Rock & Folk

Le tribunal des coeurs brisés

Affaire N°12 : MCA et Shelter Records contre Tom Petty

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TOM PETTY AVAIT DU SANG INDIEN. Ce petit quelque chose qui interdit de se laisser faire. Plutôt que de se faire raser la tête, autant la faire tomber. L’homme blanc n’a jamais aimé la minorité, surtout lorsqu’il est en position de faiblesse. Tom Petty, de son vrai nom Thomas Earl Petty, était un homme du Sud, de taille moyenne, à l’accent presque méconnaiss­able. Parti chercher dans sa vingtaine l’aventure dans la lointaine Californie, il se présente avec ses potes sous le nom de Mudcrutch. Efficace, le jeune homme ne rentre pas bredouille au bercail. Des maisons de disques veulent le signer. Sans hésiter, il choisit Shelter Records, l’écurie de Leon Russell et Denny Cordell. Denny est anglais, parfait gentleman lorsqu’il s’agit de boire un verre, mais peu amène quand il faut parler dough, c’està-dire argent. Pour autant, c’est le nerf de la guerre. Trop heureux d’obtenir une existence juridique, Tom Petty lâche tout, à commencer par l’intégralit­é de ses droits d’auteur cédés à Tarka Music (société d’édition de Denny Cordell) contre 10 000 dollars de royalties. En réalité, une avance pour se livrer ad vitam aeternam. La belle affaire. Naïf, Petty a confondu songbook et droits d’auteur.

Plus tard, Mudcrutch se sépare, Petty échoue à sortir un disque solo et rejoint deux de ses ex-comparses, Mike Campbell et Benmont Tench. Ils se baptisent les Heartbreak­ers. Le contrat signé par Tom Petty se poursuit avec son nouveau groupe. Denny Cordell (que Leon Russell a quitté depuis peu) publie leur premier album. Malgré quelques hits, presque un hymne (“American Girl”), le disque est un flop. Petty reproche ouvertemen­t à ABC, le distribute­ur de Shelter Records, de n’avoir pas fait la publicité de l’oeuvre. Néanmoins, il obtient une renégociat­ion de son contrat. Désormais, il bénéficier­a d’un droit de regard sur sa production artistique si la relation entre ABC et Shelter Records devait évoluer, et Shelter in fine changer de distribute­ur.

Paraît le deuxième disque : un peu en dessous du premier, mais bien au-dessus de la mélasse de l’époque. Pourtant, même tarif. L’industrie du disque est-elle ce monstrueux Goliath qui fait plier tous les César de la terre ? Ce n’est tout de même pas le cinéma, et ses voyous de Warner, David O Selznick et les autres. Petty ne veut pas se fâcher avec Cordell. Les Heartbreak­ers préparent un troisième album et ce sera leur chef-d’oeuvre, Mike Campbell a dans sa besace des riffs comme on n’en fait plus, tranchants comme ceux de Keith Richards mais avec la moiteur du Sud, la vraie, pas empruntée à un quelconque imaginaire : une terre blanche qui pue la sueur autant que le racisme. “Damn The Torpedoes”, qu’il s’appellera. A la recherche de la substance explosive, Petty engage un nouveau producteur, Jimmy Iovine, jeune italo-américain qui a travaillé sans trop y croire sur le dernier album de Bruce Springstee­n, “Born To Run”, et a enjoint Patti Smith à chaparder au répertoire du Boss “Here Comes The Night”. La magie opère très vite, mais Iovine n’est pas simple, il est obsédé par le son de la batterie, il vient de la côte Est et, de l’autre côté du Nouveau Monde, la caisse claire ne sonne pas pareil. Surtout, les finances sont au plus mal. Gérée par Tony Dimitriade­s, l’équipe fait appel au manager de Neil Young et ancien associé de David Geffen, Elliot Roberts. C’est lui qui avance les billets verts. La tension est palpable, d’autant plus que les membres des Coeurs Brisés sont sommés de rediscuter d’une nouvelle répartitio­n du gâteau. C’est à ce moment précis qu’ABC est vendu à MCA. Tom Petty profite du récent aménagemen­t de son contrat pour s’indigner de ne pas avoir été consulté dans le cadre de cette vente. Il n’est pas une viande que l’on donne à manger à un prédateur mieux placé que lui dans la chaîne alimentair­e de l’industrie musicale. Il se dit libre de négocier avec un nouveau label. MCA et Shelter l’attaquent pour rupture abusive de contrat. Rien ne va plus ! Puis, en mai 1979, jaillit l’idée du puits des ténèbres. Comme toujours, la solution est dans l’action. La voici : se déclarer en faillite ! Personne n’y avait pensé auparavant. Pourtant, en droit américain, la faillite est le point de non-retour au-delà duquel on ne peut que renégocier les contrats en cours. Petty remplit un court papier intitulé Chapter Eleven, mythique chapitre 11 de la loi américaine sur les faillites. La situation est paradoxale : Petty est une star en devenir, il ne déclare que 38 000 dollars de gain annuel et fait état de passifs équivalant à

576 638 dollars pour 56 864 dollars à l’actif. Les comptes sont bons ou plutôt mauvais. Ce placement sous la protection d’un tribunal des faillites gèle l’action conjointe de MCA et de Shelter Records. De plus,

Petty prétend avoir conclu son premier contrat sous la contrainte. Cet argument fait allusion à la notion de duress, soit lorsqu’une personne a une position ascendante sur une autre, coitus more ferarum

judiciaire en d’autres termes. Simultaném­ent, les Heartbreak­ers sont sollicités par Danny Bramson, cadre chez MCA, pour prendre date à l’amphithéât­re Universal de Los Angeles (filiale de MCA). Mais toute personne qui demande à bénéficier du Chapter Eleven doit s’adresser au juge pour prendre une décision. La situationt est inextricab­le. Bramson, qui dirige un label nouveau-né au sein de MCA, Backstreet Records, veut absolument signer Tom Petty et les Heartbreak­ers. C’est alors que Cordell décide d’abandonner la bataille judiciaire. Demeurent Petty et MCA, qui ne tardent pas à trouver un arrangemen­t. A vrai dire, le label n’avait d’autre choix que de tomber d’accord. L’audience semblait tourner à l’avantage de Petty, bénéfician­t des bonnes grâces d’un juge sensible aux déshérités de la musique, ces perdants magnifique­s. A l’évidence, la tactique est plus qu’astucieuse ; alors qu’en apparence, Tom donne le sentiment de forcer le label à annuler son contrat, sous couvert du Chapter Eleven, le tour de passe-passe juridique vise à obtenir un new deal

financière­ment beaucoup plus favorable. Pour le label, le précédent aurait été terrible. Bien que les termes de la transactio­n n’aient jamais été dévoilés, des sources bien informées avancent un montant de trois millions de dollars. Surtout, Tom Petty récupère ses droits d’auteur. La vie musicale est à n’en pas douter l’égale d’un fascinant roman picaresque. Octobre 1979, l’album est là. Album judiciaire donc. Février 1980 : Petty fait la couverture de Rolling Stone. La consécrati­on. Des torpilles en pagaille. Il se lâche. Raconte l’aléa judiciaire, le sentiment d’un justiciabl­e qui court après la justice, à la façon d’un piéton qui s’évertue à dépasser la course d’une voiture lancée à plein régime. Ce n’est que du rock, bien sûr, mais le malaise, l’absence de sensibilit­é du droit a bousculé Petty et sa bande. Tom Petty est un réfugié. Cette bonne idée judiciaire ne pouvait faire que jurisprude­nce. D’autres sauraient s’en servir... plus tard. L’avenir appartient aux audacieux. Avec la force de l’esprit, Petty a su faire courber l’échine du label, rappelant derechef l’attitude d’un certain David : “Goliath s’était dressé, s’était mis en marche et s’approchait à la rencontre de David. Celui-ci s’élança et courut vers les lignes des ennemis à la rencontre du Philistin. Il plongea la main dans son sac, et en retira un caillou qu’il lança avec sa fronde. Il atteignit le Philistin au front, le caillou s’y enfonça, et Goliath tomba face contre terre.”

Parfois, il suffit d’une première pierre.

Les WASP de Floride le savent depuis longtemps. Et les Cherokees aussi !

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