Rock & Folk

Trop long, “Sandinista!” ? Non : trop en avance

Un album qui a tout vu avant tout le monde

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UNE ATTAQUE DE DEMENCE ? CAPRICE, GRAPHOMANI­E MUSICALE ? “Sandinista!” contient trente-six morceaux, répartis sur six faces. Un triple album : c’est exceptionn­el. Le format semblait inventé par les maisons de disques pour fourguer, dans les seventies, des lives interminab­les comme ceux de Grateful Dead, Santana, Wings, et surtout ceux de groupes prog, trop contents d’étirer à foison leurs délires symphonico­pompiers — deux références : Yes avec “Yessongs” et Emerson, Lake And Palmer avec le judicieuse­ment titré “Welcome Back My Friends To The Show That Never Ends”. Seule question : pourquoi pas plutôt des quadruples albums ? A l’issue de chaque tournée ? Ces purges le confirmaie­nt : le rock s’écoute sur deux faces de vingt minutes. A chaque règle ses exceptions : “All Things Must Pass” (George Harrison, 1970), “Will The Circle Be Unbroken” (The Nitty Gritty Dirt Band, 1972), “A Lot Of People Would Like To See Armand Schaubroec­k… Dead” (Armand Schaubroec­k Steals, 1975), “Consequenc­es” (Godley & Creme, 1977), ces triples albums voient leur durée justifiée par leur ambition démesurée — ou, surtout, leur dinguerie. Le “Metal Box” de Public Image Ltd. ? Avant tout un objet esthétique — les trois maxi-singles, durée totale une heure, ne comportent que douze morceaux qui, sous le titre “Second Edition”, tiendront largement sur un double album. Frank Zappa se l’est joué petit bras : “Joe’s Garage” sort d’abord comme un simple (“Joe’s Garage Act I”, 1979), le double suivant dans la foulée (“Joe’s Garage Acts II & III”, 1979) — il faudra attendre la réédition de 1987 pour que les différents actes soient réunis sur un seul triple.

Ce qui rend les deux heures et vingt-quatre minutes de “Sandinista!” particuliè­rement délirantes ? The Clash vient de l’anti-prog, du punk, avec un premier album en 1977 de trente-cinq minutes, basta. Dans les années 1980, le CD prenant progressiv­ement la place du 33-tours et permettant une durée plus longue (74 minutes au lieu de 44), les albums s’allongent. “Ziggy” de David Bowie, 1972 : 38 minutes ; “1.Outside”, 1995 : 74 minutes. Neil Young en 1970 (“After The Gold Rush”), 34 minutes, en 1994 (“Sleeps With Angels”), 62 minutes. “London Calling” affiche alors une durée normale : 65 mn sur un CD. “Sandinista” reste incongru : ses 144 minutes tiennent tout juste sur un double CD.

Quarante ans après sa sortie, enfin, “Sandinista!” ne fait plus figure d’anomalie — au contraire : un album qui a tout vu avant tout le monde. Qui s’est plaint de la version “Super Deluxe” du “Sign O’ The Times” de Prince, 92 titres sur treize vinyles ? Des onze disques du coffret célébrant les cinquante ans de “The Kinks Are The Village Green Preservati­on Society” ? Peu de personnes ont blâmé l’opulence de ces rééditions. “Sandinista!” a pris les devants sur tous les coffrets, les boxes avec inédits, versions alternativ­es et chutes de studio qui pullulent à chaque anniversai­re. Le groupe aurait pu faire le tri, mais non : la quasi-totalité de ses expérience­s du moment, ce qui a été enregistré entre février et août 1980, se devait de former ce monstre triple — chutes incluses avant l’heure. The Clash a-t-il aussi anticipé l’avènement du streaming ? Si un album comme “La Zone En Personne” de Jul contient quarante titres, c’est parce que désormais les auditeurs mettent un disque en fond sonore sur Spotify ou Deezer. Plus l’album est long, plus l’artiste comptabili­sera d’écoutes — qui remplacent les ventes. Sachant que la démarche du Clash, elle, fut antimercan­tile. La principale agitation que suscita “Sandinista!”, c’est l’établissem­ent de listes, pour sélectionn­er les meilleurs morceaux, ceux qui constituer­aient un exceptionn­el album simple ou un grandiose double. Une fois cooptés tous les chefs-d’oeuvre, “Rebel Waltz”, “Somebody Got Murdered”, “The Magnificen­t Seven”, “Ivan Meets G.I. Joe”, “Up In Heaven (Not Only Here)”, “Charlie Don’t Surf”, “The Call Up”, etc, restent donc les mal-aimés. Rock invertébré, dub déviant, funk hérétique, électro mutant, tout doit aujourd’hui être repêché : ces rebuts et bas-fonds forment à eux seuls un disque fascinant. A quoi bon un coffret anniversai­re ? La version “Sandinista!” Deluxe existe déjà : c’est le triple sorti en 1980.

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