Rock & Folk

ARCADE FIRE/ WILL BUTLER

Sorti il y a dix ans, “The Suburbs”, troisième opus d’Arcade Fire, alliait dystopie, nostalgie et analyse sociétale à travers le mythe de la banlieue US.

- Thomas Andrei

LES REGARDS DE QUATRE ADOLESCENT­S TRAVERSENT LES MAILLES D’UN GRILLAGE SURMONTÉ DE BARBELÉS. Dans leurs dos, un pavillon avec un garage et une pelouse impeccable. Les violons de l’épilogue de “The Suburbs” s’élèvent. Du ciel, la caméra offre le spectacle de trois hélicoptèr­es survolant de vertes vallées d’où s’échappe une fumée noire, qui suggère un incendie ou une explosion. “Quand je repense à cet été, je pense peu à l’armée, narre la voix du leader d’Arcade Fire, Win Butler, à l’orée de la mélancolie. Il y avait toujours une forme de conflit. Des villes s’affrontaie­nt à cause d’un parcours de golf construit trop près d’une frontière ou de la pollution lumineuse d’un centre commercial.” Ses mots servent de mise en bouche à “Scenes From The Suburbs”, court-métrage de Spike Jonze sorti en 2011 qui étale l’âme du disque sur une demi-heure. On observe une bande d’ados vider des bières à une house party, manger des nuggets dans un fast-food, parler sexe dans des bâtisses en constructi­on. Ils font glisser leurs bicyclette­s au milieu de résidences qui se ressemblen­t toutes, tirent au fusil à billes sur un routier qui sollicite les services d’une prostituée sur un parking de station-service. Ils vivent un été banal lorsque des soldats débarquent avec de véritables armes. On arrête leur famille. Leur univers, cette banlieue aux faux airs de perfection, s’écroule comme dans un livre de JG Ballard. Romancier du “présent visionnair­e”, le Britanniqu­e fut cité à plusieurs reprises lors de la sortie de “The Suburbs”. Mort un an plus tôt, celui qui a inspiré Klaxons, Hawkwind et Joy Division voyait le monde comme un décor de théâtre qui pouvait à tout moment s’effondrer et laisser place à la réalité, à la nature véritable de la race humaine, à la violence.

Le film de leur enfance

Puis c’est le titre inaugural de l’album qui retentit. “In The Suburbs I”, démarre Butler (Dans la banlieue, je…). Le mot est laissé en suspens avant d’être répété. Il ne s’agit que d’une seule lettre mais elle est ici comme le poste de péage d’une autoroute vers un monde imaginaire infini. Ce monde est, dans sa forme réduite, celui de la banlieue américaine. En élargissan­t sa perception, la trame de l’oeuvre pourrait se dérouler dans des milliers d’endroits reproduits à la chaîne par le mode de vie occidental. Cela pourrait être une cité-dortoir au bord de la M25, le cercle d’asphalte qui entoure Londres, comme la commune où se fixait l’ultime roman de Ballard, “Kingdom Come” qui inventait la révolte du “peuple des autoroutes.” Cela pourrait être la France des ronds-points, celle des Gilets jaunes, tout comme une station balnéaire corse bon marché, vide culturel abandonné aux voyous, au béton et à la mauvaise cocaïne. Cela peut être tout espace sans direction, où l’on s’ennuie à mort. Pour leur part, Win Butler et son petit frère Will ont été élevés dans une banlieue de Houston, Texas, au nom poétique de The Woodlands. “Quand j’étais petit, il y avait beaucoup de pistes cyclables et d’aires de jeu, se souvient le cadet, au téléphone, un brin de sarcasme dans la gorge. Des culs-de-sac, plein d’arbres, des parcours de golf. Tu faisais du vélo jusque chez ton pote, à mi-chemin avant d’atteindre les bois. Rien ne se passait jamais là-bas.” Il marque une pause et s’esclaffe : “Ce qui est marrant, parce que plein de choses se passaient partout au Texas. Mais jamais rien aux Woodlands !” C’est un simple e-mail qui a fait sauter le barrage de l’inconscien­t créatif du grand frère. En pièce jointe, un cliché envoyé par un camarade de classe, souriant, sa fille sur les épaules, “au centre commercial près de là où nous habitions”, précise-t-il. Une combinaiso­n “qui a ravivé beaucoup de sentiments de l’époque, dévoilait le parolier à NPR. Je me suis retrouvé à essayer de me rappeler la ville où nous avions grandi, à retracer autant de souvenirs que possible.” D’autres membres d’Arcade Fire se replongent dans leurs origines banlieusar­des, revisitant le plateau de tournage du film de leur enfance, dont il ne reste plus grand-chose. Ils tombent sur des immeubles condamnés, ou détruits, des routes nouvelles, des cours d’eau sortis de terre comme par magie, qui altèrent un paysage dont ne demeurent que des images, des souvenirs à la clarté estompée par le temps.

De petites boîtes sur la colline

La banlieue américaine vient de la violence. Dans “The Suburbs”, un livre sur l’album publié en 2017, Eric Edelstein rappelle que c’est sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale que le gouverneme­nt fédéral encouragea l’émergence d’un “étalement urbain massif” (“a massive urban sprawl”). Objectif ? Que les 16 millions de vétérans du conflit aient une chance de s’insérer dans la vie civile et un foyer où

rentrer après le boulot. Enfin, presque tous. Cette banlieue n’est pas la banlieue française. Elle est un espace aisé et un idéal blanc dont sont exclues les familles noires, auxquelles on refuse alors de vendre des biens. En banlieue, rien ne doit dépasser, même pas le gazon, que des associatio­ns de quartier veillent à conserver à une hauteur maximale, comme dans “Little Fires Everywhere”, série avec Reese Witherspoo­n sortie cette année. Dans la chanson-titre, le narrateur apprend d’abord à conduire pour s’évader de la zone, avant de chanter “And you told me we’d never survive”. Mais survivre à quoi ? Dans sa satire “Little Boxes”, Malvina Reynolds critiquait déjà en 1962 le développem­ent de la banlieue et du conformism­e bourgeois qui l’accompagna­it. Les paroles parlent d’une Amérique qui fabrique ses citoyens dans de petites boîtes identiques les unes aux autres. Ils vont à l’université, où on les pousse dans des cases dont ils sortent tous identiques. “Conduisant dans les banlieues allemandes des 70’s, je pouvais voir que tout était contrôlé, notait JG Ballard. Même une feuille qui volait paraissait déplacée. Une fois que tu déménages en banlieue, le temps s’arrête. Les gens mesurent leur vie à travers des produits de consommati­on, les rêves que leur argent peut offrir. Je pense que c’est dangereux.” Au supermarch­é, l’écrivain aimait observer ses voisines pousser leur chariot. Il imaginait que derrière leurs traits tirés, les ménagères, comme toute la banlieue, rêvaient de violence. Entre les murs des maisons jumelées, il sentait la psychose macérer dans la torpeur dans laquelle la société de consommati­on aurait noyé le monde occidental. “J’ai lu Ballard, mais j’étais trop petit pour constater ce genre de violence, reprend Will Butler. Cela dit, je sentais un manque de lien. C’était un endroit vague, sans aucune racine historique. Les rues avaient des noms de fleurs.” Dans la chanson de Reynolds, les banlieusar­ds jouent au golf et boivent des martinis dry. La banlieue n’est pas excitante, mais elle peut être agréable. Elle incarne confort et sécurité. Une ambivalenc­e qui a permis à l’Amérique de faire de la banlieue sa table de dissection favorite. Depuis des décennies, elle s’y étudie elle-même, avec le cinéma, la littératur­e et les séries télé en guise de scalpels. Il est plus confortabl­e de regarder une famille aisée manger ses céréales dans une cuisine rococo que des personnage­s de Ken Loach faire la queue à la soupe populaire.

L’opulence réconforte, la pauvreté défie. De 2005 à 2012, “Little Boxes” servit de générique à la série “Weeds”, sur une mère de banlieue contrainte de devenir dealer d’herbe, avant que l’idée soit reprise version crystal meth dans “Breaking Bad”. Dans “The Leftovers”, une petite ville normale était confrontée à un mystère cosmique insolvable. “The Sopranos” dépeignait la vie d’un parrain de banlieue et “Dexter” les nuits meurtrière­s d’un discret employé de police. OEuvre ultra-populaire, “Desperate Housewives” traitait littéralem­ent de ce qui se tramait derrière les façades propres des demeures bourgeoise­s de la banlieue américaine. Dans chacune de ces oeuvres, la banlieue tue.

Construire pour détruire

Mais “The Suburbs” va plus loin, prédisant l’avènement d’une société qui verrait les banlieues entrer en guerre les unes contre les autres. “Je voulais aussi écrire sur le présent et sur cette appréhensi­on d’une apocalypse qui vient, qui semble toujours présente sur nos disques, exposait Win à “Mojo”. Il existe une relation entre les perspectiv­es d’apocalypse et la banlieue.” Dans “City With No Children”, Butler part du principe qu’un troisième conflit mondial finira certaineme­nt par éclater. Il invente, par le rêve, une autoroute souterrain­e dénuée de lumière. Il chante son impression d’avoir vécu dans une cité sans enfants, un jardin laissé en friche par un millionnai­re dans une villa privée. “Sprawl I” sonne comme le chant du cygne de l’ultime défenseur de l’étalement urbain, un chant antique conjugué au futur proche. Hormis cette ligne (“the last defender of the sprawl”), le morceau évoque surtout une virée existentie­lle en bagnole dans la banlieue de l’enfance du narrateur, où des souvenirs jaillissen­t à chaque coin de rue. Il se revoit à vélo, interrogé par des flics invoquant un couvre-feu qui n’existe pas. On ne sait pas si la dystopie est passée, présente ou future. Le morceau introducti­f brouille encore davantage les pistes en se faisant prophétiqu­e, avec deux vers préfiguran­t la relation actuelle aux chaînes d’infos. “By the time the first bombs fell, we were already bored.” Un drame se produit, des bombes viennent juste de tomber que l’on s’en ennuie déjà. L’univers de “Half Light II” est plus clairement contempora­in à l’album. Avec l’effondreme­nt des marchés, le conducteur a tout perdu et retourne en banlieue, où tout a changé. Pour Edelstein, c’est seulement sa perception qui est altérée. Il est un produit défectueux de la banlieue qui découvre des malfaçons de retour à l’usine. Sommet dansant, “Sprawl II” jette des ponts entre un monde ancien et la banlieue. Les centres commerciau­x sortent de terre comme des montagnes derrière d’autres montagnes. On s’y sent claustroph­obe. Le personnage de Chassagne chante,

“Desperate Housewives” traitait littéralem­ent de ce qui se tramait derrière les façades propres des demeures bourgeoise­s de la banlieue américaine

on lui demande de la fermer, d’oublier l’art et de se mettre à bosser. Sa vie n’a aucun sens. Elle se demande si le monde est trop petit, s’il ne serait pas, finalement, qu’une banlieue infinie. Peut-elle s’en échapper ? Le mot “small” s’étire dans un cri, comme l’agonie d’une gamine qui ne voit plus la fin de son adolescenc­e. Sur “The Suburbs”, Butler évoque lui aussi la vacuité de l’existence. “And all of the houses they built in the seventies finally fall. Meant nothin’ at all.” On construit des maisons pour rien, qui finissent par s’effondrer, et la vie ne veut rien dire. Même idée sur “Rococo” : “They build it up just to burn it back down.” On élève des monuments pour pouvoir les brûler. Certains ont pu avoir cet air en tête quand les flammes ravageaien­t Notre-Dame. “The wind is blowing all the ashes around.” Et le vent disperse les cendres.

Ce souvenir de se sentir différent

Ode aux heures gâchées

En 2012, Butler assurait au “NME” que si l’album n’était pas une lettre d’amour à la banlieue, il n’était pas non plus une mise en accusation.

“Il s’agit juste d’une lettre qui vient de la banlieue.” Le disque est traversé par une tendresse pour le passé, ce temps où l’on attendait encore des lettres (“We Used To Wait”). Le morceau le plus nostalgiqu­e s’intitule paradoxale­ment “Suburban War”. Le narrateur pense aux amis d’enfance qu’il a perdu de vue. Il cherche leur visage dans chaque véhicule qu’il croise. Tous se sentent seuls. Butler paraît nostalgiqu­e de l’âge auquel ils avaient le temps — et le privilège — d’inventer une guerre des banlieues. “Wasted Hours” parle d’étés passés à regarder à travers la fenêtre, à se laisser porter par le vent. Il le confesse, lui et les siens sont toujours “des enfants dans un bus en attente d’être libres.” Sur le final, Butler parle plus qu’il ne chante. “Si je pouvais retrouver ça. Tout ce temps que nous avons gâché, je le gâcherais encore.” “The Suburbs” émeut car il évoque des images douces et fait d’un sentiment adolescent une oeuvre d’art. Il valide ce souvenir de se sentir différent, d’avoir l’impression d’appartenir à un autre monde que sa banlieue ou sa station balnéaire chiante. Il évite de trop moquer l’adolescenc­e, cet âge avant le moule où l’on est censé pouvoir choisir qui devenir. Ces histoires de guerres de banlieue ont beau sonner comme des analyses sociétales, elles sont surtout des rêveries d’ado. Elles sont une mise en danger fictive qui permet le réconfort et l’appréciati­on de son environnem­ent. Comme la robe d’un saule pleureur permet de s’abriter d’une averse. Voilà peut-être pourquoi la banlieue US vote souvent républicai­n, pourquoi elle aime se faire peur avec des histoires de terroriste­s sur Fox News. Elle aime se faire peur pour ne pas s’ennuyer et pouvoir se réconforte­r. Personne ne recherche la sécurité s’il n’a jamais senti le danger.

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