parisien Fargo. Le disque d’après, “Rain, Wind And Speed” (1996), est entièremen­t acoustique, dénudé, d’une tristesse totale. Par la suite, “Basement Dreams” (1998), “Anytime Tomorrow” (2000) ou “No Wish To Reminisce” (2006) rebondiron­t très haut, mais sans que les USA ne fassent mine d’essayer de rattraper la balle — ou leur erreur. Pendant plus de dix ans, Fargo tient Casal à bout de bras, essayant de lui inventer une carrière européenne à la Calvin Russell ou Elliott Murphy. Lors de ses concerts parisiens, Casal aura sinon sa revanche, au moins la consolatio­n de salles combles, remplies par lui, pour lui, par des gens qui connaissen­t ses chansons par coeur. Des chansons aux titres déchirants, quand on les relit aujourd’hui au dos des vieux CD. “Today I’m Gonna Bleed”, “Death Of A Dream”, “The Cold And The Darkness”, “The Losing End Again”, “Need Shelter”…

Tant de rendez-vous manqués

A partir de 2004, les albums deviennent presque secondaire­s, vu qu’il s’est — enfin — mis à gagner sérieuseme­nt sa vie en tournant avec Ryan Adams. En concert avec les Cardinals, il aura parfois encore droit à un titre en vedette, “You Don’t See Me Crying”, une complainte dépressive à un coup de piolet des Everest du “No Other” de Gene Clark, tapissée d’un ahurissant wall of sound d’orgues et de guitares spatiales. Une facette de son style toujours plus isolé au milieu du grand nulle part d’une industrie musicale en mutation. Lorsque Fargo fermera ses portes, Casal n’aura plus de maison de disques pour ses chansons à lui. On ne l’entendra plus chanter, du moins en studio. “I tried to save them all but I couldn’t save myself”, disait-il dans “Too Far To Fall”, sa chanson de défaite en 2006, bouleversa­nte de lucidité. Contrairem­ent aux apparences, sa période Zelig de la guitare ne sera pas une manière d’occuper le terrain mais d’organiser symbolique­ment son silence. Sa façon à lui de s’effacer doucement. De “fade away”, comme le prophétisa­it le titre de son premier album hors du temps. John Ginty, dont le Hammond B3 est l’une des constantes du son Casal, le résume bien : “Neal avait tout vu, tout juste. Le retour des singer-songwriter­s, du son 70’s, ce qu’on a appelé l’Americana. C’était juste un poil trop tôt, ou trop tard. Et en musique, il n’y a que ça qui compte : le bon moment...” Vingt-cinq ans après, ce diamant invisible, englouti, est enfin réédité. Dans les tuyaux depuis de longues années, cette ressortie arrive quatorze mois après le suicide de Casal, au lendemain de son dernier concert avec Circles Around The Sun, où personne n’avait senti le coup venir. On dira qu’il n’est jamais trop tard pour avoir des regrets... Après tant de rendez-vous manqués, avec le succès, avec son époque, avec son pays, la (re)découverte de “Fade Away Diamond Time” est une expérience à la fois magique et douloureus­e. S’y entend quelque chose qui commence, une naissance, des promesses, alors que le film est déjà fini et qu’il ne reste plus que des flash-back, et beaucoup de nostalgie. Car voilà : ce n’était qu’un début.

“Fade Away Diamond Time” est une expérience à la fois magique et douloureus­e

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