CABARET VOLTAIRE
Après vingt-six ans de silence, la formation de Sheffield, désormais réduite à un couplage homme-machine, sort “Shadow Of Fear”. Occasion d’un retour, avec son cofondateur Richard H Kirk, sur la trajectoire d’un groupe culte ayant traversé bruitisme indus, cold-wave, electro et house music.
CE N’EST PAS LA MOINDRE DES RUSES DE L’HISTOIRE QUE D’OFFRIR DES SIGNES AVANT-COUREURS DU MONDE À VENIR à travers les créations d’esprits déviants qui en imaginaient la pire version. Nous croyions n’être que dystopies formidables ce qui, en fait, annonçait notre réalité commune : paranoïa généralisée, atomisation sociale, imbécillité au pouvoir. “Spread The Virus” sur “Red Mecca”, troisième album de Cabaret Voltaire publié en 1981, pourrait ainsi, après coup, paraître prémonitoire. A la nuance près que le virus en question, auquel, sur l’album, faisaient écho “Red Mask” ou “Black Mask”, était alors moins bactériologique qu’idéologique — guerre russe en Afghanistan, otages américains en Iran, montée de l’ultra-droite évangéliste aux Etats-Unis.
Une machine de guerre
Formé au cours de l’année 1973, Cabaret Voltaire inscrivait ses pas dans le sillon d’une lignée dissidente d’artistes comme William Burroughs — dont il appliqua la méthode du cut-up à la matière sonore — ou Marcel Duchamp qui avait démoli, non sans humour, le concept bourgeois de beau (et donc de laid). Mais plus encore, ce groupe revivifiait l’héritage du mouvement Dada. Explication de son chanteur et bassiste Stephen Mallinder dans “NME”, en 1978 : “Il y avait des affinités avec ce que nous essayions de faire, une réaction, notamment à l’égard de l’industrie musicale avec laquelle nous nous sentions en contradiction.” Pour Richard H Kirk, Stephen Mallinder et Chris Watson, la décision de “former un groupe” — notion propre au rock’n’roll qu’ils ne revendiquaient même pas — signifierait moins faire de la musique, qu’ils assumaient n’avoir jamais cherché à apprendre, que mettre au jour des chaoïdes sonores, dans la lignée des expériences bruitistes que Dada avait initiées. Une musique “venue d’ailleurs” diront-ils, dont les genres musicaux qui les avaient nourris — rock, funk, reggae, krautrock — seraient, aux côtés d’architectures électroniques composites, les matériaux premiers.
Deux skinheads paumés
Quand, à partir de 1974, ces fils de prolétaires se retrouvent, plusieurs heures par semaine, dans l’appartement de l’ingénieur fou Chris Watson pour graver sur cassettes des patchworks sonores combinant instruments et machines, leur ville natale, Sheffield, est déjà l’une de ces cités sinistrées du nord de l’Angleterre, frappée de plein fouet par une crise économique qui, fermant une à une les usines de métallurgie ayant fait sa renommée, envoie des centaines de familles dans une misère noire. No future y est une réalité, non un slogan. A l’époque, Kirk et Mallinder sont deux skinheads paumés qui passent le plus clair de leur temps à broyer l’ennui en s’assommant
aux beats jamaïcains et grooves maniaques de James Brown. Leur obsession : la matière sonore à partir de laquelle sont bâties des compositions faisant feu de tout bois : fragments de films, de discours politiques, d’instruments divers (guitares, cuivres, basse, mais jamais de batterie), coupés, rapiécés aléatoirement, synthétisés, distordus. Kirk : “Il s’agit d’assembler les sons comme les pièces d’un puzzle. Et si cela donne finalement de la musique, c’est purement accidentel.” Ces premiers essais seront publiés sur la compilation “Cabaret Voltaire 1974-1976” sortie en 1980 par Industrial Records, le label fondé par Throbbing Gristle. Ces derniers, aux côtés de Clock DVA ou Human League (“première version”), puis Heaven 17 et ABC, appartiennent à ce que l’on appellera par commodité la scène de Sheffield.
Une musique du désastre
Or cette scène est bien plutôt une constellation de groupes qui se connaissent, s’entraident, se soutiennent via micro-labels et fanzines (“NMX”, “Gunrubber”), produisant une musique du désastre. Les Cabs y font figure de pionniers par leur traitement des machines et leur palette sonore composite et synthétique, qui orientera une frange importante de la production musicale underground des deux décennies suivantes de la cold wave à la techno en passant par la synth-pop. Un premier album est publié par Rough Trade, en 1979, qui atteint la 12ème place des charts indépendants. Cette collection de puzzles sonores dont une version épileptique du “No Escape” des Seeds, avait été précédée, en 1978 par le single “Nag Nag Nag”, hymne nihiliste aux riffs sales et rythmique pilonnée, mais aussi par deux titres gravés sur la compilation “A Factory Sample” où les Cabs, que Tony Wilson hésita à signer, côtoyaient Joy Division et Durutti Column.
Une notoriété sulfureuse
Loin de l’épithète “industriel” accolée à tort au groupe, on pouvait y découvrir d’un côté le déconstructionnisme Dada nourri d’influences héritées du Velvet Underground (ils reprennent “Here She Comes Now” en 1978), Brian Eno et Kraftwerk et, de l’autre, la visée politique, explicite sur “Baader Meinhof” — référence aux deux figures cardinales de la Fraction Armée rouge. Parallèlement, le groupe avait acquis une notoriété sulfureuse par ses prestations live déclenchant l’hostilité d’un public dont l’esprit punk avait ses limites... Kirk : “Nous voulions que nos concerts ressemblent à des bad trips.” Dont acte. Les deux albums suivants, “The Voice Of America” (1980) et “Red Mecca”, qui atteindra la première place des charts indépendants britanniques, creuseront cette veine minimale et bruitiste, tout en empruntant de plus en plus clairement aux musiques noires, et acquérant davantage d’ampleur, de profondeur.
Décidés à s’attirer un autre public
Au point que le quatrième album, “2x45”, publié en 1982, avec des pièces comme l’orientalisant “Yashar” — qui annonce l’ambient-dub d’un Muslimgauze — marquera, outre la fin du contrat avec Rough Trade, l’orientation du groupe, désormais réduit à Mallinder et Kirk après le départ de Watson, vers une production à l’hybridité plus accessible. C’est la deuxième période des Cabs, décidés à s’attirer un autre public, celui des clubs. Moins cérébrale, délibérément plus dansante, la production des Cabs, à partir de l’excellent “The Crackdown”, sorti par Virgin en 1983 et produit par Flood (qui collaborera avec Soft Cell ou New Order), tient le grand écart entre sonorités abrasives et electrofunk. Et en 1984, “Sensoria”, extrait de “Micro-Phonies”, leur assurera une telle reconnaissance, que confirmeront les moins convaincants “Code” en 1987, et “Groovy, Laidback & Nasty”, en 1990. A partir de là, leur production se tournera vers un courant que les Cabs auront contribué à enfanter, la dance music et ses multiples sous-genres : house, garage, techno, bleep, IDM. Avec “Body And Soul”, en 1991, le retrait progressif de Mallinder signera la fin de l’aventure de ce groupe, mais trois albums sortiront néanmoins encore jusqu’en 1994. Après quoi, Mallinder poursuivra une carrière solo erratique Kirk publiera régulièrement des albums sous une quinzaine de pseudonymes différents. Cabaret Voltaire, passé en sommeil relatif jusqu’en 2014, appartiendra dès lors à ces groupes d’avant-garde qui auront déterritorialisé le rock’n’roll : “Le rock’n’roll, expliquait Kirk en 1980 au “NME”, n’est pas que la simple régurgitation des riffs de Chuck Berry. Le rock’n’roll signifie briser les traditions, attaquer l’establishment. Nous sommes davantage dans cette veine que la majorité des groupes qui se considèrent eux-mêmes comme ‘rock’.”
★
Rock&Folk : Le deuxième morceau de ce nouvel album s’intitule “The Power (Of Their Knowledge)”. Qui cela désigne-t-il ? Richard H Kirk : Je dirais très simplement les sinistres organisations mondiales — gouvernements et multinationales — qui ont conduit au chaos du monde actuel et capitaliseront sur ce désastre, contraindront des millions de citoyens ordinaires à vivre conformément à leurs intérêts économiques. “Shadow Of Fear” est une réaction, une réponse à la haine, à la peur et à la colère qui se sont accumulées depuis des années.
R&F : Le paradoxe d’une réponse au chaos, c’est sa dimension spéculaire :
comme dirait
Nietzsche,
Richard H Kirk : C’est aussi ce qui constitue Cabaret Voltaire. Tendre un miroir, montrer un reflet distordu du monde, rassembler les éléments épars de ce qui fait la monstruosité de l’époque, et peut-être en faire quelque chose de beau, mais aussi de sombre. L’obscurité n’est pas voulue, elle est constatée. D’un autre côté, j’ai toujours cherché à donner une forme artistique à ma colère, ce qui me paraît, tout compte fait, préférable à devenir un tueur en série ! Mais si tu écoutes un morceau comme “Universal Language” qui, en concert, rend le public complètement fou, ce n’est pas une musique terrifiante. Au contraire, elle rassemble les gens, les fait danser tous ensemble. Opposer la vie à la morbidité dont tu parles.
R&F : Est-ce la raison pour laquelle ce projet devait se faire sous le nom de Cabaret Voltaire et non sous l’un de vos multiples pseudonymes ?
Richard H Kirk : Cabaret Voltaire, à présent, c’est moi seul. Le projet a été réactivé en 2014, à l’occasion d’une invitation du festival Atonal de Berlin, et des morceaux se sont par la suite accumulés. Il me semblait légitime de les publier sous ce nom. Mais il fallait lui donner une nouvelle direction, un futur, ne pas répéter le passé en rejouant sur scène “Nag Nag Nag” ou “Sensoria”. Ce que signifiait ce projet, lorsque nous l’avions conçu sous le nom de Cabaret Voltaire, a toujours, aujourd’hui, une signification. Et le fait qu’après ce festival j’ai été invité à d’autres événements m’a fait penser que ce projet signifiait aussi quelque chose pour beaucoup d’autres personnes.
R&F : Une intention a-t-elle précédé la composition, ou bien est-ce le matériel sonore qui a orienté l’intention ?
Richard H Kirk : Les sons, la musique, les rythmes sont premiers, et cette matière est assemblée à l’instinct. Et j’ai toujours agi ainsi. Ce qui a changé, c’est la technologie, entre ce que je faisais il y a quarante ans et ce qu’il est possible de faire aujourd’hui. Il y a aussi une dimension de jeu. Je travaille comme un écrivain ou un peintre, absorbé par la matière qui vient à lui.
R&F : Pourquoi Cabaret Voltaire devait-il se réduire à vous seul et ne pas inclure de nouveaux membres ? Est-ce par fidélité à ce qui a constitué la personnalité propre de cette formation ?
Richard H Kirk : Mmmh... En fait, j’ai un plan B, dont je ne vous parlerai pas (rires) ! Si le projet évolue, il y aura probablement une nouvelle formation. Un peu à la manière de Miles Davis à la fin des années 1970 : quelque chose d’ouvert, de plus improvisé aussi. C’est juste une idée, pour le moment.
R&F : Considérez-vous toujours que vous fabriquez une sorte de musique d’un autre monde ?
Richard H Kirk : Oui, à partir des machines. Cabaret Voltaire n’a jamais été de la musique industrielle, comme on l’a dit souvent. Peut-être ce que nous faisions au tout début, autour de 1974, pouvait évoquer les sons particuliers qui caractérisaient notre ville, Sheffield, jour et nuit. Des sons urbains ou provenant des usines métallurgiques alentour. Mais il n’a jamais été question de faire une musique qui ressemble à cet environnement. D’ailleurs, ces villes sont en train de s’écrouler, et je ne serais pas étonné qu’elles deviennent des ruines. L’Angleterre est une ruine gouvernée par des imbéciles.
R&F : De jeunes groupes vous citent comme référence. Les Working Men’s Club par exemple.
Richard H Kirk : Je ne les connais pas. Quand nous étions gamins, nous croyions pouvoir agir contre le monde en tant qu’artistes. Et nous nous sentions soutenus dans notre croyance par ce que faisaient le Velvet Underground, Neu! ou Suicide qui était encore plus minimal que Cabaret Voltaire. En vieillissant, tu découvres que ce n’est pas si simple, mais j’aime l’idée que des gamins nous citent comme référence !