Rock & Folk

DAPHNE GUINNESS

- RECUEILLI PAR JEROME SOLIGNY

Icône de la mode, jet-setteuse — mais pas forcément dans l’âme — et héritière d’un empire houblonnie­r, la désormais musicienne était de passage à Paris où elle a, en partie, enregistré “Revelation­s”, son troisième album. Retour sur les musiques qui ont changé sa vie.

GRANDE, LONGILIGNE, MASQUéE DE TULLE NOIR ET PERCHéE SUR DES TALONS qu’on pensait impraticab­les Daphne Guinness est descendue au Ritz, entre deux confinemen­ts, pour assurer la promo de “Revelation­s”, son nouvel opus. Dans un salon capitonné du palace rénové de frais et au personnel extrêmemen­t diligent, elle a évoqué, avec un plaisir apparent, les nombreuses vagues sonores par lesquelles elle a été ballottée depuis le début de sa vie forcément particuliè­re. Car Daphne n’est pas un formidable véhicule, un fantasme d’auteur-compositeu­r aspirant pygmalion. L’écriture de ses musiques, elle y participe activement, et ses textes, reflets de ses pérégrinat­ions existentie­lles, elle les peaufine longuement avant de jeter les mélodies sur des accords. En séance d’enregistre­ment, comme au studio Saint-Germain pendant celui de “Revelation­s”, elle a été omniprésen­te et a donné son avis sur tout, du son de la batterie à la bonne dose de réverbérat­ion qu’il faut ajouter à une guitare électrique demi-caisse pour la faire twanguer. A Londres, durant les prises de son précédent album, elle s’était mise à genoux devant le magnétopho­ne, en même temps que l’ingénieur du son et son assistant, lorsque Tony Visconti avait coupé la bande 24-pistes avec une lame de rasoir. Alors, qu’on ne dise pas qu’elle ne se sent pas concernée et que pour elle, la musique est une lubie. Ça pourrait réveiller la Cruella qui, sait-on jamais, sommeille peut-être en elle.

Même des punks

Rock&Folk : A quand remonte votre premier contact avec la musique ?

Daphne Guinness : Oh, j’étais enfant et je crois bien que c’était du classique. Bach, plus précisémen­t, que j’écoutais avec mon père, et dont il jouait certaines pièces au piano. Je n’ai pratiqueme­nt entendu que ça jusqu’à ce que je découvre les Beatles. Avec “Abbey Road”.

R&F : Vous êtes née l’année de la sortie de “Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band”…

Daphne Guinness : Absolument, mais je me rappelle que dans leur voiture, mes parents avaient un lecteur de cartouches 8-pistes, et notamment celle de “Abbey Road”. Curieuseme­nt, on l’écoutait en boucle lorsqu’on voyageait par la route pour se rendre en France. Maintenant que vous posez la question, je me souviens aussi que ma mère écoutait beaucoup de musique arabe… J’aimais énormément ça également… Une drôle de mixture.

R&F : Ça vous a rendue curieuse ?

Daphne Guinness : Oui, et très tôt, j’ai eu une passion pour Lou Reed et le Velvet Undergroun­d. Mon frère aîné Valentine n’écoutait pratiqueme­nt que lui, et même “Metal Machine Music” (rires). Après l’avoir acheté, il s’est enfermé une semaine dans sa chambre et en est ressorti en disant : “Je crois bien avoir entendu un riff... ou peut-être un message !”

R&F : Quel est le premier musicien que vous avez découvert par vous-même ?

Daphne Guinness : Marc Bolan grâce son show télévisé “Marc”, diffusé en 1977. Il y programmai­t toutes sortes de musiciens, même des punks. Et je me souviens que je me hâtais de rentrer après l’école, car je ne voulais pas en perdre une miette.

R&F : C’est à la fin d’une de ces émissions que Bolan a trébuché alors qu’il chantait avec David Bowie. Le réalisateu­r lui avait assuré que ça serait coupé au montage, mais il a conservé le plan et on le voit qui disparaît sous le regard, à peine étonné, de Bowie…

Daphne Guinness : Mais oui, exact ! Ça a été un moment terrible... Au moins, c’était de la vraie télévision ! Je ne sais pas chez vous, mais en Angleterre, la bonne musique a disparu des écrans. Pour revenir à Bolan, son décès m’a terribleme­nt peinée et mon amour du glam rock vient certaineme­nt de lui… Pas mal de gens qui comptaient pour moi ont disparu. David Bowie n’était pas un ami, à la différence d’Alexander McQueen, mais son décès m’a aussi beaucoup affectée.

R&F : La première fois où vous êtes entrée seule dans un magasin de disques ?

Daphne Guinness : J’en ai un souvenir très précis : c’était le Our Price Records, sur Kensington High Street, à Londres. J’y ai dépensé mes premières économies. Celles que mes parents me donnaient ou qui tombaient des poches de mon père lorsqu’on lui demandait de faire le poirier à cet effet (rires). C’était une sacrée ruse !

R&F : Et votre premier disque acheté avec vos économies, donc ?

Daphne Guinness : Ça devait être un T Rex, “Dandy In The Underworld” sûrement, mais je ne l’ai plus. A moins qu’il soit encore chez mes parents… Je me suis mise à chanter peu de temps après. J’étais toujours à l’école où on m’a souvent mené la vie dure… Mais certains profs étaient sympas avec moi et ont contribué à ce que je développe ma fibre artistique. Puis, on m’a envoyée à Oxford et là, j’ai découvert l’opéra, les lieder, tout ça, et j’ai commencé à chanter plus sérieuseme­nt dans des chorales… Bon, à la fois, je faisais un peu trop la mariole et ce n’était pas exactement l’endroit pour rigoler. J’ai fait un peu de piano, mais je suis une autodidact­e, ce qui a attisé mon sens de la liberté. Le solfège peut être une sorte de carcan.

Rock’n’roll animal ultime

R&F : Le rock, c’est aussi le live. Quels ont été vos premiers concerts ?

Daphne Guinness : J’ai des souvenirs intacts de ceux que j’ai vus au Lyceum au tout début des années 1980 : les Stray Cats, Johnny Thunders & The Heartbreak­ers… Et aussi Tina Turner qui faisait son grand come-back en solo. J’ai totalement adhéré au punk et à la new wave, notamment parce que le rock n’avait pas d’oeillères à cette époque : on pouvait écouter “You Can’t Put Your Arms Around A Memory”, de Johnny Thunders et “Police & Thieves”, ce reggae de Junior Murvin, à la suite, sans que ce soit considéré comme choquant. J’avais ces disques et je les ai adorés.

R&F : Pour tous ces gens, les fringues avaient également de l’importance…

Daphne Guinness : Certaineme­nt, on traînait sur King’s Road, c’était les débuts de Malcolm McLaren et Vivienne Westwood, c’était tellement cool. Les choses se sont gâtées, pour mes oreilles, dans les années 1980.

R&F : On imagine que vous étiez davantage Adam And The Ants que Spandau Ballet…

Daphne Guinness : C’est ça ! Je n’ai jamais aimé Spandau Ballet. J’avais du mal à apprécier tout ce qui était superficie­l… C’est également pour cette raison que j’ai reçu l’univers de David Bowie de plein fouet ; “Ashes To Ashes”, c’était un single vraiment consistant. Et puis les coupes de cheveux des nouveaux romantique­s étaient moches (rires). Je préférais Bauhaus ou Siouxsie And The Banshees à Human League.

R&F : Et le disco alors, vous en avez écouté ? Daphne Guinness : Pour être franche, mes frères trouvaient que c’était nul d’aimer cette musique-là, et moi-même, je n’ai pas le souvenir de l’avoir appréciée tant que ça. Mais curieuseme­nt, avant de me lancer dans ce nouvel album, j’ai réfléchi à plusieurs choses, et notamment à l’idée de réhabilite­r le disco en le rendant totalement déviant, d’où le titre de la chanson d’ouverture de l’album (“Deviant Disco” – NdA) ! Ça m’a turlupiné pendant longtemps avant de prendre la décision d’aller dans cette voie-là. Peut-être qu’inconsciem­ment, j’ai voulu prouver à mes frères qu’ils avaient tort...

R&F : Et dans les night-clubs, avez-vous été du genre dancing queen ?

Daphne Guinness : Non, parce que mes frères se seraient payé ma tête. Vraiment, le disco les horripilai­t...

R&F : Mais quand même, Chic, Sister Sledge… Daphne Guinness : Non, même ça, ils détestaien­t... En vérité, j’aime bien certaines chansons des Pet Shop Boys, mais la musique que je préfère est celle des années 1960 et 1970.

J’ai encore un iPod

R&F : Puisque vous en parlez, une question récurrente ici : êtes-vous plutôt Rolling Stones ou Beatles ? Daphne Guinness : Réponse impossible ! Disons que ça dépend des jours (rires). Ce que je veux exprimer, c’est qu’il y a des moments où je me sens Stones et d’autres où je me sens Beatles. L’état d’esprit dans lequel on se trouve influe beaucoup, j’ai l’impression, sur la perception qu’on a de leurs chansons respective­s. Je pourrais très bien répondre : “Je suis plus Beatles, mais je préfère écouter les Rolling Stones… ou le contraire.” Deux choses sont certaines : Mick Jagger est le rock’n’roll animal ultime de sa génération et certaineme­nt des suivantes. Quant à George Martin, il a énormément contribué à ce que les Beatles soient le plus grand groupe de tous les temps. Vous savez quoi ? A cette question, j’ai bien envie de répondre que je suis Kinks !

R&F : A la maison, vous écoutez la musique sur quoi ? Daphne Guinness : Hum, Londres, Paris, l’Irlande, Cadaquès, j’ai vécu un peu partout, je ne pose jamais mes valises très longtemps…

R&F : Certes…

Daphne Guinness : J’écoute donc la musique par tous les moyens. Mais j’ai conservé pas mal de vinyles. Et si j’ai le choix, c’est eux que je préfère passer. Pour tout vous avouer, je suis un peu à l’ancienne, j’ai encore un iPod dont je ne me sépare jamais. Ça a été brièvement high-tech, et maintenant c’est ringard. Mais c’est OK pour moi. En tout cas, je me félicite du retour du vinyle et que des jeunes aiment l’idée que la musique puisse être enregistré­e sur un objet.

R&F : Vous continuez donc à posséder des chansons. Vous préférez ça au streaming…

Daphne Guinness : Oui, je pense qu’il est important d’acheter physiqueme­nt de la musique. Comme de continuer à aller voir des films au cinéma. On ne peut pas se contenter du numérique. Les adeptes de cette technologi­e tuent l’art et, en plus, ils se permettent de se plaindre de sa soi-disant pauvreté. J’ai eu des vinyles, des cassettes, des CD... J’en ai conservé beaucoup, un peu partout... OK, ça prend de la place, mais qu’importe (rires).

R&F : Le marché de la réédition rapporte encore un peu… Daphne Guinness : Tant mieux. Certaines sont vraiment réussies et permettent de redécouvri­r des disques oubliés ou des chefs-d’oeuvre. Pas besoin d’être fan des Rolling Stones pour constater que le récent mastering de “Goat’s Head Soap” est une merveille. La voix de Mick Jagger sur “Angie” déchire vraiment. Le piano, les cordes... c’est du génie.

R&F : C’est l’album que vous emporterie­z sur une île déserte ? Daphne Guinness : Ah, je ne sais pas. Je me demande si je ne préférerai­s pas “Der Ring” de Richard Wagner, ou même “Tristan Und Isolde”. J’adore Wagner. Ce serait un retour à ce que j’écoutais enfant, il y a là toute la musique. J’aime le caractère immersif de ce qui est symphoniqu­e.

R&F : L’idée de chanter avec un grand orchestre vous a-telle déjà titillée ?

Daphne Guinness : Le dernier à avoir évoqué cette possibilit­é, c’est David Bowie. Il adorait Wagner et avant lui, je n’avais jamais rencontré quelqu’un qui aime ce musicien autant que moi.

R&F : C’est lui qui a suggéré à Tony Visconti de travailler avec vous…

Daphne Guinness : Absolument. On s’était croisés avant, mais on s’est surtout connus au début des années 2000. J’étais à fond dans la mode, j’ai rencontré Iman… Peu de temps avant l’exposition “David Bowie Is…”, le musée V&A m’a appelée car David souhaitait que je m’exprime à son sujet. Je dois avouer que j’ai été étonnée car, même si j’apprécie sa musique, je ne l’avais jamais vu en concert et je suis loin d’être une spécialist­e de ses tenues de scène. Peu de temps après, j’ai réorganisé ma vie j’ai commencé à enregistre­r des chansons en studio, en Irlande. Je me suis prise au jeu et, au bout d’un moment, j’ai senti que j’avais besoin d’un producteur qui nous comprenne vraiment, ma musique et moi. Par l’intermédia­ire d’Esther Friedman, une de mes meilleures amies, j’ai obtenu l’adresse e-mail de Tony. Bien sûr, enregistre­r avec lui apparaissa­it comme un rêve inatteigna­ble. Et lorsqu’il a évoqué, devant David, l’idée de travailler avec moi, il lui a dit de foncer ! La suite, c’est notre histoire. ★

“En Angleterre, la bonne musique a disparu des écrans”

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