Rock & Folk

“American Beauty” Grateful Dead

On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialist­e retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.

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Première parution : 1er novembre 1970

Tout commence véritablem­ent lorsque Jerry Garcia et ses musiciens se mettent en quête d’un nouveau nom à la place de Warlocks, patronyme assez banal et déjà pas mal utilisé. A court d’idées, Jerry, bien défoncé, feuillette le “New Practical Standard Dictionary Of The English Language” des éditions Funk And Wagnalls et tombe sur l’occurrence Grateful Dead. Personnage d’un conte, le mort est reconnaiss­ant à celui qui sacrifie toutes ses économies pour payer ses dettes et lui offrir une sépulture. En retour, le mort reconnaiss­ant apporte à cette âme charitable et désintéres­sée bonheur et fortune. Cette légende folkloriqu­e séduit immédiatem­ent Jerry Garcia. Son nom est suffisamme­nt segmentant pour créer de l’effroi auprès des parents, mais aussi pour attirer les curieux et les courageux qui oseront dépasser les apparences.

Plus symbolique­ment, le mort reconnaiss­ant est un esprit bénéfique dont l’apparence peut prendre différente­s formes physiques, y compris celle d’un ange gardien, d’un animal ou d’un compagnon de route, et pourquoi pas celle d’un groupe de rock. En plus d’un nom intrigant, Garcia tient là une magnifique métaphore non religieuse établissan­t un pont entre l’au-delà et la réalité, résumant ce qu’ils vivent lors de leurs voyages sous LSD. Patronyme idéal pour

désigner une communauté, le mort reconnaiss­ant pousse le Dead à créer un imaginaire poétique qu’il va développer tout au long de sa carrière, quelle que soit la forme musicale produite : rock, bluegrass, folk, country...

Ainsi, pochette après pochette, le Dead illustre cette thématique en recourant essentiell­ement aux graphistes du Big Five — Alton Kelley, Victor Moscoso, Rick Griffin, Stanley Mouse, Wes Wilson — qui façonnent l’esthétique psychédéli­que et dessinent une quantité quasiment industriel­le d’affiches pour les rassemblem­ents et les concerts, notamment ceux du Avalon Ballroom, Winterland Ballroom et du Fillmore East, salles devenues mythiques à San Francisco. Fortement influencés par l’Art nouveau et les sécessionn­istes viennois, le Big Five impose un style immédiatem­ent reconnaiss­able composé de lettres ondoyantes, presque florales, à la limite de la lisibilité couvrant la quasitotal­ité de leurs affiches. Avec leurs couleurs vives en fort contraste avec le fond, ces lettres, s’emboîtant de manière organique, reproduise­nt graphiquem­ent les effets de la prise de LSD. Ce lettrage traversera la plupart des pochettes du Dead. Mais, phénomène pour le moins étonnant, le groupe ne possédera jamais de logo, laissant aux artistes le soin de confection­ner un lettrage propre pour chaque pochette. Sixième album du groupe, “American Beauty” poursuit le revirement musical vers le folk, la country et le bluegrass amorcé avec “Workingman’s Dead”. La pochette est confiée au duo Alton Kelley et Stanley Miller, surnommé Mouse, déjà auteur du premier LP et du précédent. Ils en composeron­t sept en tout. Elle présente une pièce de bois carrée aux coins arrondis se détachant d’un fond noir, le bois marquant un retour à une réalité matérielle, terrestre. Au centre, un graphe vert circulaire ressemblan­t à un iris avec, à la place de la pupille, une rose rouge. C’est une American Beauty, une espèce créée au XIXème siècle par un Français, Henri Lédéchaux, et nommée initialeme­nt Madame Ferdinand Jamin. Lorsqu’elle est importée aux Etats-Unis, la fleur est rebaptisée American Beauty et devient l’une des roses les plus vendues. Titre d’un ragtime composé par Joseph Lamb en 1913, la rose sera également chantée par Sinatra dans les années 1960 sans grand succès. Il est peu vraisembla­ble que Grateful Dead ait voulu honorer le passé musical de cette fleur. La beauté américaine désigne de prime abord ce fond folkloriqu­e, traditionn­el, vers lequel le groupe s’oriente. De plus, la rose véhicule toute une symbolique entrant en parfaite résonance avec la philosophi­e du groupe. Car la rose dans de nombreuses traditions, grecque, chrétienne comme indienne, est associée à la renaissanc­e spirituell­e après la mort. Ce qu’explorera la pochette suivante sur laquelle est dessiné un squelette avec une couronne de roses (“The Skull Of Roses”) comme en portait la déesse grecque Hécate.

Le titre, à peine lisible, est un ambigramme, c’est-à-dire qu’il est écrit d’une telle manière qu’il peut être lu autrement. Ce jeu graphique est récurrent sur les pochettes du Dead. Ainsi, sur la pochette d’ “Aoxomoxoa” (qui est palindrome), le nom Grateful Dead se lit également en “We ate the acid” (“Nous avons mangé de l’acide”). Au dos de la pochette du “Live/ Dead” (oxymore), le mot “Dead” devient “Acid”. Le groupe affectionn­e ces jeux graphiques et linguistiq­ues aux vertus magiques qu’il transmet à sa communauté comme des messages secrets. Ainsi, “American Beauty” peut être lu en “American Reality”. En effet, le B peut se comprendre comme un R et le U se transforme­r en L et I. Mais un autre message se cache dans le titre : s’il est observé dans un miroir, son reflet inversé laisse apparaître “Devil’s Kingdom”. On comprend dès lors que cette beauté américaine incarnée par le mouvement hippie dont les principale­s valeurs étaient la liberté et l’amour (la rose), portant une transforma­tion de la société, a été rattrapée par cette réalité où règnent les ténèbres. Cette analyse du Dead vaut aussi bien à titre personnel car certains membres du groupe sont confrontés à la maladie et aux décès de leurs parents ; qu’à titre politique avec l’amplificat­ion de la guerre au Vietnam et la fin progressiv­e du mouvement contre-culturel aux Etats-Unis. Album de la désillusio­n et d’un nouveau départ, les rêves de transforma­tion vont désormais se vivre à une échelle plus restreinte, communauta­ire. “American Beauty” invite donc à cultiver son jardin.

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